jeudi 25 février 2010

Ethique de l'Existence Post-Capitaliste (3)

Ce billet s’inscrit dans la continuité des deux précédents. Nous proposons deux entretiens donnés par Christian Arnsperger, en photo ci-dessus, auteur de Ethique de l’existence capitaliste, le premier au journal Le Monde et le second à France Culture.

"Le capitalisme est une forme de spiritualité dangereuse". Entretien avec Christian Arnsperger. Le Monde des Livres. 17.09.09

La crise actuelle confirme, selon vous, l'impératif absolu de sortir du capitalisme. Pourquoi estimez-vous que, au-delà de la dimension technique, la clé du problème est "anthropologique" ?

C.A : Le capitalisme fonctionne selon une règle simple : tout capital investi doit être rendu aussi rentable que possible. On en voit quotidiennement les conséquences sur nos manières de vivre ensemble et de nous définir comme humains. Ce système a sécrété un Homo capitalisticus dont le niveau de conscience et même le fonctionnement psychique et corporel sont marqués par la logique de rentabilité - qu'on pense aux effets de la mentalité concurrentielle ou aux dégâts causés par l'alimentation agro-industrielle.
Ce que nous devons d'abord laisser derrière nous, c'est un certain type d'humanité. Il y a donc bien un enjeu anthropologique. Le capitalisme s'enracine dans nos angoisses existentielles les plus profondes, mais offre à nos inquiétudes des réponses perverses. A nous de comprendre ce mécanisme et d'en tirer les implications si nous voulons être plus pleinement humains.

Votre essai prône un "militantisme existentiel" pour sortir du capitalisme, renouant avec les "exercices spirituels" qui remontent à l'Antiquité. Un projet anticapitaliste sérieux implique-t-il un renouveau de la spiritualité ?

C.A : Que nous soyons croyants ou pas, nous sommes tous fragiles et mortels. Notre spiritualité, c'est notre réponse à cet état de fait. Le spirituel n'est donc pas optionnel, même s'il peut prendre des formes très diverses. Spiritualité ne veut pas nécessairement dire religion ! Les spiritualités athées et les philosophies - y compris antiques - ont énormément de ressources à apporter au militantisme politique. En réalité, le capitalisme est déjà une forme de spiritualité, mais tronquée, tordue, et même dangereuse. Il faut en combattre les mensonges, notamment dans la sphère du "développement personnel", qu'il a si bien confisquée.
Les militants existentiels sont ceux qui, ayant vu que le capitalisme ne fait qu'attiser nos angoisses alors qu'il promet de les alléger, cherchent à se soutenir mutuellement pour promouvoir une triple éthique : la simplicité volontaire, un revenu de base égal pour tous, et une démocratie radicale étendue à l'économique. Ces militants oeuvrent à une refondation profonde de nos existences personnelles et collectives. Il s'agit de modifier toute notre façon de penser l'économie, donc de concevoir nos institutions éducatives et les idéaux qu'elles transmettent aux jeunes générations. Nous en sommes loin ces temps-ci....

Vous pointez les limites de la social-démocratie tout en vous réclamant d'un "libéralisme existentiel". Pour beaucoup, à gauche comme à droite, se dire à la fois libéral et anticapitaliste serait incohérent. Pas nécessairement, pour vous ?

C.A : Non, pas du tout. Mon livre propose bel et bien une critique libérale du capitalisme. Le libéralisme prône la libération humaine dans toutes ses dimensions. L'idéal moderne de liberté est le bon, mais le capitalisme a fini par aller à son encontre. Il nous empêche de réfléchir sur le sens même de notre libération. La logique actuelle étouffe d'immenses potentiels humains. C'est pour libérer ces potentiels que nous devrions remplacer la croissance par l'approfondissement, la surconsommation par la simplicité choisie, la rentabilisation du savoir par la quête de soi.
Ne poursuivons pas seulement l'égalité des chances de "réussir" en tant qu'Homo capitalisticus aliéné ! Militons dans nos écoles et nos universités pour une vraie égalité d'accès au sens critique et à la lucidité existentielle, exigeons un soutien public pour pouvoir créer librement des façons non capitalistes de consommer et de produire, et descendons dans la rue pour demander, sur cette base toute neuve, des institutions libératrices. C'est ça, le vrai libéralisme !


D'autres regards sur la Crise.
Entretien avec Christian Arnsperger sur France-Culture.

Le 6 mars 2009 Christian Arnsperger s’est entretenu sur France-Culture avec Antoine Mercier dans le cadre d’une série d’entretiens avec des intellectuels intitulé D’autres regards sur la crise. On peut entendre cet entretien sur le site de France Culture et le lire sa version écrite dans Regards sur la crise, un ouvrage collectif dirigé par Antoine Mercier où l'on peut lire des entretiens avec Alain Badiou, Miguel Benasayag, Rémi Brague, Dany-Robert Dufour, Alain Finkielkrault, etc... Un certain nombre de ces entretiens, dont celui avec Christian Arsperger, peuvent être lus sur Marianne 2.
Cet entretien peut aussi être écouté sur le site PlusConscient.net qui propose un catalogue d'enregistrements (interviews, conférences) soigneusement sélectionnés sur des thèmes en rapport avec les grandes problématiques de notre temps: réchauffement climatique, développement durable, mondialisation, surpopulation, etc. Sont disponibles également une sélection d'enregistrements sur des sujets liés à la spiritualité, au sens le plus large, ou au paranormal. Accompagnés d'une description, les fichiers audio sont en libre accès pour l'écoute immédiate ou le téléchargement. Les services de la plate-forme sont gratuits; l'objectif est le partage d'une information de qualité de nature à accroître notre prise de conscience ...
Antoine Mercier: Vous êtes économiste et épistémologue, chercheur au Fonds National de la Recherche Scientifique de Belgique. Vous affirmez que nous assistons à « une crise existentielle du capitalisme »… Qu’entendez-vous par là ?

Christian Arnsperger: Quand je parle de crise existentielle, je veux dire qu’en réalité les racines de cette crise sont existentielles et se trouvent en chacun de nous. On pourrait aussi parler d’une crise anthropologique. On oppose souvent crise financière et crise économique dans l’économie réelle. Je crois que ce n’est pas une bonne distinction parce que la finance n’est que la contrepartie plus abstraite de nos pulsions de possession et d’accumulation. L’argent qui circule dans la finance symbolise non seulement « mon pouvoir d’avoir » mais aussi mon pouvoir de commander le travail d’autrui à mes propres fins. Pourquoi chacun de nous aspire à ce pouvoir ? Pourquoi voulons-nous tous posséder et accumuler ? C’est parce que nous avons des besoins et nous avons aussi des envies. La logique géniale ou diabolique du capitalisme, est de jouer sur la confusion entre « besoins » et « envies ». Le capitalisme a fini par nous faire prendre nos envies pour des besoins. C’est pourquoi nous courons après la consommation et l’accumulation. Donc c’est un système qui crée des compulsions répétitives chez la plupart d’entre nous, en tout cas ceux qui ont les moyens de se payer certaines choses, et qui crée en même temps des inégalités structurelles. De surcroît, il introduit une obligation de croissance car toute cette machine se base essentiellement sur le crédit et l’endettement. Nous sommes donc dans une sorte de machine infernale où ces trois éléments tournent en boucle.

Antoine Mercier: Peut-on se passer de cette « machine infernale » ?

Christian Arnsperger: On ne peut pas se passer de l’économie, mais on peut et on va devoir se passer du capitalisme. Cette crise existentielle de l’économie est une crise vraiment essentielle du capitalisme, le symptôme d’un malaise profond. La crise existentielle de l’économie à laquelle on assiste aujourd’hui, repose d’abord sur une crise de confiance. Les gens consomment moins, on a tendance à ralentir l’accumulation, l’investissement. Mais ce qui ressort de mes travaux de recherche en philo de l’économie, c’est que la consommation, l’investissement et l’accumulation capitaliste sont eux-mêmes un symptôme du manque de confiance fondamental dans la vie et dans l’avenir.

