mercredi 2 juin 2010

Le Sage et l'Erudit (4) Le Deuxième Visage de Dieu



Ce billet est la suite des trois précédents : Le Sage et l’érudit (1), (2) et (3). Ces quatre billets sont autant d'extraits de la traduction française d’un dialogue entre Andrew Cohen - le sage - et Ken Wilber - l’érudit - paru en Juin 2006 dans le magazine EnligthnmentNext, suite à la sortie du livre de Ken Wilber, Integral spirituality.

Il est possible de retrouver la série de dialogues entre Cohen et Wilber intitulée Le sage et l'érudit sur le site du magazine Eveil et Evolution , version française du magazine américain. Ce site propose actuellement, à titre gratuit, la lecture d'un de ces entretiens intitulé Les interdynamiques entre la conscience et la culture. A lire absolument pour tous ceux qui sont passionnés par l’émergence de la culture intégrale.


Le Deuxième Visage de Dieu

Cohen : Je me suis toujours demandé pourquoi à travers toute votre œuvre dans laquelle vous révérez et honorez l’Esprit sous ses multiples formes, je ne vous ai jamais entendu parler de la soumission ou de la nécessité de se prosterner devant Dieu. Donc quand j’ai lu le chapitre sur « L’Esprit à la deuxième personne » où vous définissez les « trois visages de Dieu » j’ai à la fois été aux anges et soulagé.
Il m’avait toujours semblé qu’il manquait à votre œuvre une composante fondamentale de l’évolution spirituelle. Jusqu’à Integral Spirituality vous sembliez mettre l’accent sur Dieu en tant que le Soi - ou Je-Je - et sur Dieu en tant que totalité du processus cosmique évolutif dont nous faisons tous partie. Mais c’est la première fois que je vous entends parler de façon si précise, si éloquente et si passionnée de Dieu comme du grand Autre auquel nous devons tous finir par nous soumettre.

Wilber : Vous avez raison. Il y a trois sujets sur lesquels j’ai très peu écrit. L’un concerne les phénomènes métapsychiques ; un autre la renaissance et la réincarnation ; et le dernier concerne Dieu à la deuxième personne. Parce que dès que vous ouvrez la bouche pour dire quoi que ce soit sur ces sujets, personne ne vous prend au sérieux dans le monde académique influent.

J’ai parlé avec le Père Thomas Keating pendant dix ans et la moitié du temps à propos de Dieu à la deuxième personne et de ce que cela signifie. Mais d’après moi, ce n’est qu’après avoir écrit le deuxième volume de la Kosmos Trilogy que j’ai, en un sens réellement commencé à transcrire mes propres idées, à les ruminer, à les digérer et à voir ce qu’elles signifiaient. C’est à ce moment-là que toute cette notion de perspectives est devenue incroyablement vivante, et c’est de là qu’est venue cette reconnaissance des trois visages de Dieu.
Cette clarté m’est venue de la compréhension de ce que première, deuxième et troisième personne voulait dire ; de ce que les quadrants voulaient dire, de ce que ce tous ces trucs signifiaient réellement. Donc le 1-2-3 de Dieu ou les trois visages de l’Esprit signifient au fond que l’Esprit peut être appréhendé selon une perspective à la première personne, à la deuxième personne ou à la troisième personne. L’Esprit à la première personne est le grand « JE SUIS », la pure subjectivité radicale ou la perspective du Témoin dans chaque être sensible.
L’Esprit à la deuxième personne est le grand « TU », quelque chose d’incommensurablement plus grand que l’on ne puisse s’imaginer être un jour, devant lequel la seule réponse adaptée est l’abandon, la dévotion, la soumission, une impression rayonnante de libération et de gratitude. De cette source coulent sans réserve toutes les bénédictions et toutes les bontés. Et créer un lien avec cet Autre, dans l’amour, la dévotion et l’extase est la seule réponse juste si l’on est sain d’esprit.

Cohen : (rires)

Wilber : Et l’Esprit à la troisième personne est la grande Toile de la Vie, la Grande Perfection de tout ce qui est en train d’émerger. Les termes de la troisième personne appartiennent au registre du « Cela » dans lequel l’Esprit apparaît comme la perfection suprême et rayonnante à l’origine de toute manifestation. Et pour moi, ces trois perspectives sont toutes correctes.

Donc quand ceci m’est apparu clairement, je ne pouvais qu’être fasciné et puis presque choqué de constater que pas une seule tradition, occidentale ou orientale n’ait mis ensemble les perspectives de l’Esprit à la première, deuxième et troisième personnes ; elles avaient tendance à se focaliser sur l’une ou l’autre ou quelque fois sur deux. On trouve cependant dans certaines traditions une reconnaissance des trois, comme par exemple dans les traditions Vajrayana (au moins celles qui utilisent la voie du gourou), mais il n’existe pas de cadre réel se rapportant aux trois.
Dans le Vedanta, on met l’accent pratiquement exclusivement sur la première personne et le mysticisme chrétien insiste lui, énormément, sur la deuxième personne. Et j’ai constaté, en commençant à parler de cela avec différents enseignants spirituels, qu’ils venaient juste de prendre conscience de cette question. Pour les bouddhistes occidentaux en particulier, la possibilité d’inclure une approche dévotionnelle était vraiment libératrice parce que celle-ci avait été tronquée quelque part pendant leur enfance quand ils avaient arrêté de croire en Dieu à la deuxième personne.

