mardi 20 avril 2010

Ecologie et Société (1) Le lien homéotélique



La vision intégrale est une pensée de la totalité qui cherche à s’affranchir de la démarche réductionniste et analytique au cœur du paradigme scientifique depuis quatre siècles. Pour se faire, elle se nourrit, entre autre, de l’observation de la dynamique associative qui préside à l’organisation de la nature et de l’univers. Ceci explique pourquoi certains concepts inspirés par l’organisation du vivant – holon, holisme, holarchie – ont été utilisés dans la théorie intégrale pour décrire l’évolution de la conscience, de la culture et de la société.

Selon Eugene Odum, auteur de Fundamentals of Ecology (1953), premier véritable traité d'écologie selon l’encyclopédie Universalis : « l’ écologie n'est plus une subdivision de la biologie, mais une discipline autonome qui s'occupe de l'intégration des organismes, de l'environnement physique et des hommes*». A la vue de cette dimension profondément holiste et intégrative de l’écologie, rien d’étonnant à ce qu’il y ait de nombreuses convergences et passerelles entre les pensées écologistes et intégrales.

Crée dans le contexte d’une réflexion écologique, un concept comme celui d’homotélie s’avère fort utile dans le cadre d’une sociologie intégrale. Militant et penseur de l’écologie, Alain Claude Gaillé, dans un article intitulé La confusion culturelle ou l’ennemi intérieur met en avant l’importance du lien homéotélique entre la partie et le tout, situé au cœur du vivant. L’homéotélie est un néologisme crée par le théoricien de l’écologie Teddy Goldsmith à partir des mots grecques homoios, le même, et telos, le but, la finalité. Ce mot exprime le lien de coopération entre la partie et la totalité à laquelle elle participe.


Le lien homéotélique

Pour les diverses parties d’un ensemble, le lien homéotélique a pour fonction de maintenir la stabilité et l'intégrité du tout, en sorte qu'elles-mêmes puissent subsister. Selon le grand naturaliste que fût Carl von Linné (1707-1778) : « Les êtres vivants sont si intimement liés, si enchaînés les uns aux autres, qu'ils visent tous le même but auquel nombre de buts intermédiaires se subordonnent*». Les parties apparaissent dès lors comme des moyens au service d’une fin qui est celle de la stabilité et de l’évolution de l’ensemble auquel elles participent. Ce qui fait dire au botaniste, général et philosophe Jan Smuts (1870-1950), un des pionniers du holisme : « On ne peut qu'être frappé par la façon dont les cellules d'un organisme non seulement coopèrent, mais coopèrent dans un but précis : le développement et l'entretien de l'organisme qu'elles constituent.* »

La partie agit donc dans le sens du maintien de l’ensemble à laquelle elle appartient, ensemble qui, de manière rétroactive, permet la cohésion, l’interaction et l’intégration des diverses parties. Ceci explique pourquoi le biologiste autrichien Emil Ungerer a nommé «considération du tout*» l'intentionnalité chez les systèmes vivants. Le rôle central qui est celui du lien homéotélique dans l’organisation de la nature faisait dire à Ludwig von Bertalanffy, fondateur de la théorie générale des systèmes : « L'immense majorité des processus vivants vise à la conservation du tout. Si ce n'était le cas, aucun organisme ne pourrait exister. C'est pourquoi l'on doit investiguer le rôle des processus dans la vie de l'organisme.* » (*Ces citations sont extraites de l’article de Teddy Goldsmith : « Qu’est-ce que l’écologie ?)

Au vu de tout ceci, il apparaît évident que ce concept d’homéotélie peut s’avérer fort utile à la compréhension des sociétés humaines dans la mesure où le lien social lui-même est fortement homéotélique : l'intérêt de l'individu est indissociable de l'intérêt général du groupe ou de la société auquel il appartient. Profondément holiste, les sociétés traditionnelles étaient fondées sur le respect et la valorisation du lien homéotélique entre l’individu et sa communauté.


