lundi 11 octobre 2010

Evolutions (12) Une Mutation Anthropologique

Une crise anthropologique

Au cœur de la crise financière de 2008, le député écologiste Yves Cochet intervenait à l’assemblée nationale en tenant le discours suivant : « La catastrophe actuelle n’est pas une crise financière, économique, écologique, politique, sociale ou culturelle. Elle est tout cela à la fois et simultanément, ce en quoi elle est totalement inédite. Elle est, en un mot, une crise anthropologique. Pour le comprendre, il nous faut remettre en question toutes nos croyances – et Dieu sait si elles sont nombreuses ici. Il nous faut décoloniser l’imaginaire. Il nous faut penser l’impensable. » (14/02/08)

En tenant ces propos, Yves Cochet se fait l’écho d’une réflexion partagée par les plus fins observateurs de la vie sociale et culturelle. Selon eux, la multiplicité des crises vécues par l’humanité renvoie à la diversité des expressions d’une même crise systémique. Et si cette crise est anthropologique c’est que l’être humain ne dispose plus d’un modèle adéquat pour interpréter son expérience dans un environnement qui ne cesse de se transformer et dont il a perdu, en partie, la maîtrise.

Cette crise annonce à la fois la disparition programmée d’un modèle, vieux de cinq siècles – celui de la modernité – et l’émergence d’une autre figure, dessinée depuis plus d’un demi-siècle par les avant-gardes culturelles. Les diverses expressions de cette crises sont autant de symptômes de l’effondrement d’un modèle anthropologique : celui d’un individu abstrait, promoteur d’une culture de domination.

Prônant la mort de Dieu et la fin de toute transcendance, l’homme s’est érigé en absolu en perdant le sens de la finitude : il a voulu devenir omniscient par le développement des sciences et omnipotent par celui des techniques. Mais son développement moral et spirituel n'a pas accompagné celui d'une puissance technique fondée sur une science sans conscience. Celui qui s’est voulu « comme maître et possesseur de la nature » a transformé son milieu biotique et humain en ressources à exploiter au service de ses intérêts personnels.

Pour ce faire, il a développé une pensée conceptuelle, instrumentale et fonctionnelle fondée sur le déni de toute participation sensible de l’homme à ses divers milieux, naturels, humains et culturels. Ce déni lui revient, tel ce boomerang qu’est le retour du refoulé, sous la forme d’une désintégration sociale et culturelle et d’une destruction irréversible de son milieu naturel.

Face à cette chronique d’un désastre annoncé, une autre figure anthropologique, forgée dans les athanors des minorités créatrices, est en train d’émerger dans les convulsions d’un enfantement difficile : celle d’une humanité concrète, impliquée dans son milieu naturel, participant via une sensibilité personnelle et une intersubjectivité communautaire à cet ensemble organique et multidimensionnel qu’est le Kosmos où évoluent harmoniquement les dimensions intérieures et extérieures, personnelles et collectives.

Ce n’est pas pour rien si, pour qualifier cette transformation, Michel Mafessoli parle, dans son dernier ouvrage, d’une « mutation anthropologique ». Edgar Morin, quant à lui, évoque une « grande métamorphose, aussi profonde et multidimensionnelle que celle que l’humanité a connu quand elle est passée de la préhistoire aux sociétés historiques. »


Participer à la dynamique de l’évolution

Nous l’avons vu, notamment ici et : un changement de paradigme transforme peu à peu notre vision du monde en profondeur et en globalité. Fondé sur les notions de relation et d’évolution, un paradigme intégral est amené à remplacer – tout en l’incluant – l’ancien paradigme réductionniste fondé sur la distinction et l’abstraction.

Le nouveau modèle en train d’émerger naît de l’intégration entre une épistémologie rationnelle, à l’origine de la vision progressiste de la modernité, et une épistémologie relationnelle qui fonde la vision organique de la tradition. Il ne faut donc pas s’étonner si ce changement de paradigme entraîne une vision totalement renouvelée de l’être humain qui est la cause et l’effet de cette mutation/métamorphose.