Antoine Mercier: A partir de quand cette machine infernale s’est-elle mise en place ?

Christian Arnsperger: En fait, le capitalisme a des racines religieuses anciennes. C’est une religion matérielle. Si je parle de crise existentielle c’est parce que nous ne pouvons pas nous passer, en tant qu’être humain, d’une réponse à notre manque profond, à notre angoisse existentielle, qui nous assigne notre humanité. L’expérience occidentale capitaliste était une tentative de combler cette angoisse d’être en lui fournissant de l’avoir. Elle a longtemps donné des bénéfices et puis maintenant elle commence à montrer ses limites.

Antoine Mercier: Qui sont les penseurs de cette tentative ? Adam Smith ?

Christian Arnsperger: Adam Smith croyait en la providence divine. Il a certainement contribué à ce schéma, mais il n’a pas littéralement prétendu que la main invisible du marché était Dieu. C’est par la suite que les anthropologues et les philosophes ont pu échafauder cette idée, on pu l’approfondir.

Antoine Mercier: On ne réalise pas spontanément que l’on se trouve dans un tel champ de croyance…

Christian Arnsperger: Et pourtant, il est inévitable qu’il y ait un champ de croyance. Il nous faut une réponse à notre angoisse existentielle. Quand nos décideurs disent qu’il s’agit d’une crise de confiance dans le capitalisme, ils ont raison. Il est vrai qu’au niveau superficiel du fonctionnement du système, se manifestent en effet des anticipations pessimistes qui se réalisent d’elles-mêmes parce que tout le monde croit que ça n’ira pas… il n’y a plus de prêts entre les banques, il n’y a plus de crédits de trésorerie d’investissement aux entreprises, l’emploi chute, la consommation chute, etc… Donc à court terme, superficiellement, c’est vrai qu’on a l’impression que le problème vient du manque de confiance des gens dans l’avenir. Et l’on cherche à faire retrouver la confiance en nous faisant re-consommer et réinvestir. Or, je tiens le raisonnement inverse : c’est parce que l’on n’a pas confiance dans la vie et dans l’avenir, que l’on consomme, que l’on surconsomme et que l’on se lance sans arrêt dans une course compétitive. Ivan Illich aurait dit qu’on se fabrique des prothèses hétéronomes, c’est-à-dire des prothèses qui nous complètent, au lieu de travailler sur notre autonomie… L’autonomie nous est volée par le système alors qu’il nous la promet.

Cela signifie qu’on a construit pendant des siècles une culture basée sur le remplissage matériel, et symbolique aussi, d’un vide existentiel profond qui nous fait progressivement prendre les biens matériels, mais aussi les images, les idées, pour ce que j’appellerais des biens spirituels. Et du coup, on fait mine d’avoir confiance dans la vie en accumulant, en consommant, alors qu’en fait cette accumulation et cette consommation sont radicalement des manques de confiance dans l’avenir et dans la vie même.

Antoine Mercier: Combien de temps cette crise peut-elle durer ?

Christian Arnsperger: Je pense qu’on ne peut pas le savoir parce que le capitalisme est devenu tellement complexe au sens scientifique du terme que c’est extrêmement difficile, voire impossible, à prévoir. Est-ce que ça peut recommencer comme avant ? Je le crains parce que nos décideurs politiques et économiques qui voient les choses à très court terme, se sont précipités dans des mesures de relance… Est-ce qu’elles seront suffisantes ? C’est une question… mais en tout cas elles pourraient marcher et alors je pense qu’on raterait en fait une opportunité ! C’est un peu triste à dire, mais souvent les crises dans l’existence d’un être humain sont des opportunités à la fois de souffrir et de changer fondamentalement les choses…

Antoine Mercier: Est-il imaginable que tout reparte sans que les symptômes de cette crise « existentielle » réapparaissent à plus ou moins long terme ?

Christian Arnsperger: Ils vont réapparaître. En vérité on a le choix entre deux remèdes. Un remède choc qui consiste à administrer à la machine économique un antibiotique tel que le virus endémique soit éradiqué, mais alors on sort du capitalisme… ou bien…un remède qui est celui qui a été choisi et qui consiste à mettre le malade sous perfusion. Le virus pourra continuer à agir dans l’organisme et va donner lieu à des rechutes constantes et permanentes, mais qu’on utilisera à chaque fois comme prétexte pour une nouvelle relance… Mais, en principe également, on pourrait assister à un scénario où plus personne ne veut des bons d’Etat américain, par exemple, ou français, ce qui précipiterait vraiment les Etats dans des catastrophes budgétaires majeures. L’affaire grecque n’est qu’un micro exemple de ce qui pourrait se passer à beaucoup plus grande échelle.

Antoine Mercier: Que peut-on faire pour en sortir?

Christian Arnsperger: Il y a deux choses essentiellement à faire : d’une part, promouvoir par l’éducation, par les médias, une nouvelle vision de l’éthique et, d’autre part il est très important de promouvoir chez les citoyens que nous sommes un sursaut d’autocritique parce que nous sommes tous partie prenante dans ce système. Il ne faut pas croire qu’il y a les méchants et les gentils. Nous sommes tous, en tant que consommateurs, investisseurs, rentiers, partie prenante dans ce système d’angoisse.

Je propose la mise en œuvre de trois sortes d’éthiques. Premièrement une éthique de la simplicité volontaire, un retour vers une convivialité beaucoup plus dépouillée… Deuxième éthique : une démocratisation radicale de nos institutions, y compris économiques, allant jusqu’à la démocratisation des entreprises… Et troisièmement : une éthique de l’égalitarisme profond, allant jusqu’à « une allocation universelle », c’est-à-dire un revenu inconditionnel de base versée à tous les citoyens…

Antoine Mercier: Croyez-vous que les politiques pourraient être influencés par ce discours ?

Christian Arnsperger: Politiquement, évidemment, ce genre de chose ne fait pas recette. Mais il s’agit plutôt de créer un mouvement. Je ne crois pas tellement pour l’instant au passage par le politique traditionnel. Ma visée consiste à toucher les mouvements citoyens qui sont beaucoup plus à même de prendre en main un destin collectif. Les politiques sont dans le court terme parce que c’est ainsi que la démocratie fonctionne. Ils ne sont pas capables d’envisager des grandes réformes qui sont toujours venues de la démocratie elle-même, des mouvements citoyens qui ont pris en main les idées philosophiques construites par certains intellectuels qui étaient au service du citoyen. Souvent la critique du capitalisme passe par des idées tout de suite politiques : il faut changer les règles du système, il faut… très bien, mais les règles du système ne seront pas endossées par les gens s’il n’y a pas un changement des mentalités. Je pense qu’il faut un changement vraiment radical de vision, de compréhension de ce qui nous fait participer à ce système

Antoine Mercier: Si on arrête de consommer, si on ne peut plus consommer, qu’est-ce qu’on fait de notre angoisse ?

Christian Arnsperger: Toutes les grandes traditions spirituelles, je ne dis pas nécessairement religieuses au sens étroit du terme, mais spirituelles, on de tout temps proposé des réponses à cela. Lisez Gandhi, lisez les Evangiles, lisez tout ce que vous voulez là-dessus. D’ailleurs, croyez-moi, les librairies sont pleines de réponses. Dans les voies du changement intérieur, on essaie de se recréer une authentique capacité de vivre une vie autonome.

Antoine Mercier: Qu’entendez-vous par « vie autonome » ?

Christian Arnsperger: Il va de soi que je ne fais pas du tout un plaidoyer de l’individualisme, de l’isolement, de l’autosuffisance. Je me réfère au très grand philosophe Ivan Illich qui devrait d’ailleurs être remis d’urgence au goût du jour ces temps-ci. L’idée générale, c’est qu’il faut recréer une convivialité critique. Chacun doit conquérir personnellement son autonomie, chacun doit faire un travail de déconditionnement, une autocritique de sa complicité avec le système. Cela passe par un ancrage dans la localité et dans le partage du pouvoir, dans une éthique que j’appelle non pas communiste ni communautariste mais plutôt une éthique « communaliste » qui débouche sur une simplicité volontaire et une démocratisation radicale se traduisant par une relocalisation de l’économie. Il ne s’agit pas de devenir protectionniste où auto-suffisant. L’être humain, qu’on le veuille ou non, est un être d’ancrage. Simone Weil disait « un être d’enracinement ». Or l’enracinement se perd dans le capitalisme mondialisé. Il faut le retrouver dans un travail de recherche personnelle avec le soutien d’une commune, comme on disait au 19ème siècle.