Du milieu à l'environnement

Sur son site Ecologie planétaire, comme dans ses articles parus dans la presse alternative, Alain Claude Gaillé défend la vision d’une écologie libertaire fondée, entre autres, sur la pensée globale, l’économie du vivant, le fédéralisme, l’autogestion, l’autonomie et le partage des communaux. Pour enrayer la destruction sociale et écologique, et commencer la reconstruction, il propose la restauration de la démocratie et une récupération conviviale de la maîtrise du bien commun.

Mais cette restauration démocratique comme cette récupération conviviale ont pour condition première une indispensable évolution culturelle fondée sur la réévaluation d’une vision holiste et la reconnaissance du lien homéotélique entre l’homme et son milieu. Seule un telle vision globale permet de s’émanciper d’un paradigme technocratique - réductionniste et instrumental – fondé sur le déni du lien sensible entre l’individu, sa communauté d’appartenance et son environnement naturel. L’individu abstrait qui est celui de l’hypermodernité transforme son milieu biotique en « environnement » utilitaire qu'il instrumentalise pour satisfaire ses fantasmes infantiles de toute puissance et une addiction consommatoire qui cherche à compenser son vide intérieur.

Cette transformation du milieu en environnement exprime la coupure du lien homéotélique entre l’homme et son milieu : refoulée, devenue étrangère, la nature qui nous constitue est devenue un environnement dont les ressources sont à exploiter pour en jouir de manière égoïste. L'emprise technocratique sur les consciences est à l'origine d'une profonde aliénation qui rend l'homme d'autant plus étranger à lui-même qu'il devient étranger aux divers milieux à travers lesquels il évolue et se constitue.

Une culture de domination
L'utilitarisme technocratique et la segmentation analytique qu'il opère ne nous permettent pas de percevoir, de nourrir et d’intégrer ce lien de coopération et d’interdépendance qui nous fait participer de manière intuitive et sensible aux diverses milieux - naturel, culturel ou social - dans lesquels nous évoluons. Une segmentation à l’origine d’une culture de domination qui justifie l’exploitation de l’homme par l’homme et de la nature par tous les humains.

Parce qu’il entraîne la perte d’une vision globale permettant d’interpréter son expérience en lui donnant un sens, le réductionnisme crée une profonde frustration et un mal être qui ne peuvent être neutralisés qu’à travers une stratégie disciplinaire de domination des corps et des esprits dont Michel Foucault s’est fait l’historien inspiré. La posture abstraite de la technocratie est celle d’une domination cognitive du sujet sur un milieu biotique réduit à un environnement mécanique.

Cette stratégie abstraite de domination va peu à peu envahir toutes les sphères de la vie et se transformer en domination sociale, culturelle, politique, économique : celle d’une élite bourgeoise qui instrumentalise le savoir scientifique afin d’imposer son pouvoir idéologique en détruisant les références holistes traditionnelles. Ce qui fait dire à Michel Maffesoli : "Le savoir et le pouvoir intimement liés. Voilà ce que l'on peut appeler la relation incestueuse caractéristique de la technocratie moderne." Comme la foi a été longtemps instrumentalisée par l'institution catholique, la science n'est désormais plus qu'un prétexte, le paravent d'une technocratie qui l'instrumentalise pour imposer un modèle dominateur, devenu dès lors dominant, au service de ses intérêts idéologiques et financiers.

