lundi 15 novembre 2010

Post-matérialisme (9) Sortir du matérialisme

Dans un entretien au journal Le Monde, le 4 Juillet 2009, Martine Aubry déclarait : « Nous devons inventer le postmatérialisme. Une société qui s'intéresse au bien-être et au bien-vivre ensemble, et pas simplement au bien-avoir. »

Pour réagir à ces propos, la rédaction du journal La Décroissance, mensuel des objecteurs de croissance, posait à trois auteurs la question suivante dans son numéro de Juin 2010 : Faut-il sortir du matérialisme ? Si la réponse de Jacqueline Kelen (voir photo ci-dessus) à cette question a retenu notre attention c’est qu’elle permet de mieux comprendre la sensibilité post-matérialiste en train d’émerger.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés aux grands mythes de l’humanité et à la voie mystique, Jacqueline Kelen a été productrice à France Culture pendant vingt ans. Tout comme Christiane Singer dont nous proposions dans le billet précédent un texte sur Le bon usage des crises - Jacqueline Kelen est une femme libre et inspirée dont les textes lyriques expriment une sensibilité spirituelle, éprise d’absolu, qui ne se reconnaît pas dans le spectacle d’une humanité infantilisée, ayant perdu le sens de l’essentiel.

Jacqueline Kelen, comme Christiane Singer d’ailleurs, font partie de ces auteurs dont nous avons tant besoin parce qu'ils nous rappellent la dimension verticale de l'humaine avec une intensité prophétique et une liberté de ton qui se jouent des préjugés de l'époque. Jacqueline Kelen vient de publier La puissance du cœur et Les amitiés célestes. On peut la voir donner plusieurs entretiens ici.


L’éveil de la conscience

Dans sa réponse à la question : "Faut-il sortir du matérialisme ?" Jacqueline Kelen dit une vérité à la fois simple et évidente mais tue par tous tant elle remet en question la croyance collective sur laquelle repose notre civilisation : l’identification du bonheur à la richesse économique. Selon elle : « Plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles. »
Cette phrase proche de l’aphorisme pourrait être mise en exergue d’une analyse sur cette sensibilité post-matérialiste pour laquelle il ne s’agit pas tant "de combattre le matérialisme que de se libérer de la servitude qu’il représente" en développant notre richesse véritable : celle d’une abondance intérieure qui naît du lien intime que nous entretenons avec les dimensions subtiles de l’âme et de l’esprit.

La question fondamentale à se poser n’est donc pas celle concernant l’augmentation infinie de la croissance économique dans un monde aux ressources limitées mais bien celle du choix qui doit être fait par chacun d’entre nous entre le consentement à l’aliénation générale ou, au contraire, l’éveil de la conscience à une dimension transcendante qui libère l’individu de l’emprise et de la fascination des apparences formelles.
Dans cette perspective, la décroissance ne représente pas une fin en soi : « C’est juste un premier degré de réhumanisation de l’humanité. C’est le socle sur lequel l’humanité peut se relever moralement et spirituellement

A tous ceux qui, enfermés dans une vision matérialiste, objective et unidimensionnelle, nient la profondeur poétique et spirituelle qui lie intimement l’homme à son milieu évolutif, Jacqueline Kelen rappelle cet avertissement d'une terrible lucidité donné par Antonin Artaud : « La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables ».

Cet avertissement devrait être médité par chacun. Le déni de la verticalité se paie à la fois d’un mal être profond et d’une violence envers soi, les autres et la nature qui exprime ce mal être et qui en est la conséquence. Et ceci , alors même que la poésie que nous mettons dans nos vies, cet accord secret entre l’intériorité et l’extériorité, nous revient toujours sous la forme d’un bien-être né de l’harmonie profonde entre nous et le monde.


Prophètes et poètes

Pour nous aider à mettre de la poésie dans nos vies, nous avons besoin de visionnaires inspirés capables de mettre en mots et en forme les mouvements profonds de la conscience collective. Ce qui fait dire à Jacqueline Kelen : « Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. »

Nous n’avons pas besoin de cette cohorte de technocrates dont l’unique talent est d’appliquer des recettes spécialisées - passées et dépassées - à une situation inédite dont la complexité nécessite la profondeur d’une intuition originale. Nous n’avons pas besoin de ces experts dont les solutions partielles et superficielles ne font qu’aggraver les crises qu’ils cherchent à résoudre.