Antoine Mercier: Cela ne risque-t-il pas d’être récupéré sur un mode contraignant politiquement ?

Christian Arnsperger: N’importe quoi peut être récupéré. On est bien d’accord qu’il faut tout le temps être vigilant à ce sujet. Les nouveaux militants doivent être des êtres libres. Il y a un aspect anarchiste, un aspect d’émergence à partir de la base. Il ne s’agit pas de donner ce genre de programme en pâture à un parti politique. Ce n’est pas un projet politique au sens traditionnel, c’est un projet citoyen. Et ce n’est pas non plus un projet contraignant qui appellerait directement des législations, des lois. Certains parlent de mesures telles que le Revenu Maximum Autorisé, le RMA. Je pense cependant qu’il vaut mieux que ce genre de choses s’instaure de soi-même. Certains intellectuels de gauche vont me dire : « oui, mais tu es complètement idéaliste, ça n’ira jamais, les gens ne le feront jamais ». Alors si les gens ne le font jamais, il faut peut-être se résoudre à ce que le capitalisme soit le moins mauvais système. Moi, je crois vraiment dans l’émergence citoyenne et non dans la contrainte politique traditionnelle.

Antoine Mercier: Y-a-t-il des pionniers en la matière ?

Christian Arnsperger: Absolument…Il se développe maintenant, par exemple, ce qu’on appelle « des groupes de simplicité volontaire ». Il s’agit de groupes de gens de tous âges, de tous horizons, plus ou moins fortunés, qui se réunissent sans contrainte pour partager des expériences de tentatives de simplification de leur existence, sur fond de réflexion sur le sens du système. Et ça se fait absolument spontanément…

Antoine Mercier: Par exemple, qu’est-ce qui revient le plus souvent dans cette réflexion sur la simplification de l’existence des personnes ?

Christian Arnsperger: Simplement la question de l’encombrement. Chacun se pose la question psycho-spirituelle de son « aliénation ». Comment est-il possible que je sois aussi encombré, que je doive faire dans ma vie ce qu’Ivan Illich appelait « autant de détours contreproductifs » ? Comme fais-je pour perdre ma vie à essayer de l’améliorer alors qu’en réalité l’amélioration nette est quasi nulle, voire même négative parfois ? Donc les gens se posent des tas de questions sur la façon de désencombrer leur vie, la façon aussi de ne plus collaborer à la logique ambiante : « est-ce que je dois investir mon argent ailleurs, est-ce que je ne dois plus investir mon argent, mais alors qu’est-ce que je dois en faire, est-ce que je dois gagner moins, ne plus rien dépenser ? » Il y a des tas de questions qui peuvent paraître un peu naïves au départ, mais qui sont en réalité extrêmement poignantes.

Antoine Mercier: Cela concerne quel milieu social principalement ?

Christian Arnsperger: Tous, c’est qui est surprenant. Dans les années 60-70, les milieux hippies étaient plutôt des milieux jeunes, aisés. Ce qui explique d’ailleurs que le mouvement hippie a donné lieu au consumérisme des années 80 ! Aujourd’hui, cela touche des grands-parents, des jeunes, des profs, des gens vraiment de tous horizons, même des gens fortunés. On constate que le spectre social, sociologique, est vraiment étonnement large… Et le mouvement prend de l’ampleur.

Antoine Mercier: Et tout cela ne va pas faire un monde ennuyeux ?

Christian Arnsperger: Pas du tout… ça fera enfin un monde convivial, débarrassé des compulsions dans lesquelles nous nous empêtrons pour l’instant…

mardi 23 février 2010

Ethique de l'existence post-capitaliste (2)

Ce billet s’inscrit dans la continuité du précédent concernant le livre de Christian Arnsperger : Ethique de l’existence post-capitaliste. Nous proposons ci-dessous des extraits de compte-rendus et de critiques concernant cet ouvrage.


Le capitalisme est une culture par Pierre Ansay.
Extrait d’un article paru dans POLITIQUE Juin 2009 (n°60)

... La thèse est simple : le capitalisme réussit parce qu’il s’inscrit au plus profond du psychisme aliéné et apeuré et qu’il en épouse les tendances les plus mortifères. Le capitalisme est un régime des profondeurs autant que des surfaces. Une parenté des plus « profondes », une connexion opérationnelle existe entre les formes les plus primaires, les plus reptiliennes de notre désir inconscient, de la pulsion de mort qui l’habite et les formes de la pratique et de l’extension du capitalisme : des auteurs comme Deleuze et Guattari avaient ouvert la voie mais par une critique radicale du freudisme. Comme l’indique Maris, « la grande ruse du capitalisme… est de canaliser, de détourner les forces d’anéantissement, la pulsion de mort vers la croissance. ».

Déjà, du fond des prisons fascistes, le philosophe italien Antonio Gramsci était habité par une idée force : on n’en sortira que par une révolution intellectuelle et morale. Car le ver est dans le fruit. Il ne suffit pas d’abolir pour un temps, et dans les effervescences de la grève générale et du processus révolutionnaire, le régime de l’exploitation si nous persistons dans le régime de l’aliénation.
Si nous ne nous libérons pas de nos chaînes morales et culturelles, l’exploitation repoussera comme une mauvaise herbe rendue plus dynamique et plus rageuse encore par les opérations qui voulaient l’extirper. L’histoire semble valider l’affaire : ni les dirigeants révolutionnaires ni les populations acquises au nouveau régime ne semblent vraiment disposés à modifier leur grammaire de vie. On voit ressurgir, sous les vernis de la rhétorique révolutionnaire une exploitation plus dure encore que celle qu’on avait cru brisée à jamais....

Pour Arnsperger, « les questions les plus profondes de l’économie ne sont pas en elles-mêmes des questions économiques » et « si la logique en place est si tenace, c’est que quelque chose dans le tréfonds de nous-mêmes y consent ». La leçon, et Arnsperger ne manque pas de le tracer dans un livre qui devrait faire date, est qu’il convient de construire un autre monde... Je tiens le livre d’Arnsperger pour une avancée extraordinaire de la cause révolutionnaire.

Docteur en philosophie, Pierre Ansay est l’auteur de nombreux ouvrages, dont "Le capitalisme dans la vie quotidienne", "L’Homme résistant", "Le désir automobile", "Le dictionnaire des solidarités" (en collab. avec Alain Goldschmidt) ou encore "La ville des solidarités".


« Avatar » contre Cohn-Bendit : l'écologie doit être anticapitaliste. Par Philippe Corcuff . Extrait d’un article paru dans Rue 89

... L'anticapitalisme d'« Avatar » est indissociablement collectif et individuel. Se désintoxiquer de l'imaginaire capitaliste passe aussi par une transformation de soi. Jake Sully, ancien marine immobilisé dans un fauteuil roulant devenant « pilote » mental d'un avatar, va connaître une véritable conversion : d'inflitré chez les Na'vi à protecteur de leur mode de vie, de soldat impérialiste à eco-warrior. Sully a quelque parenté avec la figure des « militants existentiels » anticapitalistes, caractérisée « par un travail spirituel et politique de chacun de nous sur lui-même, soutenu par des communautés de vie », promue récemment par le philosophe de l'économie Christian Arnsperger dans son stimulant ouvrage « Ethique de l'existence post-capitaliste ».