Formatage réductionniste
Ce que Foucault nomme le biopouvoir est un pouvoir qui s'exerce sur la vie à travers le contrôle des corps, des esprits et du lien social. L'influence de ce biopouvoir s'exerce notamment à travers les représentations culturelles et les comportements qui valorisent le modèle utilitariste de la technocratie tout en diabolisant toutes les approches subjectives - sensibles et holistes - susceptibles de le remettre en question. L'idéologie républicaine, son universalisme abstrait et son rationalisme scientiste ont été, en France, des éléments-clés de ce formatage réductionniste qui dénie les formes de la vie concrète et sensible : le qualitatif, l'esthétique, l'éthique, l'imaginaire, le ludique, le holisme, la spiritualité.
On connaît le fameux aphorisme de Charles Péguy : " Kant a les mains pures, mais il n'a pas de mains". L'idéalisme abstrait qui définit les Lumières et qui inspire le républicanisme construit un individu abstrait et idéal, création hors sol, sans appartenance sociale, sans filiation culturelle, sans affect et sans milieu naturel.
Dans La République des bons sentiments, Michel Maffesoli, penseur de la post-modernité, convoque Claude Levy-Strauss, penseur des cultures archaïques et auteur de La pensée sauvage pour témoigner de la brutalité du mécanisme d'abstraction : "Levi-Strauss n’hésite pas à soupçonner la Révolution Française d’être à l’origine des « catastrophes » qui se sont abattues sur l’Occident. Et ce parce qu’elle a détruit les libertés réelles au nom d’abstraction nuageuses*. Une telle remarque, provocante mais roborative, a le mérite de rendre attentive aux conséquences sur le long terme du mécanisme d’abstraction (intellectuel, technocratique, politique) qui ne s’embarrasse pas d’une réalité faite de la lente sédimentation des us, coutumes, manières d’être et autres formes de culture humaine. C’est bien contre l’abstraction et son idéalisme brutal et désincarné que l’on doit promouvoir l’antique sagesse du discernement. Celle qui, avec humilité, sait reconnaître le vaste mouvement vital, et en apprécier l’insondable fécondité. (*De près et de loin, éd. Odile Jacob, 1988, p.165, et Le regard éloigné, Plon, 1983, p.380.)"
Au fur et à mesure que sont brisés les liens sociaux, culturels et naturels, hérités d’une tradition holiste, l'individu désaffilié et désaffecté de la modernité est devenu un atome social noyé dans ce que David Riesman a nommé La foule solitaire. Un atome social livré pieds et poings liés à la propagande marchande et au mode de vie à la fois déshumanisé et addictif dont elle est le vecteur. La culture de domination a donc atteint son but : réduire la complexité humaine - évoluant au sein d'une diversité de contextes naturels, sociaux et culturels - à un individualisme atomisé et reconfiguré selon les normes marchandes de la consommation et les normes techniques de la production. Main dans la main, le régime de la Marchandise et celui de la Technique règnent sans partage sur cet individu néo-libéral dont le but est de travailler plus pour produire plus pour gagner plus pour consommer plus !...


Une culture du Vivant
Après d'autres écologistes, Galtié qualifie d'impérialiste cette culture de domination en la définissant à travers les traits suivants : anthropocentrisme, matérialisme, mécanisme, individualisme et néo-darwinisme négateur de toutes les formes de la coopération. Résultat de cette culture impérialiste : un néo-libéralisme qui fait de l'égoïsme, de l'individualisme et des intérêts personnels les références absolues en déniant le lien homéotélique qui fonde le bien commun.
La culture écologiste offre des outils pour s'émanciper de l'emprise du modèle dominant et de l'aliénation dont il est porteur : le collectif y apparaît comme une dimension vitale qui ne peut être réduite à la somme des individualités. La compréhension du lien homéotélique permet d'interpréter le lien social dans toute sa profondeur bio-logique et d'inscrire la défense du bien commun dans une culture du Vivant qui nous libère d'un individualisme mortifère.
Fondée sur une vision holiste ainsi que sur la réévaluation du potentiel cognitif et spirituel de la subjectivité, cette culture du Vivant est animée par le lien vibrant et interactif entre l'homme et son milieu naturel, social et culturel. Culture intégrale à l'origine de modèles novateurs et véhicule d'une diversité cognitive prenant en compte la complémentarité de toutes les facultés humaines et de toutes les épistémologies - rationnelles et relationnelles - qui en découlent, sans aucune exclusive.
(A suivre...)

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