Ce dont nous avons besoin ce sont de visionnaires - poètes et prophètes - doués d’une sensibilité, d’une intuition et d’une imagination créatrices leur permettant de participer, de l’intérieur, à la dynamique évolutive qui dirige la conscience collective et anime le corps social. Ce sont eux, et eux seuls, qui sont capable d’envisager l’avenir, c'est-à-dire de lui donner le visage - la forme identifiable - correspondant à ce courant profond.

Le prophète est celui dont l’inspiration visionnaire dévoile les formes à travers lesquelles s’exprime et se reconnaît la dynamique évolutive de la conscience collective. Edgar Morin s’interrogeait : « Comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité ? Par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. C'est cette jonction qui fait les grands mouvements. Il faut espérer que quelque chose de cet ordre va se produire... »


Les codes d'une conspiration

Il semble que quelque chose de cet ordre soit en train de se produire. La série de textes que nous avons regroupés sous le titre Post-matérialisme est l’occasion d’entendre certains de celles et de ceux que le nouvel air du temps post-matérialiste inspire. Chacun d’eux exprime à sa façon, selon son histoire et sa singularité, cette nouvelle manière de voir et de sentir, de percevoir et de penser.

Ce n’est donc pas un hasard si, entre ces textes, existent des échos, des passerelles, des résonances, des similitudes. Cet effet de résonance intersubjective permet de mieux entendre le nouvel air du temps, rassemblant ces diverses voix en un chœur commun qui exprime le réenchantement du monde.

Quelques mots de passe – sagesse, urgence, mutation, sobriété, post-capitalisme, inspiration, relocalisation, simplicité volontaire, partage, plénitude, réenchantement, ralentissement, coopération, objection de croissance, intuition – sont autant de nom de codes que l’on retrouve parfois d’un texte à un autre. Les codes d’une conspiration – c'est-à-dire une inspiration commune – qui participe à l’émergence d’un nouvel art de vivre dont l’œuvre collective serait de nouvelles formes d’existence et de pensée.

Victor Hugo disait que rien ne peut arrêter une idée dont le temps est venu. Effectivement, personne n’échappe pas à l’air du temps. Ceux qui prétendent s'en soustraire en faisant preuve d'originalité, oublient tout simplement que la véritable originalité participe d’une dimension originelle, celle d’un génie commun propre à l’espèce et à sa puissance créatrice. La seule originalité qui vaille, aujourd’hui comme hier, ici comme ailleurs, est de trouver les mots qui s’accordent à l’air du temps pour réenchanter notre existence aux sources d'une vie intense et inspirée, en retrouvant cette joie du vivre ensemble qui unit les membres d’une communauté humaine en évolution.


Faut-il sortir du matérialisme ? Jacqueline Kelen

Je suis frappée par le langage abstrait, cérébral qui relève d’un rationalisme totalement desséchant et que l’on trouve chez les scientifiques, chez les politiciens, chez les meneurs et les gens du système, chez les soi-disant intellectuels actuels et jusqu’à ceux qui sont pourtant représentants d’une religion.

Cette langue de bois générale dans laquelle nous baignons essaie de se sauver par des slogans comme la solidarité, le vivre ensemble. Ce langage froid et insensible relève aussi du matérialisme. On n’y ressent aucun élan du cœur, aucune chaleur personnelle. Par exemple Martine Auby parle de « post-matérialisme », Ségolène Royale de « fraternité », mais l’homme ne vit pas de formules ni d’abstraction. Il vit de chaleur du cœur, de bonté, de beauté.

Sur la question « Faut-il sortir du matérialisme ? » je ressens que nous n’avons pas le choix : oui, il faut sortir de ce monde rongé par le profit et l’exploitation, de ce matérialisme qui imprègne les esprits, sclérose les cœurs et la sensibilité et appauvrit le langage. Sinon nous allons droit dans le mur. Mais il ne s’agit pas d’opposer un système spiritualiste ou idéaliste à un autre. Pour moi l’unique façon de s’en sortir, c’est de s’éveiller et de prendre conscience, de poser des questions. Il s’agit de sortir de la servitude. C’est le propre de toute la démarche humaine.