Cette révolution culturelle personnelle prend les chemins de la fragilité dans « Avatar » : un handicapé à l'âme guerrière, fasciné au départ par les capacités supposées illimitées de son avatar, finira par assumer ses faiblesses d'être humain mortel. Cependant, Cameron ne suivrait pas Arnsperger dans son choix de la conversion existentielle contre la voie révolutionnaire classique des rapports de forces. Dans une conjoncture de menace extrême, « Avatar » justifie le recours au combat et à la force. Dans certaines circonstances, l'anticapitaliste vert conséquent doit aussi savoir prendre les armes (au sens métaphorique, n'impliquant pas nécessairement le maniement de la kalachnikov).

Cette écologie radicale n'a pas grand-chose à voir avec les niaiseries consensualistes de l'arc Borloo/Cohn-Bendit. Elle appelle des clivages, des conflits, des affrontements. La transformation personnelle et l'action collective contre les forces dominantes apparaissent associées et non pas opposées.

Docteur en sociologie, Philippe Corcuff est maître de conférences à Sciences-Po Lyon.


Pour un Yoga anti-capitaliste de Frédéric Delorca
Extrait d’un article paru dans Parutions.com

... Arnperger s’attache à déconstruire les racines anthropologiques du capitalisme, qui conduisent à ce qu’il appelle, reprenant le vocabulaire de la psychopathologie une «fixation» à laquelle conduit le système actuel : c'est-à-dire l’identification totalitaire des visées aux fins pour persuader chacun qu’il n’y a aucune alternative possible (achèvement parfait de l’aliénation selon Arnsperger).

Les ressources que mobilise Arnsperger pour démonter le mode de fonctionnement de l’«homo capitalisticus» proviennent d’un effort d’interdisciplinarité remarquable entre l’économie politique «post-structuraliste» (Julie Graham and Katherine Gibson) et la psychologie (la théorie de l’évolution de la conscience développée par Ken Wilber, Don Beck, Suzanne R. Cook-Greuter et de Robert Kegan, dans la lignée de Jean Piaget). Il s’agit d’une méthode assez nouvelle en Europe, qui livre toute sa dimension dans son dernier tiers, sur le volet de la description du type de militantisme qui peut fonder une nouvelle humanité étrangère à l’égoïsme capitaliste.

Pour Arnsperger, il faut des pratiques physico-spirituelles comme le yoga pour inventer un autre rapport à la marchandise, à autrui, au pouvoir en général, acquérir un nouveau sens de la maîtrise de ses affects face notamment à l’angoisse de la finitude et de la mort pour les détourner de la logique de domination ou de ce que l’Ecole de Francfort appelait la rationalité instrumentale.

On est frappé par l’aspect concret des propositions qu’il avance pour instaurer ce qu’il appelle un «communalisme» (qui, selon lui, devrait aller jusqu’à la mise en commun de tous les revenus) et l’analyse sérieuse (sans illusion excessive) des résistances psychiques prévisibles à l’abolition des hiérarchies sociales qu’il recherche. Arnsperger s’inscrit dans une filiation anticonsumériste libertaire qu’ont peut rattacher à Baudrillard, Castoriadis, l’anthropologie maussienne et aux théories de la décroissance, autant de références dont il fait une synthèse brillante...

Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a publié entre autres, aux Éditions Le Temps des Cerises, Programme pour une gauche française décomplexée (2007).


Extrait d’un article de Denis Clerc.
Paru dans le n°285 d’Alternatives économiques.

Se déconnecter du système capitaliste est devenu une urgence. Il importe que chacun puisse développer sa personnalité, vivre son existence dans un autre cadre que celui du capitalisme, estime l'auteur, lui-même économiste reconnu, mais qui porte un jugement critique sur les prétentions de sa discipline à vouloir tout ramener au matériel, à la consommation, ignorant la dimension spirituelle - pas forcément religieuse - et sociale (au sens de "membre d'un groupe") de l'homme...

S'inspirant du yoga, il propose des "exercices économiques" pour construire le post-capitalisme, c'est-à-dire la société qui reconnaîtra à la fois l'individu et la communauté dans laquelle il s'enracine (ce que l'auteur appelle le "communalisme"), à la fois le matériel et le spirituel, le concret et le projet : par exemple, en nous privant volontairement de propriété ou de certaines consommations pour expérimenter ce que cela nous incite à faire ou l'ampleur de notre dépendance.

Il s'agit de réfléchir, d'intérioriser, bref de "spiritualiser" au moins autant que d'agir. Pourront alors naître ce que l'auteur appelle des "communautés existentielles critiques" pratiquant l'autarcie, l'autogestion, la redistribution et... la méditation. Curieux livre, donc, qui fait un pas de côté, quitte les sentiers balisés de la réflexion économique pour introduire une vision spirituelle et politique (dimension importante dans le livre) atypique...

lundi 22 février 2010

Ethique de l'existence post-capitaliste (1)

Ce billet s’inscrit dans la continuité des trois derniers concernant les thèmes de la politique intégrale et l’avènement d’une société post-capitaliste.
Après avoir présenté dans les deux derniers billets des extraits du programme de l'association suisse Politique Intégrale, nous vous présentons, dans le même esprit, un livre fondateur, celui de Christian Arnsperger : Ethique de l’existence post-capitalise. Pour un militantisme existentiel dont il est fait référence dans Vers une société post-capitaliste.
Présentation de l’éditeur
Secoué par des crises de plus en plus profondes et inscrites dans sa logique même, le capitalisme ne cesse de nous surprendre à la fois par son absurdité et par sa capacité à perdurer. Comment expliquer la persistance de l'aliénation dans nos sociétés, si ce n'est par une « fixation » collective sur une logique destructrice ? Et comment y remédier ?

Prolongeant les analyses existentielles amorcées dans sa « Critique de l'existence capitaliste », Christian Arnsperger répond ici à l'une des questions les plus difficiles de notre époque : pourquoi sommes-nous de plus en plus nombreux à ressentir qu'un avenir post-capitaliste est une perspective à la fois nécessaire et inquiétante ?

Au point que nos dirigeants politiques, cooptés dans ce qu'il faut bien appeler une pseudo-démocratie capitaliste, ne parviennent à utiliser les rouages de l'État providence que pour renforcer, encore et encore, l'emprise de ce système sur nos corps, nos âmes et nos esprits. La réponse, nous dit l'auteur, se situera dans un véritable sursaut citoyen.

Nous avons besoin de « militants existentiels » capables de s'arracher spirituellement à une logique économique qui a cessé de tenir ses promesses. Cette nouvelle forme d'action politique est à notre portée à tous, si nous acceptons de remettre en cause les évidences éculées du capitalisme et de questionner les existences que nous menons en son sein.

S'orienter d'après de nouveaux principes de vie ; repenser profondément la social-démocratie et inaugurer une vision « communaliste » de l'économie ; créer de nouvelles « communautés existentielles critiques », tout en promouvant une éthique de la simplicité volontaire, de la redistribution radicalement égalitaire et de la démocratisation profonde telle est la visée de ce livre constructif et optimiste qui, tout en développant une vision tout à fait originale, s'inscrit dans la grande tradition de la critique sociale existentielle, aux côtés de penseurs comme E. F. Schumacher, Ivan Illich et André Gorz.


Table des matières

Prologue : un libéralisme existentiel. Vers un libéralisme existentiel. Changer d’axiomes. L’économie comme voie d’humanisation. Viser l’évolution consciente. L’économique et le spirituel. Changer la politique en changeant l’humain. Les trois éthiques. Invitation.


Première Partie : Axiomatique de l’aliénation capitaliste

Chapitre 1. Nous, êtres capitalistes. Économie et existence. Une approche « intégrale » de la réalité. Des causalités multiples. Les axiomes fondamentaux de la vie sociale. Ce qui façonne notre réalité

Chapitre 2. Les axiomes capitalistes. Esprit et culture du capitalisme. La culture capitaliste. L’« homo capitalisticus ». Système et existence.

Chapitre 3. Le capitalisme, piège existentiel. Aliénation et fixation. La fixation capitaliste. L’esprit critique et la peur. Les causalités croisées.