Si les avant-gardes culturelles s’intéressent au thème de l’évolution, c’est donc essentiellement dans la perspective de cette mutation anthropologique dont elles sont les vecteurs plus ou moins conscients. Leur intérêt pour l’évolution n’est pas abstrait : il dépasse, de loin, le simple cadre de la connaissance scientifique ou de la culture générale parce que l’évolution est une affaire qui concerne chacun, personnellement, comme il nous concerne tous, membres d’une espèce humaine confrontée à une possible autodestruction.

On connaît la célèbre citation de Marx : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer ». Pour le paraphraser, on pourrait dire : « Les savants n’ont fait qu’expliquer l’évolution, ce qui importe c’est de s’y impliquer pour participer intimement à la dynamique créatrice dont elle est porteuse. »


Le rôle des minorités créatrices

Les avant-gardes culturelles sont pleinement conscientes du fait que, selon le célèbre aphorisme d’Einsein : « Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré». Comment pourrait-on résoudre les diverses crises traversées par l’humanité avec la vision du monde, le mode de conscience et de pensée qui les ont généré ? Penser le changement nécessite de changer nos modes de perception et nos modèles de pensée.

A la pointe de l’évolution culturelle, les minorités créatrices cherchent donc à accompagner cette mutation/métamorphose. Ce n’est donc pas un hasard si, depuis quelques temps, la thématique de l’évolution inspire la communauté des créatifs culturels dont Patrice Van Erseel et Patrick Drouot, auteurs d’ouvrages récents sur ce sujet, sont des représentants emblématiques.

De tous temps, des minorités pionnières ont été les matrices expérimentales qui recueillent ces fragiles graines du futur que sont les intuitions créatrices pour les développer au sein de réseaux humains fédérés autour de nouvelles formes de vie, de sensibilité et de pensée. Au lieu de répéter les solutions d’hier qui sont devenus les problèmes d’aujourd’hui, les créatifs culturels font émerger une vision du monde en adéquation avec notre monde interconnecté en transformation constante.

Rien de plus difficile que d’être le contemporain de son époque : nous interprétons toujours ce qui se passe avec un regard forgé par ce qui s’est passé. Ce qui faisait dire à André Gide : « Le présent serait plein de tous les avenirs si le passé n’y projetait déjà une histoire. » Une écoute intuitive, une présence sensible fondée sur un engagement attentif dans l'instant présent sont nécessaires pour interpréter ce qui advient sans être (trop) parasité par les modèles dépassés du passé.

C’est le rôle du penseur que de donner la parole à l’époque en posant des mots vivants sur l’air du temps. Un rôle exprimé ainsi par Michel Mafessoli : « J’ai souvent dit qu’en période de mutation, il fallait trouver les mots les moins faux possibles. Des mots essentiels pouvant devenir des paroles fondatrices. C’est-à-dire des mots décrivant ce qui advient. Tant il est certain que le vrai parler ou le frais parler est d’abord une écoute. Ecoute de l’avènement de ce qui est là. C’est ainsi que Fernando Pessoa définissait la « sociologie des profondeurs » capable d’exprimer, de mettre en forme, ce qui venant de fort loin, parle au travers de nous. » (Matrimonium)


Une anthropologie des profondeurs

En référence à Fernando Pessoa, nous parlerons pour notre part d’une anthropologie des profondeurs qui nécessite d’être profondément à l’écoute du mouvement évolutif dans lequel s’inscrit l’humanité depuis ses origines. Cette histoire dont nous sommes les héritiers plonge dans la nuit des temps comme nous le rappelle Bertrand Meheust :