Nul besoin d’être un grand métaphysicien pour se demander : « Quel est le sens de ma vie ? Qu’est-ce qui me paraît précieux ? En quoi ma vie est-elle belle, bonne et utile ? Que vais-je laisser après moi ? » Ce sont des questions extrêmement simples. Personne ne veut le rappeler, mais il faut le dire simplement : plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles.


Le sens de l’absolu

La croissance de la richesse du cœur, de la générosité, de la curiosité, de l’imagination, des liens que l’on peut développer est la seule façon, non pas de combattre le matérialisme, mais de se libérer de la servitude que celui-ci représente. L’intellectualisme est une sorte de pensée froide et sèche qui se coupe de tout ce qui est émotion, cœur, sensations ou imagination. Pour aller vers sa liberté, il faut mobiliser ses ressources intérieures, ne pas simplement être un être pensant.

Ce qui caractérise sans nul doute notre monde depuis le XIX ème siècle, c’est la perte du sens de l’absolu. Personne ou presque n’ose en parler, comme si l’absolu était réactionnaire. Or l’absolu n’est ni de droite, ni de gauche : l’absolu est l’absolu. La perte du sens de l’absolu qui orientait toute l’existence humaine est pour moi caractéristique de notre monde. Pour cette raison selon moi, l’humanité actuelle est en pleine déchéance.

Le sens de l’absolu ne signifie pas être religieux, chrétien, juif ou bouddhiste. Cela n’a rien à voir avec aucune espèce de religion ou de spiritualisme. Le sens de l’absolu est ce qui fait la grandeur de l’homme. Aujourd’hui, on ne parle plus de la grandeur humaine. Pourtant c’est la liberté de l’individu qui va faire résistance ou sécession. Je ne supporte pas qu’on transmette l’image d’un être humain toujours aliéné. L’être humain est par définition conscient et responsable. Il est soit libre, soit un esclave, soit une machine.


L’amnésie de l’éternel

Je sais que ce discours est intransigeant, mais la grandeur humaine est fondamentale. L’écrivain Charles Péguy (1873-1914) parlait déjà de « l’amnésie de l’éternel ». Georges Bernanos (1888-1948) nous rappelle que non seulement les hommes ne recherchent plus la liberté mais qu’ils ne l’aiment même plus. Ces grands penseurs, et les grands pamphlétaires, de fait, étaient catholiques du temps où l’Eglise était fière du message du Christ. Mais pour moi, Péguy et Bernanos ne sont pas des penseurs catholiques, ce sont des prophètes.

A l’heure actuelle, nous n’avons pas besoin d’écologistes et de politiciens. Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. Nous manquons de personnes qui rappellent la dimension verticale de l’humain. Aujourd’hui, nous sommes ravalés au niveau du people, de l’infantilisme, du dérisoire, du périssable, de la médiocrité.

Pour sortir du matérialisme, il faut une prise de conscience. Les personnes doivent s’arrêter au moins une heure ou une journée dans leur vie pour se demander quel est le sens de leur vie. Halte-là ! Tel devrait être le premier acte : s’arrêter et réfléchir. Le déclic, le réveil se fera soit par « grâce », soit par une crise dans la vie, soit par une rencontre, par un témoignage vivant.

Prenons du recul pour voir ce qui est indispensable. Nous verrons que nous nous encombrons avec toutes sortes de choses. Sans mépris, je constate que la plupart des mes concitoyens ont été abrutis (au passif) : ils sont manipulés à longueur de journée et ils en redemandent. Repensons alors à Etienne de La Boétie qui, à 18 ans, écrit Le Discours de la servitude volontaire (1549). Nous y sommes plus que jamais.


Les objecteurs de croissance

Nous devons proposer aux personnes d’autres nourritures que ce dont on les gave. On dit souvent que les objecteurs de croissance sont catastrophistes, qu’ils veulent nous faire revenir à l’époque des cavernes. Je crois plutôt qu’ils ont conscience et horreur de cette dégradation de l’humain. Pour moi la décroissance n’est pas du tout un salut. C’est juste un premier degré de réhumanisation de l’humanité. C’est le socle sur lequel l’humanité peut se relever moralement et spirituellement. Cela peut être un choc de conscience.