Deuxième Partie : Axiomatique de la libération post-capitaliste

Chapitre 4. Les axiomes post-capitalistes. La structure fondamentale de l’existence capitaliste. Anciennes visées, nouveaux axiomes. Pas de garantie de succès. Approfondir, simplifier et lâcher prise. Organiser ensemble le partage de nos finitudes. Créer en vue d’une plus profonde vérité.

Chapitre 5. L’avenir du militantisme. Critique de la radicalité. La capacité d’acceptation critique. « Créatifs culturels » et « nouveaux translucides ». L’éducation à la lucidité. Être réellement de gauche, c’est être post-capitaliste.


Troisième partie : Devenir des militants existentiels

Chapitre 6. Militantisme existentiel et « exercices économiques ». Renouveler le progressisme. Militantisme et tradition des « exercices spirituels ». La pratique des « exercices économiques »

Chapitre 7. Critique existentielle de la politique et « exercices politiques ». Renverser l’État capitaliste ? La politique comme projet d’immortalité. La pratique des « exercices politiques ».
Une nouvelle spiritualité économique et politique. Vers une société d’entrepreneurs relationnels.


Quatrième Partie : Faire émerger l’avenir

Chapitre 8. L’émergence de communautés existentielles critiques. Une pratique individuelle orientée vers le collectif. Un nouveau monachisme ? Une « hérésie » post-capitaliste. Principes d’une communauté existentielle critique. Difficultés et latitudes de l’existence critique

Chapitre 9. Instituer l’existence post-capitaliste. Un retour au communautarisme ? Trouver enfin la « vérité cachée » du libéralisme. Ni riches, ni pauvres. Repenser l’État de droit. Perfectionner la social-démocratie. Une éducation intégrale. L’inessentialité de l’économique.

Epilogue. La richesse post-capitaliste. Reprendre le projet des Lumières. Convertir notre autonomie. Le spirituel n’est pas optionnel. Une politique qui crée vraiment l’avenir. Des communautés qui ouvrent vraiment nos esprits. Devenir « pauvres en esprit ». Une joie nouvelle

dimanche 14 février 2010

Que signifie "intégral"


Dans un fichier pdf disponible sur le site de Politique Intégrale, on peut lire un texte de vingt huit pages intitulé Fondements de la Politique Intégrale. Vers un renouvellement profond de la société. Ce texte propose des principes d’actions sur les grands thème de la vie en société : Le sens d'«intégral». Vision du monde et de l'homme. Le système politique. Formation, éducation et culture intégrales. Le système économique. Science et recherche. Santé et système de santé. Promotion de la paix et politique de sécurité. Vie et culture de Politique Intégrale. Nous vous proposons ci-dessous la première partie de ce texte.

Préambule

Le texte ci-après, intitulé «Le sens d'intégral», explique d'où provient la notion d'«intégral» et comment cette notion a été développée par les philosophes Jean Gedbser et Ken Wilber. Cependant, en tant que courant politique, Politique Intégrale n’adhère pas à une théorie déterminée. Elle représente un courant intégral dont les contours seront précisés dans les chapitres qui vont suivre. Celle ou celui qui se sent interpellé(e) par le contenu de ce texte et peut en soutenir l'essentiel, en particulier sa «vision du monde et de l’être humain» ainsi que ses visées politiques et économiques, est chaleureusement invité(e) à le soutenir.

Le sens d'«intégral»

1. Intégral signifie d'une part, une façon historique, psychologique et philosophique de considérer le monde, la vie et l'humanité, autrement dit l’avènement d’une nouvelle époque culturelle.

2. D'autre part, être «intégral(e)» signifie aussi une attitude dans la vie, une manière de vivre. Celle-ci est la conséquence d'une prise de conscience élargie et transformée de nous-mêmes et de la société.

1. «Intégral» en tant qu'époque historique, philosophique et politique.

Une nouvelle époque culturelle

Politique Intégrale vise à aborder dans une conscience «intégrale» l'organisation de la société et sa relation avec la biosphère.

Mais que signifie conscience «intégrale»? En simplifiant, on pourrait dire que c'est avoir conscience du lien fondamental entre tout ce qui existe, de l’amour universel ou, exprimé plus modestement, c'est avoir une attitude intérieure de bienveillance universelle. De là résultent un nouveau mode de vie et une nouvelle culture – une société dite «intégrale». De l'évolution de la conscience naît une nouvelle forme de pensée et de celle-ci, une nouvelle culture.

Origine du concept

Le concept «intégral», au sens d'une époque historique de la conscience humaine, fut introduit par le philosophe de la culture Jean Gebser dans son ouvrage «Origine et présent» (écrit entre 1947 et 1952). Gebser y décrit la succession universelle des époques de conscience et de culture du genre humain et annonce la prochaine, l'époque intégrale, qui succède à l'époque mentale.

Intégral signifie ainsi une nouvelle époque culturelle, basée sur un nouvel état de conscience. Cet état de conscience est en voie de formation. C'est pourquoi nous sommes dans une phase de tâtonnement et de recherche. Des impulsions importantes ont été données dans ce sens en particulier par Ken Wilber. Ce que signifie précisément une «politique intégrale» ne figure dans aucun dictionnaire, il s'agit préalablement de la percevoir intuitivement, de la penser puis de la concrétiser.

Etats de conscience mythique et mental

Depuis le Siècle des lumières nous vivons, en Europe de l'Ouest, à l'époque dite moderne. Pour cette époque, l'homme se caractérise essentiellement par sa faculté de penser (Descartes: «Je pense donc je suis»), il est rationnel. L'époque mythique a été progressivement remplacée par l'époque mentale au cours des 18e et 19e siècles. Cependant, la conscience mythique demeure mondialement dominante et sa force est omniprésente dans la société moderne. En elle l'homme s'identifie à son mythe, sa communauté religieuse, son peuple, son groupe d'appartenance. Selon cet état de conscience, les autres groupes, peuples et religions sont dans l'erreur et donc des ennemis potentiels. La pensée mythique est une base essentielle du nationalisme et du fondamentalisme philosophico-religieux et tend à générer des structures de société fortement hiérarchisées.

Pensées et émotions en tant qu'objets

La conscience intégrale supprime le fait de s’identifier à la pensée et aux émotions. La personne intégrale parvient à les regarder en spectateur. Elles deviennent des objets de sa perception. L'humain, ce spectateur, ce témoin, perçoit ce qui est là: matière, corps, nature, cosmos – émotions, sentiments, pensées, convictions, valeurs, savoir. Ce témoin ou observateur du monde est notre conscience. L'être humain est ainsi premièrement une conscience, un champ de perception. La matière (le corps), les sentiments et les pensées ne sont pas qualifiés d'inférieurs, mais sont de même valeur, approuvés et intégrés dans la conscience intégrale avec bienveillance.

Etapes vers une conscience intégrale

Du fait que la conscience intégrale ne s'identifie plus aux pensées et aux émotions, celles-ci deviennent objets, alors qu'elles étaient précédemment sujets, l'identité même de l'individu. La conscience intégrale transcende, dépasse la conscience mentale et s'identifie à l'observateur, à la conscience elle-même. Ce faisant, le rationnel n'est aucunement rejeté, il est intégré. Là où la pensée rationnelle soumettait la matière à l'intellect et qualifiait l'aspect religieux de la conscience mythique d'irrationnel et le refoulait, la conscience intégrale ne va rien repousser, mais intégrer et réunir les plans «matière/corps», «sentiments», et «pensée».

Cette intégration se produit si nous nous préoccupons intensément de ces plans et si nous les percevons avec affection comme faisant partie de nous. Les nombreux chemins et les cours de connaissance de soi – du corps, des sentiments, de l'âme – qui ont fleuri au cours des quarante dernières années dans les pays modernes sont le fondement de l'élargissement de la compréhension qui conduit à la conscience intégrale. Ils intègrent des expériences spirituelles et un processus de recherche d’un sens à donner à la vie.

Par conséquent, la nouvelle conscience intégrale croît et s'étend toujours plus vite. La formation à tous les niveaux, particulièrement du corps et du psychisme, constitue un préalable essentiel à la formation de la conscience élargie nouvelle.