Une des critiques que je développe dans Integral Spirituality est ce que j’appelle la confusion entre niveaux de conscience et lignes de développement. C’est ainsi que la vision de l’Esprit à la deuxième personne a été amputée en occident. Elle a été interrompue au niveau mythique de développement. L’Esprit à la deuxième personne est devenu atrophié et identifié simplement à Dieu le Père, le vieux gentleman aux cheveux blancs, le patriarche mythique de la Bible auquel plus personne ne croit.

Cohen : Le type dont la philosophie des Lumières nous a débarrassé.

Wilber : Exactement.

Cohen : Si nous n’incluons pas ces trois visages, nous n’aurons qu’une perspective partiale de qui est Dieu et de ce qu’il représente. Nos interprétations de nos propres expériences de Dieu seront toujours incomplètes. Et il m’est apparu évident, bien après avoir commencé à enseigner il y a vingt ans que le deuxième visage de Dieu est absolument essentiel, surtout pour nous qui sommes des narcissiques postmodernes extrêmes. Sans Dieu en tant que Tu, le grand Autre auquel nous devons en fin de compte tous nous soumettre pour développer l’expérience vivante et sensible d’une relation directe à l’Esprit, je me demande s’il est possible de cheminer au-delà de l’ego d’une manière authentique.

Wilber : C’est tellement vrai. Parce que le pluralisme vert n’accepte aucun principe supérieur à lui et parce qu’il n’accepte aucune forme de hiérarchie, il s’installe confortablement dans les limites de sa vision à la première personne. Et je crois que tu as raison : sans un Esprit à la deuxième personne, je ne pense pas que ceux qui sont dans le Vert puissent s’en sortir. ( ndt : le Vert fait ici référence au Mème Vert du modèle de la Spirale Dynamique. Le pluralisme est la spécificité de ce stade évolutif. D'où l'expression pluralisme vert utilisée par Wilber).
C’est un problème. Mais trop souvent, dans l’occident postmoderne, nous avons tendance à utiliser seulement la première et la troisième personne, le Vedanta et la science ou le bouddhisme et la science, etc.

Cohen : Exactement. Et à cause de cela, quand nous vivons de profondes expériences spirituelles, notre ego demeure sécurisé, non menacé.

Wilber : Eh bien oui. Parce que dans une approche à la première personne, l’ego n’a pas à se soumettre à quoi que ce soit sauf à son propre Soi. Et pour le dire autrement : en essayant de passer du petit esprit au grand esprit, on peut finir par passer du petit ego au grand ego !

Cohen : Oui. [Rires]. Parce qu’il n’y a...

Wilber : ... rien à quoi s’abandonner.

Cohen : Exactement. L’ego peut survivre intact devant Dieu à la première personne et Dieu à la troisième personne.

Wilber : C’est vrai.

Cohen : Mais dans le face à face avec Dieu à la deuxième personne, l’ego est sur le billot. A moins de s’aligner sur cette dimension absolue de l’évolution et de la transcendance spirituelles, le type d’expérience que nous vivons importe peu : le noyau narcissique fondamental restera intact. Et tant qu’un gros trou dans ce noyau narcissique ne sera pas fait, je me demande à quel point notre participation à la création du futur peut être réellement sérieuse. Je me demande en fait, si nous serons assez libres pour être réellement capables de faire ce trou, à moins d’avoir été, au niveau le plus profond, obligés de capituler.

Wilber : C’est une question incroyablement profonde. Je pense que tu as raison, quand tu dis que si nous n’acceptons pas cela d’une façon ou d’une autre, nous ne serons pas vraiment aussi libres que nous pourrions l’être, parce que sans le savoir nous confondrons avec l’Absolu ce qui reste de notre ego : un vestige de notre perspective « première personne » que nous avons désormais transformé en un Je-Je, un Atman, un grand et pur témoin Védanta. Tel est le dernier refuge de l’ego.

Cohen : Absolument. Et la subtilité de tout cela est proprement stupéfiante.

Wilber : Il nous faut donc dire : « Attendez un instant. Je dois affronter quelque chose auquel je dois totalement m’abandonner. Je dois faire face à quelque chose qui est plus grand que je ne peux m’imaginer être un jour.» On doit complètement s’abandonner avec dévotion et réellement le vouloir, parce que la perspective de la deuxième personne transporte en elle un amour et une gratitude infinies qui jaillissent naturellement. Ce n’est donc pas quelque chose qui peut être forcé. Si vous le forcez, ce n’est pas vraiment un abandon transcendantal sincère. Vous n’êtes pas véritablement dans l’amour ; vous ne faites que simuler.

Cohen : C’est vrai.

Wilber : Et Dieu est capable de repérer les orgasmes simulés.
(A suivre...)

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