Nous sommes aujourd’hui dans l’oubli de la dimension transcendante de l’être humain et de l’existence. On ne peut plus que s’identifier à la loi pure, aux gadgets mécaniques ou aux nouvelles technologies. Nous avons aussi de nouveaux cultes, comme le culte du cosmos, dans les années 80. Les prêtres étaient les astrophysiciens, le Dieu créateur était le big-bang. Nous avons ensuite connu le culte de la terre-mère Gaia et maintenant nous sommes dans le durable. Et personne ne rigole, ce n’est pas drôle notre époque, car quand on a évacué la dimension intérieure de son existence, on est sérieux comme des papes. Il n’y a pas beaucoup d’humour.

« La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables » a écrit Antonin Artaud (1896-1948). C’est cela qui nous manque, ce genre de prophète ou de prophétesse, cette poésie, ce lyrisme. La liberté est dans nos ressources intérieures. Aucun esclave ne peut montrer la liberté aux autres. Il ne fera qu’un peuple d’esclaves. On ne peut pas sortir de ce débat sans résoudre la question de la servitude ou de la liberté, l’esprit d’aliénation auquel on consent, ou l’éveil qui est sortie de la prison.

jeudi 11 novembre 2010

Post-matérialisme (8) Du bon usage des crises

Nous vivons une époque de crise. Sur ce constat tout le monde est à peu près d’accord. Là où nous ne le sommes plus, c’est quand il s’agit d’interpréter le sens d’une crise qui se décline, se diffracte et se diffuse à travers de nombreuses dimensions : personnelle et sociale, économique et environnementale, culturelle et morale.

A tous ceux qui, à longueur d’articles ou de livres, s’interrogent sur le sens de ces crises diverses en se perdant dans les détails factuels d’une analyse spécialisée, comme à ceux qui cherchent un éclairage profond et lumineux pour comprendre la situation critique où nous nous trouvons, on ne peut que recommander la lecture de ce bel ouvrage de Christiane Singer, Du bon usage des crises, paru en 96.

Ce livre est un recueil de conférences prononcées lors de divers événements, congrès ou tables rondes. La conférence qui donne son titre à l’ouvrage a été prononcée le 15 juin 1991 à Mirmande à l’occasion du dixième anniversaire du Centre Durkheim dans la Drôme.

Une conspiration contre l'esprit
Pour Christiane Singer, notre époque moderne, profondément matérialiste, est le théâtre de « la plus gigantesque conspiration d’une civilisation contre l’âme, contre l’esprit. » Une civilisation qui transforme les êtres humains en êtres de manque « des êtres qui réclament sans cesse à cor et à cri au-dehors ce qui leur manque à l’intérieur. En les tournant vers l’extérieur, on les dépouille de cette dimension d’intériorisation qui en fait des êtres libres ».

Dans un telle civilisation fondée sur le déni de l’essentiel, la crise remplace l’initiation : « Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer en profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être. »

Prononcée voilà près de vingt ans, cette conférence est aujourd’hui d’une brûlante actualité. Au-delà des spéculations intellectuelles et des analyses fragmentaires qui fleurissent dans les médias et en librairie, Christiane Singer nous donne à voir l’origine réelle – existentielle et spirituelle – des diverses crises que nous traversons.


Du bon usage des crises. Christiane Singer

Ne soyons pas si mesquins, et disons du bon usage des crises, catastrophes, drames, naufrages divers. J’ai gagné la certitude, en cours de route, que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Et le pire, comment pourrais-je exprimer ce qu’est le pire ? Le pire, c’est bel et bien d’avoir traversé la vie sans naufrages, d’être resté à la surface des choses, d’avoir dansé au bal des ombres, d’avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n’avoir jamais été précipité dans une autre dimension.

Les crises, dans la société où nous vivons, sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, quand on n’en a pas à portée de main, pour entrer dans l’autre dimension. Dans notre société, toute l’ambition, toute la concentration est de nous détourner, de détourner notre attention de tout ce qui est important. Un système de fils barbelés, d’interdits pour ne pas avoir accès à notre profondeur.
C’est une immense conspiration, la plus gigantesque conspiration d’une civilisation contre l’âme, contre l’esprit.

Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer en profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être. […]

Ce serait une erreur de croire que la crise est quelque chose de normal, d’inhérent à la nature humaine. Il y a de nombreuses sociétés (toutes les sociétés traditionnelles) qui ne la connaissent pas. Un ami anthropologue m’a rapporté ces mots d’un africain : « mais non monsieur, nous n’avons pas de crise, nous avons des initiations. »

L’initiation est la ritualisation des passages, la possibilité pour l’homme de passer d’un état d’être naturel, premier, à cet univers agrandi, où l’autre versant des choses est révélé. Et il s’avère que toutes ces initiations, dans leur incroyable diversité et inventivité, ont toutes la même visée : mettre l’initié en contact avec la mort, le faire mourir selon le vieux principe du « meurs et deviens ».

Que ce soient les rites des aborigènes qui enterrent les néophytes pendant trois jours sous des feuilles pourries, ou les épreuves auxquelles sont soumis les jeunes Indiens, il n’y a pas un rite pourtant – qui soit aussi cruel que l’absence de rite. Et la vie n’a d’autre choix que de nous précipiter ensuite dans une initiation, cette fois sauvage, qui est faite non plus dans l’encadrement de ceux qui nous aiment, ou qui nous guident, de chamans, de prêtres ou d’initiés, mais dans la solitude d’un destin.

Ces catastrophes ne sont là que pour éviter le pire ! Il peut paraître très cynique de parler ainsi. J’ai connu cette période où lorsqu’on entend une chose pareille, et que l’on est plongé dans un désespoir très profond, ces propos paraissent d’un cynisme insupportable. Et pourtant quand on a commencé à percevoir que la vie est un pèlerinage, quand à une étape de ce pèlerinage on regarde en arrière, on s’aperçoit vraiment que les femmes, les hommes qui nous ont le plus fait souffrir sur cette terre sont nos maîtres véritables, et que les souffrances, les désespoirs, les maladies, les deuils ont été vraiment nos sœurs et nos frères sur le chemin.


La Nature du Réel

Nous l’écrivions à la fin de notre dernier billet : si les crises sont des pédagogues sévères et rigoureuses, parfois monstrueuses, c'est qu'elles nous montrent les limites d’une pensée réductionniste, impuissante à donner du sens et à créer du lien. Parce qu’elles sont initiatiques, les crises nous ouvrent à une nouvelle vision du monde et de nous-mêmes, en nous obligeant à penser et à vivre autrement. La crise est alors à l’origine d’une transformation intérieure - vécue par chacun d’entre nous - qui rayonne sur le monde qui nous entoure.

Dans une autre conférence prononcée à l’université de Cordoue en mars 1989, lors d’un colloque réunissant sociologies, politologues et philosophes sur « Le futur de l’homme – Un nouvel humanisme ? » Christiane Singer met en cause la fausse clarté réductionniste de la pensée moderne et le sectarisme théorique qui en découle, empêchant ainsi de saisir la nature du réel, sa complexité et sa dynamique évolutive.

Ce texte inspiré est le manifeste prémonitoire d’une culture intégrale en train d'émerger actuellement : « Dans ce système de fausse clarté réductionniste, toute complexité est perçue comme une injure. Il n'y a pas de place pour le chatoiement, la multiplicité des approches et des niveaux, la complémentarité des visions... Il serait temps de ne plus remplacer une option par une autre, de retrouver goût à cette perpétuelle mouvance, à l’infinie fluctuation des apparences, à ce transfert permanent d’énergies et d’informations, à ce jeu d’échos et de résonances dont frémissent la matière créée et l’esprit – c’est tout un. »
Tel est, exprimé dans une langue vivante et inspirée, le mouvement d'une pensée post-matérialiste qui se libère de l'emprise du réductionnisme dominant pour s'éveiller à une compréhension globale où chaque phénomène est perçu comme l'expression significative du contexte où il se manifeste. L'intégration d'une multiplicité d'approches et de niveaux permet ainsi la complémentarité des visions en lieu et place de la fragmentation infinie des spécialisations disciplinaires.