Tout est profondément relié

Une deuxième caractéristique de la perception intégrale est de ressentir et d'expérimenter la relation fondamentale entre toutes choses, l'unité de l'humanité, du monde et du cosmos. Emerge alors une grande compassion pour tous les êtres et toutes choses, un sentiment d'amour universel pour la diversité dans l'unité. En cela la politique ne peut plus défendre prioritairement des intérêts personnels, car les intérêts des autres sont aussi les miens.

On atteint ainsi une attitude de bienveillance globale vis-à-vis de tous les humains et de la nature. De tels sentiments sont d'essence spirituelle, ils sont profonds et deviennent déterminants pour notre vie. Dans la conscience intégrale, le religieux est perçu et vécu à nouveau de manière particulièrement vivante bien que sur un plan trans-religieux. Ce que l'époque mentale a largement refoulé est réintégré, toutefois pas sur le plan mythique des confessions. Chacune et chacun peut rester dans sa tradition propre, mais il ou elle se sait profondément lié(e) à toutes les autres traditions, qui tendent toutes vers la même origine et le même ESPRIT.

Dépassement du matérialisme

Une troisième caractéristique de la pensée «intégrale» est le dépassement du matérialisme. La contribution des bases matérielles et des biens économiques à la qualité de notre vie ne fait aucun doute, mais l'abondance matérielle n'est plus placée au centre – comme principale orientation de la politique, de l'économie et de notre qualité de vie. Des valeurs et des qualités non matérielles deviennent les objectifs premiers de la société et de l'individu. En transcendant et dénouant nos attachements au matériel nous nous libérons de sa domination, ce qui nous permet de mettre bon ordre au plan matériel, de le gérer avec raison. Raison signifie ici maintenir la nature et le monde dans leur beauté et leur diversité, et simultanément, assurer pour chacun une situation matérielle convenable.

Politique intégrale

La conscience intégrale quitte le mode de pensée du «ou l'un ou l'autre» pour celui du «et l'un et l'autre». Lors de négociations, elle s'imprègne avec bienveillance de chaque point de vue puis décide du fond du coeur et avec l'intuition, qui intègre et dépasse la raison.

La Politique Intégrale est libérale, en ce sens qu'elle défend les libertés individuelles, qu’elles soient politiques ou créatives et affirme la responsabilité de chacun. Toutefois elle ne soutient pas une liberté de s'enrichir sans limites et d'accumuler ainsi une puissance démesurée.

La Politique Intégrale est sociale. Elle considère comme un objectif premier l'égalité des chances de tous à l'épanouissement personnel et veut ainsi assurer la justice sociale et matérielle.

La Politique Intégrale est aussi écologique car elle veut une économie et une consommation respectueuses de la biosphère – base de notre vie – dans sa diversité et sa beauté, dans sa valeur propre et dans sa fonction pour la vie.

La Politique Intégrale est spirituelle, elle reconnaît toutes les traditions religieuses pacifiques et s'efforce de remplacer les quantités matérielles par les qualités immatérielles.


2. «Intégral» comme attitude face à la vie et comme développement personnel

Une attitude authentique face à la vie

L'être intégral sent qu'il participe au monde, il y est chez lui. La terre est sa patrie. L'humanité est sa famille; il respecte et apprécie ses semblables sans considérations d'origine, de couleur de peau, d'ethnie, d'éducation ou de place dans la société. Il ne peut être vraiment étranger nulle part.

L'être intégral sent le grand flux de la vie le traverser, comme il traverse toute chose. Il fait partie du grand flux cosmique et y éprouve une joie intense et un amour universel. Pouvoir faire partie de la vie est un cadeau pour lui.

La joie, la confiance en soi et l'ouverture d'esprit déterminent son attitude face à la vie, non la peur et le repli sur soi. Il a le courage et la confiance d'être lui-même, tel qu'il est. Il ne joue aucun rôle, il ne porte pas de masque, il n'a rien à cacher. Cette authenticité – la cohérence entre penser, parler, et agir – lui confère la liberté, la tranquillité et la force dans l'action.

L'intuition et la créativité dans tous les domaines caractérisent cette action. Il connaît cependant la complémentarité entre l'action et la contemplation et veille à leur équilibre.

Responsabilité et coresponsabilité

L'amour qu'il éprouve donne aussi à l'être intégral la force de percevoir le monde tel qu'il est. Il y vit la beauté aussi intensément que la souffrance. Sa relation profonde au tout suscite en lui la compassion. Comme partie consciente de l'humanité, il assume des responsabilités. Il perçoit et apprécie, toutefois sans condamner. Toute son attitude face à la vie est marquée par la conscience de sa responsabilité. Il cherche à changer les conditions affligeantes où la vie est empêchée ou détruite, où des humains, des animaux et des paysages sont avilis ou exploités. Il entre en action de manière adéquate pour établir des conditions favorables à la vie; adéquat signifie ici qu'il est conscient de ses forces et des possibilités offertes par une bonne organisation.

Développement personnel: Intégration des niveaux de conscience, transformation de l'ombre

Pour l'individu, «intégral» signifie ainsi aussi un développement personnel conscient :

• D'une part, reconnaître, différencier et ensuite intégrer les divers niveaux de son être (en simplifiant: le corps, les sentiments, la raison, l'âme, l'esprit) pour les assembler en un tout.

• Et d'autre part, reconnaître son ombre, l'intégrer et la transformer pour s'en libérer ou la dissoudre autant que possible.

Cette double reconnaissance et intégration signifie un développement personnel continu, signifie devenir conscient et élargir sa conscience de l'intérieur de soi. C'est une tâche importante de toute la vie et elle n'a pas de fin. Elle conduit à une transformation graduelle de notre conscience jusqu'à une conscience intégrale ou la contemplation consciente – une perception tranquille et émue du monde, du grand flux de l'UN dont je fais partie. Ainsi, l'humanité, le monde et chaque créature deviennent sacrés. Je suis conscience et amour et je les vis.

lundi 8 février 2010

Politique Intégrale


Ce billet fait suite au précédent : Vers une société post-capitaliste.
Visible sur le site de l'association, voici la déclaration d’intention qui préside à la création de Politique Intégrale.
Un Nouvel état de Conscience
Politique intégrale vise un renouvellement fondamental de notre culture et société sur la base d'un nouvel état de conscience. Elle souhaite ainsi contribuer à résoudre les problèmes sociaux, écologiques et psychiques profonds de l'humanité.
Politique Intégrale repose sur une vision de l'homme qui considère comme équivalentes les dimensions physiques, émotionnelles, rationnelles et intuitives-spirituelles. Ces quatre domaines ont des besoins spécifiques, que l'être humain doit tous satisfaire pour vivre en sérénité. Une majorité des ces besoins est de nature non-matérielle; dans notre culture, les besoins matériels sont toutefois considérablement surestimés.
La conscience intégrale revalorise les besoins émotionnels et spirituels, mais ne néglige nullement les besoins matériels et intellectuels. Elle surmonte l'attachement aux besoins matériels et les met à leur juste place.

Nous en sommes convaincus: le renouvellement profond de la société se fait à travers une nouvelle conscience, quasi spontanément, de l'intérieur vers l'extérieur. Ce sont des millions de personnes qui vont, fortes de leur nouvelle conscience, imaginer et construire les nouvelles structures extérieures. A leur tour celles-ci vont favoriser la transformation des consciences.


La Politique Intégrale, de nouvelles propositions dans le paysage politique

Situation actuelle

D'une façon générale, nous jouissons en Suisse d'un standard de vie élevé et d'une qualité de vie remarquable. En même temps, nous sommes de plus en plus consternés par l'état du monde et inquiets quant à l'avenir de l'humanité.

Cinq défis nous préoccupent actuellement au premier plan:

- Dans le domaine psychique, le nombre croissant de personnes solitaires et malades, de même que la perte d’orientation et de sens de la vie.

- Dans le domaine social, la misère côtoyant la richesse et le partage inéquitable des ressources vitales.

- Dans le domaine économique, le partage inégal du pouvoir, de l'argent et des responsabilités, de même que la croissance matérielle sans limite.