« Nos contemporains conçoivent le devenir de l’humanité sur quelques décennies, sur quelques siècles, et les plus audacieux philosophes de l’histoire, à l’exception de Renan dans L’Avenir de la Science, n’ont jamais été capable de dépasser la profondeur de quelques millénaires. Tout cela est dérisoire, il y a un hiatus fatal entre la profondeur de champ de l’économie et de la politique, et celle de la cosmologie et de la paléo-anthropologie contemporaines, un hiatus qui condamne notre temps et qui alimente sa schizophrénie profonde. L’homme que dévoile la cosmologie et la paléo-anthropologie n’est pas un être fixe, mais un processus dont le développement se joue sur des centaines de milliers, voire sur des millions d’années » (La politique de l’oxymore)

Il faut se libérer des limites d'une pensée conceptuelle, foncièrement statique et réductionniste, pour participer intuitivement, à travers une pensée contextuelle, à ce processus évolutif qui est à l’origine de l’hominisation et de la progression de l’être humain à travers les grands stades de son développement. Les formes culturelles, sociales et comportementales crées par les groupes humains sont autant d’expressions manifestes de cette dynamique sous-jacente.

Seuls le retour aux sources de l’intuition et le recours aux ressources créatrices de l’intériorité permettent de se connecter à cette dynamique évolutive. Les évolutions épistémologiques et anthropologiques sont parallèles : le nouveau modèle anthropologique doit permettre la connexion de l’homme au contexte de son histoire évolutive et à la dynamique dont cette histoire est la manifestation. C’est en s’enracinant dans cette histoire évolutive que l’être humain trouvera la force intérieure de relever les nouveaux défis qu'elle doit affronter.

L’écoute intuitive permet d’anticiper des évènements qui ne sont somme toute que la manifestation d’une dynamique sous-jacente. La participation à la dynamique de l’évolution nécessite un lâcher prise. Elle est assez proche de cette attitude de disponibilité et de présence que les chinois qualifie de wu wei, le « non agir » : une spontanéité éveillée fondée sur l’intégration de l’homme à son milieu naturel, humain et cosmique. Le contraire d’une culture de domination fondée sur l’arrogance d’un moi abstrait de son contexte.


Nous créer nous-mêmes

Etre capable de penser l’impensable requiert, comme le suggère Yves Cochet, de décoloniser l’imaginaire et de décloisonner la pensée pour participer, de manière créatrice et intuitive, à la dynamique de l’évolution. Il s’agit donc de libérer notre subjectivité de l’emprise d’une culture de domination qui réduit la totalité de nos facultés cognitives et spirituelles à une rationalité instrumentale au service d’un utilitarisme économique. Il s’agit aussi d’élargir notre pensée par un saut créatif et cognitif qui permet l’émergence d’une nouvelle vision du monde, à la fois dynamique et globale.

Dans Du Pithécanthrope au Karatéka, Patrice Van Erseel termine son enquête sur le processus d’hominisation par une référence aux fameux Dialogues avec l’Ange et à la figure de l’HUMAIN telle qu’elle apparaît dans cet ouvrage prophétique : « Sa définition viendra sous de multiples formes, que l’on pourrait résumer par celle-ci : "Nous sommes le pont entre le Ciel et la Terre. Des créatures créatrices. Bien qu’encore essentiellement inconscients, nous sommes porteurs d’une gigantesque liberté et de la responsabilité qui l’accompagne : celle de protéger l’évolution créatrice, en choisissant de nous accomplir nous-mêmes... ou de ne pas nous accomplir." Voilà le défi qui nous serait lancé. Voilà ce qui serait exigé de nous : poursuivre la création du monde en nous créant nous-mêmes, pour que l’homme s’humanise toujours davantage, poussé par l’élan que lui inspirent la nature et l’amour de l’autre. »

Le nouveau modèle anthropologique en train d’émerger est celui d’une anthropologie évolutionniste où l’être humain, après avoir pris conscience du processus évolutif, s'implique dans cette dynamique pour en devenir un acteur à la fois créatif et responsable.

1 commentaire:

  1. bravo pour cet article dont je partage l'esprit général... où habitez vous et que faites vous dans la vie ? Je serais heureux d'entrer en relation avec vous. Bruno Giuliani, agrégé et docteur en philosophie,

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