Le futur de l’homme, un nouvel humanisme ? Christiane Singer

Pourquoi est-il si difficile pour notre civilisation de comprendre la nature du Réel – son mouvement fluctuant, son incessante métamorphose, ce tissu de corrélations et de complémentarités qui le constituent ?

La science contemporaine, et surtout la physique nucléaire, depuis
Werner Heisenberg et Neils Bohr, ont beau nous apporter confirmation de cette nature du réel dont témoignent les anciens systèmes cosmologiques et religieux : nous persistons dans nos sociétés à chausser les lunettes réductionnistes d’un positivisme étroit à la Auguste Comte

Dans ce système de fausse clarté réductionniste toute complexité est perçue comme une injure. Il n’y pas place pour le chatoiement, la multiplicité des approches et des niveaux, la complémentarité des visions. L’esprit, tout comme la nature entière, se trouve menacé par l’effondrement du champ vibratoire, par l’entropie. Toute théorie est aussitôt atteinte du virus mortel du monopole et tend à s’imposer férocement comme exclusive, inconciliable.

Toute notre histoire européenne, tant sur le plan des idées que sur le plan social et politique, est une histoire d’ostracisme et de persécution, d’extradition et d’exclusion. Partout se nouent dans le tissu social ces nœuds de fixation, de prolifération, ces ulcères cancéreux.

Il serait temps de ne plus remplacer une option par une autre, de retrouver goût à cette perpétuelle mouvance, à l’infinie fluctuation des apparences, à ce transfert permanent d’énergies et d’informations, à ce jeu d’échos et de résonances dont frémissent la matière créée et l’esprit – c’est tout un.

Il serait temps de nous souvenir de ce que nous savons au plus profond de nous-mêmes – que les antonymes ne sont qu’une seule et même réalité, les deux côtés d’une même médaille, surgis d’une seule et même coulée ! Le monde est ce lieu de l’alliance où se célèbre la rencontre des antonymes, où le feu et la glace, le doux et l’amer, le jour et la nuit, la fête et le deuil, la vie et la mort, l’homme et la femme fêtent ensemble leurs arcanes.

Beaucoup le soupçonnent déjà : cette révolution dont il est question ici se joue en chacun de nous. Il ne s’agit pas d’un phénomène de masse qui bon gré mal gré (et le plus souvent mal gré !) transforme la vie de chacun, mais d’une transformation intérieure qui, à partir de chacun de nous rayonnera sur le monde qui nous entoure. Je n’hésite pas en ce lieu au plaisir de raconter une merveilleuse histoire de la tradition soufie :
« Un vieil homme est interrogé sur la trajectoire de son existence jusqu’à ce jour. Et voilà comment il en résume les trois étapes : A vingt ans, je n’avais qu’une prière : mon Dieu, aide-moi à changer ce monde si insoutenable, si impitoyable. Et vingt ans durant, je me suis battu comme un fauve pour constater en fin de compte que rien n’avait changé. A quarante ans, je n’avais qu’une seule prière : mon Dieu, aide-moi à changer ma femme, mes parents et mes enfants ! Pendant vingt ans, j’ai lutté comme un fauve pour constater en fin de compte que rien n’avait changé. Maintenant, je suis un vieil homme et je n’ai qu’une prière : mon Dieu, aide-moi à me changer - et voilà que le monde change autour de moi ! »

lundi 8 novembre 2010

Post-matérialisme (7) Le Nouvel Air du Temps (fin)

Attention !... Le post-matérialisme qui constitue le nouvel air du temps et dont il a été question dans le billet précédent ne doit pas être confondu avec le retour à une tradition pré-moderne, qui, de fait, était pré-matérialiste.