- Dans le domaine écologique, la surexploitation des ressources naturelles et la surcharge de la biosphère.

- Dans le domaine politique, la concentration du pouvoir et des responsabilités par une minorité.

Politique Intégrale élabore des propositions de solutions qui prennent en compte les causes profondes de ces défis.


La vision du monde et de l'homme de Politique Intégrale

La vision du monde, selon PI, se fonde sur deux bases, l'une scientifique, l'autre spirituelle. Selon les théories de l'astrophysique et de la physique quantique, tout, dans l'univers, est relié. La mystique rejoint également la notion de l'unité de l'univers dans sa diversité. Les sentiments de compassion, de coresponsabilité et d'appartenance qu'éprouvent les humains liés entre eux, le fait que chaque individu est concerné par l'ensemble de ses contemporains, viennent de cette conscience du tout.

Dans sa vision de l'homme, PI attribue une importance égale aux besoins matériels, émotionnels, intellectuels et spirituels de tout être humain. La satisfaction et le bien-être d'une société dépendent d'un épanouissement équilibré dans tous ces domaines.

Les valeurs fondamentales de Politique Intégrale

PI milite pour le bien de tous les humains - indépendamment de la race, du sexe, de la nationalité, de la religion, de la langue et du statut social. PI protège les besoins de tous les êtres vivants, y compris ceux des animaux et des plantes. C'est pourquoi la préservation des bases de la vie, la propreté de l'eau, du sol et de l'air et la beauté des paysages sont pour pi des valeurs de premier plan.

PI est en conséquence centrée sur le monde. Elle représente chaque habitant de la Suisse qui partage ce point de vue. Elle ne représente pas d’intérêt particulier, ni les seuls intérêts de la Suisse.

Pour PI la politique est une activité de service, qui élabore des règles pour la vie en commun des humains et leurs relations avec leurs contemporains, et les soumet au peuple.

PI est d'avis que les humains sont capables d'établir dans la société un ordre meilleur et davantage au service de la vie !

Les principes politiques de base de Politique Intégrale

1. Décisions : PI prend des décisions politiques, fondées sur des connaissances rationnelles et des valeurs éthiques, en harmonisant la raison, l'intuition et l'intelligence du coeur.

2. Formation : un enseignement intégral promeut le développement d'une conscience intégrale. Les quatre domaines de développement (physique, émotionnel, intellectuel et spirituel) sont soutenus de manière égale.

3. Paix : pour PI, la paix est basée, d'une part sur la justice économique et sociale, et d'autre part, sur la paix intérieure de chaque individu. Une des missions principales du système de formation est l'entraînement précoce à la résolution des conflits, sans prise de pouvoir et dans le respect réciproque, préparant ainsi les jeunes à une vie satisfaisante.

4. Liberté : PI défend sans compromis la liberté de la créativité, de la pensée et de l'expression des opinions, pour autant que la dignité humaine soit préservée. Par contre, la société fixe des limites claires dans les domaines des possessions matérielles et de la consommation.

5. Conscience du monde : PI préconise la promotion d'une consommation responsable et de dispositifs bénéfiques pour le monde contemporain par la régulation socio-économique du marché et des circuits économiques régionaux. Les pays favorisés ne croissent plus sur le plan matériel, la croissance est reportée sur les domaines immatériels, sur la qualité de vie et ses bases.

6. Partage du pouvoir et démocratie : le pouvoir et la responsabilité sont partagés de façon démocratique, aussi bien dans le domaine politique qu'économique. PI aspire au passage à une société post-capitaliste, qui amène un partage équilibré du pouvoir entre tous les citoyens et citoyennes.

7. Partage du capital et démocratie : PI milite pour des mesures qui abrogent la concentration du capital. Tous les humains peuvent devenir petits propriétaires, héritiers de la génération précédente, copropriétaires des entreprises dans lesquelles ils travaillent, et propriétaires de leur logement. Ainsi, une vraie démocratie devient possible, et les aberrations de la finance cessent.

8. Système monétaire et financier : PI milite pour que le système monétaire et financier ne serve plus à augmenter les fonds privés, mais reprenne sa forme initiale de moyen d'échange, de crédit et de dépôt des valeurs. Il devient ainsi un organisme de prestations de service pour l'économie réelle.

9. Distribution du revenu : PI soutient une distribution harmonieuse du revenu, de façon à ce que le rapport entre le plus bas et le plus haut revenu dans une entreprise (par ex. 1:7) ne soit pas dépassé, ni le rapport avec le revenu moyen par tête dans un pays (par ex. 1:12). Tout adulte responsable et capable de discernement doit recevoir un revenu du travail et du capital.

10. Nouveau partage du travail : dans une économie mondiale durable et presque sans croissance matérielle, les emplois à disposition vont probablement diminuer. PI milite pour que les emplois disponibles soient partagés entre tous. Ainsi, chacun peut être actif tout en ayant davantage de temps libre pour son épanouissement personnel.

11. Santé : PI conçoit la santé non pas comme un état, mais comme un processus, comme un développement permanent vers davantage d'harmonie et d'équilibre dans tous les domaines de la vie. L'être humain, en tant qu'être solidaire de ses semblables, et aussi en tant que partie du cosmos vivant, est fondamentalement responsable de sa santé. PI milite pour des diagnostics et des prises en charge globaux, pour la prévention, le renforcement des capacités d'auto-guérison, un environnement de travail et de vie sain, de même que pour des bases de vie saines sur le plan mondial.

12. Communauté : PI considère que la communauté est responsable de la santé de tous, et responsable de la planète, un bien précieux qu'il s'agit de soigner et de protéger: nous tissons un réseau de liens vers un futur commun.

jeudi 4 février 2010

Vers une Société Post-Capitaliste

Parce qu’elle est porteuse de valeurs spécifiques fondée sur nouveau mode de conscience, la culture intégrale inspire des réflexions politiques qui cherchent à promouvoir une organisation sociale fondée sur ces valeurs.
Dans le numéro 6 du magazine Eveil et Evolution, on peut lire la traduction française d’un entretien fort intéressant de Carter Phipps avec Steeve Mc Intosh sur L’avènement d’une politique intégrale. Dans cet article téléchargeable sur le site du magazine, Mc Intosh définit la politique intégrale en ces termes :
« Il existe différentes façons de décrire la politique intégrale, mais l’une d’elles serait de dire que c’est la plate-forme ou le programme politique de ceux qui partagent les valeurs correspondant au niveau de conscience intégral. La politique intégrale étudie la manière dont ces valeurs sont appliquées dans le champ politique... C’est un véritable aveuglement médiatique que de tenir un discours politique fondé sur le paradigme gauche-droite.
C’est une catégorie complètement dépassée dont il faut se débarrasser. La politique intégrale transcende les politiques de gauche et de droite, et elle offre une foule de nouveaux aperçus politiques remarquables, aussi bien au niveau national qu’international. Entre autres, cela nous montre d’une manière plus claire combien les stades historiques de développement culturels sont encore actifs et influents dans le monde aujourd’hui...
Quand nous regardons la spirale du développement culturel, nous voyons que chaque niveau de conscience et de culture a émergé, en partie, dans le creuset d’une forme politique. Ce que je veux dire c’est que chaque nouvelle vision du monde significative est co-créée par la politique. La politique aide à définir la vision du monde et la vision du monde définit la politique ou le type spécifique d’organisation politique qui lui correspond. Donc l’expression politique des valeurs correspondant à chaque vision du monde émergeante tire les gens vers un niveau de conscience plus élevé qu’ils peuvent voir se manifester à travers une politique d’un plus haut niveau
. »