Impliqué dans son contexte naturel et humain, immergé dans une totalité organique, l’homme concret des traditions participe à un ordre communautaire intégré harmoniquement dans un Cosmos à la fois naturel et symbolique. Sa sensibilité à la fois instinctive et intuitive lui fait percevoir ce Cosmos comme la manifestation d’une force transcendante qui l’anime et le guide, lui et les siens. Dans cette perspective traditionnelle qui peut être animiste ou vitaliste, énergétique ou spiritualiste selon le niveau évolutif des cultures et des époques, le matérialisme n’a aucun sens.
Quelques rares penseurs de l’antiquité – Démocrite, Epicure, Lucrèce – ont fait du matérialisme une méthode pédagogique qui vise à combattre par la lucidité le rapport pervers entre peur et superstition. Ce matérialisme antique est aussi le cadre d’une morale immanente plus aisée à comprendre et moins exigeante à suivre que la quête initiatique d’une métanoïa qui est celle d’un retournement de la conscience de l’extérieur vers l’intérieur.

Le matérialisme est, stricto sensu, une solution de facilité : une fascination de la conscience pour le monde des apparences auquel elle s'identifie en faisant abstraction de l'intériorité et de l'intention transcendante dont elle procède. Ce n’est pas un hasard si le matérialisme comme vision du monde et l’athéisme qui lui est inhérent, n’ont vraiment pris forme qu’avec l’avènement de la science et de sa méthodologie réductionniste au dix neuvième siècle. Ils en sont consubstantiels. Car - et c’est un paradoxe - le matérialisme est avant tout une abstraction.


Une abstraction

Plus l’homme devient abstrait et plus il est matérialiste. Plus il est matérialiste et plus il fait abstraction d’une dimension essentielle de l’humanité : celle qui, n’étant réductible à aucune dimension observable ou quantifiable, réside dans le mystère de l’intériorité et se manifeste, de manière qualitative, à travers la sensibilité esthétique, le sens éthique, l’intuition créatrice, l’imagination symbolique ou l’inspiration spirituelle.
Parce que les lunettes abstraites de la modernité ne lui permettent de participer à ce mystère, elle le déclare inexistant. Pire : elle combat toute démarche intuitive comme la résurgence d’une mentalité archaïque qui brouille la modélisation abstraite. En apportant prospérité et confort à une minorité d’être humains, souvent aux dépens de continents entiers, le progrès technologique a, dans le même temps, limité la conscience à une visée utilitaire et instrumentale qui nie la richesse spirituelle et symbolique de l’intériorité.

Cette pensée instrumentale a permis d’explorer la dimension particulaire de la matière où les savants ont notamment découvert le phénomène quantique de non-séparabilité que l’on peut résumer ainsi : dans le monde particulaire, tout est lié. Aux frontière de l’infiniment petit nous n’avons pas seulement découvert les limites de la matière mais aussi celle de la méthode scientifique : comment penser un tout unifié, à la fois indivisible et interdépendant, où l’observateur est impliqué, à partir d’une approche objectivante et réductionniste ?
Directeur du département de physique à l’université de Berkeley, Geoffrey Chew répond ainsi à cette question : «Les physiciens ont prouvé rationnellement que nos idées rationnelles sur le monde dans lequel nous vivons sont profondément déficientes. Notre lutte habituelle en physique avancée peut ainsi n’être qu’un avant-goût d’une forme complètement neuve de l’intellect humain, effort qui non seulement sera extérieur à la physique mais ne pourra même pas être qualifié de scientifique.» Et si cet effort était celui d’une pensée intégrative ? L’exploration des limites ultimes de la matière ouvre la voie à une vision post-matérialiste fondée sur une nouvelle épistémologie.