Un humanisme spirituel

Dans Ken Wilber : la pensée comme passion Frank Visser résume ainsi certains éléments de la réflexion politique de Wilber : « Le paysage politique aux Etats-Unis est divisé en deux camps. D’un côté on voit le camp libéral qui plaide pour la liberté individuelle, économique et politique, mais qui a souvent de l’aversion pour la religion. De l’autre, il y a un camp conservateur qui souhaite se centrer sur la religion (en d’autres termes, la Chrétienté avec sa prédominance mythique) et honorer les valeurs communautaires, qui procède souvent au sacrifice de la liberté intellectuelle de l’individu dans ce processus en prescrivant comment l’individu est supposé atteindre le salut. Dans cet exemple la tyrannie économique est opposée à la tyrannie culturelle. »
Cette tension contradictoire incite Wilber à penser à ce que serait un Dieu libéral, c'est-à-dire une nouvelle vision de l’esprit qui dépasse les cadres dogmatique de la religion en inspirant de nouvelles formes culturelles et sociales liées à la liberté et à la créativité individuelles :
« Ne pouvons-nous pas trouver un libéralisme spirituel ? Une orientation qui place les droits des individus dans des contextes spirituels plus profonds, qui ne renie pas ces droits mais qui les enracine ? Une nouvelle conception de dieu, de l’Esprit, peut-elle se trouver en harmonie avec les buts les plus nobles du libéralisme ? Ces deux ennemis modernes, Dieu et le libéralisme, peuvent-ils d’une manière quelconque trouver un terrain commun ?
Je pense qu’il n’y a pas de question plus pressante, d’aucune sorte, à laquelle le monde moderne et post-moderne soit confronté. Presque tous mes livres sont des prolégomènes à ce sujet très précis ; la recherche d’un Dieu libéral, d’un Esprit libéral, d’un humanisme spirituel ou d’une spiritualité humaniste, quelle que soit la façon dont on voudra nommer l’essence de cette orientation
» (The eye of spirit). Franck Visser propose dans la section francophone de Integral World une analyse de ce que Wilber entend par Politique Intégrale.
Sur Integral Life comme sur Integral World, on peut trouver quantité de textes écrits en anglais par nombre d’auteurs anglo-saxons sur les divers aspects de la politique intégrale. Mais, convenons-en, ces réflexions relèvent trop souvent d’une forme d’impérialisme culturel tant elles restent imprégnées par ces préjugés propres à la culture anglo-saxonne et au paradigme libéral que sont l’individualisme, l’absolutisation du marché et l’intériorisation des valeurs capitalistes.
Dans ce contexte, il est donc d’autant plus intéressant de voir émerger une réflexion francophone sur la politique intégrale qui s’inscrit dans la filiation des Lumières françaises et allemandes, assez différentes sur le fond des Lumières anglaises. On sait que l’idéal des Lumières européen était fondé sur l’affirmation d’un individu autonome, douée d’une pensée critique, qui s’émancipe de la superstition grâce aux lumières de la raison. « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières » nous dit Kant.

Un militantisme existentiel

Selon le philosophe Dany Robert Dufour, auteur de Le Divin Marché et de La Cité Perverse : « L’idéal moderne était de produire un sujet critique. Mais il y a une opposition très claire entre cet idéal critique des Lumières allemandes et l’idéal libéral des Lumières anglaises.... Le libéralisme économique depuis ses origines anglaises au dix huitième siècle est à situer dans une problématique de libération des passions et des pulsions. Il se fonde sur l’adage selon lequel des vices privés font la fortune publique, c’est-à-dire l’accroissement général de la richesse...
Si le libéralisme a constitué un frein aux totalitarismes du XX ème siècle, il néanmoins entrepris une destitution de l’individu critique en faveur de l’individu libidinal et purement pulsionnel. Le tournant ultra-libéral des années 1980 a précipité le libéralisme vers un néo-libéralisme qui s’appuie sur les pulsions d’avidité et de jouissance dont la crise financière est la dernière manifestation. Cette économie de l’absence totale des limites diffuse dans la société un impératif de jouissance généralisé.
..» (In La Décroissance N°66).

C’est en réaction à l’emprise de l’idéologie néo-libérale et dans la tradition d’émancipation des Lumières continentales, celle de la pensée critique, que Christian Arnsperger, docteur et agrégé en sciences économiques, chercheur au Fonds National belge de la recherche scientifique et professeur à l’Université Catholique de Louvain, vient d’écrire un livre fondateur : Ethique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel.
Inspiré, entre autre, par la pensée et les modèles de Ken Wilber, cet ouvrage trace les voies créatrices - communalistes, existentielle et spirituelles - d’une société post-capitaliste. Nous ne saurons assez recommander la lecture de cet ouvrage essentiel à la réflexion sur une société post-capitaliste fondée sur une politique intégrale et sur une « économie des profondeurs ».


Politique Intégrale
En Suisse, un groupe des citoyens inspirés par la culture intégrale - peut-être plus dans la lignée allemande de Jean Gebser que dans celle, étasunienne, de Ken Wilber - a créée en novembre 2007 une association dont le nom est Politique Intégrale. Un noyau de base composé de dix femmes et de dix hommes a élaboré durant deux ans un texte de base sur les fondements philosophiques de ce que pourrait être une société intégrale.
Nous conseillons ceux qui sont intéressés par le thème d’une société post-capitaliste d’aller sur le site de Politique Intégrale où sont disponibles un certain nombre de textes théoriques et d’informations sur le développement de ce réseau suisse.

Bien qu’elles se situent à des niveaux d’expertise et d’expérience différents, dans des pays - Belgique et Suisse - à la culture distincte, la réflexion de Christian Arnsperger comme celle de Politique Intégrale possèdent de très nombreuses résonances. Cette convergence entre des personnes qui ne se connaissent sans doute pas exprime bien l’émergence d’une nouvelle forme culturelle correspondant à l’Esprit du temps et la volonté simultanée d’inscrire cette vision intégrale dans un contexte socio-économique correspondant, celui d'une société post-capitaliste.
Dans le cadre d’une réflexion sur la politique intégrale, nous proposerons dans les prochains billets une présentation du livre de Christian Arnsperger et des textes fondateurs de Politique Intégrale.

mardi 2 février 2010

René Char. Une Poétique Intégrale

Une perspective devient intégrale quand elle est capable d'intégrer à la fois le raisonnement abstrait - l'explication objective de l'intelligence - et la résonance intérieure - l'implication subjective de l'intuition participant à son milieu d'une manière créatrice et poétique.
L'art poétique est une expression majeure de l'intuition visionnaire. Avec René Char, un des plus grands poètes français du siècle dernier, la poésie devient même art prophétique.
Comme le dit Jean Onimus : " L'aphorisme tel que le pratique Char nous ramène vers une forme très ancienne de poésie : celle de l'oracle. A l'opposé de la maxime, dont le but est de condenser une idée abstraite (et qui se présente comme un cristal de prose), l'oracle diffuse un flux sémantique très ouvert, dont les significations ne sauraient être exhaustivement étalées en discours. 
 
Il unit impérieusement les contraires, obligeant la pensée à sortir de ses ornières, à surmonter les obstacles que lui imposent le langage et la logique, afin d'appréhender une cohérence supérieure... La poésie contribue ainsi à ouvrir le langage sur une méditation qui le dépasse. " (Le Monde. 02/88)

Cette ouverture du langage sur une méditation qui le dépasse est sans doute ce qui caractérise une poésie intégrale dont René Char est un éminent représentant. Voici quelques un de ces aphorismes :

Agir en primitif et prévoir en stratège.
L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant...
L'intelligence avec l'ange, notre primordial souci.
Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié.
Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront.
Nous faisons notre chemin comme le feu ses étincelles.
L'ennemi le plus sournois est l'actualité.
Etre du bond. N'être pas du festin, son épilogue.
Tiens vis à vis des autres ce que tu t'es promis à toi seul. Là est ton contrat.
Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu'il n'écrit pas.
Les fondations les plus fermes reposent sur la fidélité et sur l'examen critique de cette fidélité.
L'action qui a un sens pour les vivants n'a de valeur que pour les morts, d'achèvement que dans la conscience de ceux qui en héritent et la questionnent.
Confort est crime m'a dit la source en son rocher.
Le fruit est aveugle, c'est l'arbre qui voit.
Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir.
Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.
Notre héritage n'est précédé d'aucun testament.