La transe réductionniste
Comme son nom l’indique, le réductionnisme est une approche qui tend à réduire un ensemble à ses éléments les plus simples. Si elle permet d’identifier certain nombre de mécanismes reproductibles, cette méthode est bien incapable de rendre compte de la dynamique d’intégration comme de l'infinie complexité des relations qui sont au cœur de la matière et de la vie, et -plus encore - au cœur de la psyché et de la conscience.
Plus les savants avancent dans leurs découvertes et plus le mystère s’épaissit. Au lieu de le résoudre, ils le dissolvent à travers la fragmentation disciplinaire et analytique. Le réductionnisme s’apparente aux lois de la transe hypnotique : absorption de la conscience en un seul point et abstraction du monde environnant. Ainsi, pour prouver une hypothèse, plus on augmente l’exactitude de la mesure et plus on en rétrécit le champ d’observation.
Ce rétrécissement du champ d’observation va de pair avec une abstraction complète du contexte ambiant, et ce dans les deux sens du mot abstraction. Le premier sens est celui d'une opération intellectuelle qui consiste à séparer ce qui est lié de manière organique. Le second sens est celui de l'oubli, puis du déni, de ce lien organique originel au profit d'une vision mécanique et objective à visée instrumentale.
Grâce à la transe réductionniste, les savants deviennent hyper spécialisés dans un domaine : ils en savent de plus en plus sur de moins en moins. Nous croyions nous éveiller à une conscience plus ample et plus unifiée, née de la co-naissance avec notre milieu, mais en fait la transe réductionniste nous endort dans la fragmentation monstrueuse d’un savoir de plus en plus spécialisé.
La perversion du matérialisme naît de la confusion entre la connaissance – toujours initiatique et transformatrice - et le savoir, objectif et instrumental. A l’inflation hyperbolique des données correspond le déficit croissant d’un sens dilué dans un abîme de perplexité.


Plus d'explication, moins de compréhension.
Paradoxe : plus on explique et moins on comprend. Alors que l’explication concerne la définition des faits, leur mesure et leur analyse, la compréhension naît de l'interprétation des faits dans le cadre d'un contexte global qui leur donne du sens. Moins on comprend et plus on cherche à expliquer en rétrécissant davantage les domaines d’observation et en multipliant ainsi à l’envie des disciplines qui nécessitent une spécialisation croissante, devenant ainsi étrangères les unes aux autres, comme autant d’îlots perdus dans un océan de données.

A la prolifération cancéreuse des disciplines correspond une impuissance maladive de la science à donner une perspective globale qui nécessiterait des méthodes d’intégration fondées sur une autre épistémologie. Cette différence entre explication et compréhension, savoir et connaissance, inspire les questions suivantes à Edgar Morin :

« Peut-on se satisfaire de ne concevoir l’individu qu’en excluant la société, la société qu’en excluant l’espèce, l’humain qu’en excluant la vie, la vie qu’en excluant la matière, la matière qu’en excluant l’univers ? Peut-on accepter que la mesure, la prévision, la manipulation fasse régresser l’intelligibilité ? Peut-on accepter que la connaissance se fonde sur l’exclusion du connaissant, que la pensée se fonde sur l’exclusion du pensant, que le sujet soit exclu de la construction de l’objet ? Que la science soit totalement exclue de son insertion et de sa détermination sociale ? Peut-on accepter une telle nuit sur la connaissance ? » (La Méthode)


Hasard et nécessité
Troupeau d’aveugles dans un tunnel sans fin, nous sommes ainsi condamnés à une double peine. Fascinés par le monde objectif auquel le matérialisme identifie la conscience, nous avons perdu non seulement les clés intérieures permettant de comprendre le sens du projet humain mais, en plus, nous sommes devenus incapables de rendre intelligible notre milieu objectif, noyés que nous sommes dans un océan de données - produites par une galaxie de disciplines - qu’aucune perspective globale ne parvient ni à agréger ni à interpréter.

En posant sur le monde un regard abstrait et réducteur nous voyons le spectacle d’un monde hétérogène tout en nommant hasard le processus qui fonde cette hétérogénéité !... L’incompréhension nous devient naturelle, comme l’expression et la preuve d’un monde régi par le hasard et la nécessité, dont la montée évolutive en complexité n’obéit à aucune finalité.

Et c’est ainsi que nous avons pu lire sous la plume du prix Nobel Jacques Monod ce qui apparaît comme une ânerie monumentale pour toutes les autres cultures qui, depuis la nuit des temps - parce qu’elles ne sont pas aveuglées par une perspective réductionniste - sont fondées sur une profonde harmonie entre le microcosme humaine et le macrocosme universel : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part.» (Le hasard et la nécessité)

Phrase emblématique d'une condition humaine devenue celle d’un exilé dans un monde aussi étrange qu’étranger. Un exilé qui cherche à compenser l’inflation de la mesure par une démesure insensée. Dans cette perspective réductionniste, la totalité devient une illusion régressive et la finalité un obstacle épistémologique sur la voie de la science, donc du progrès !....


Schizoïde modernitéCe qui fonde le réductionnisme instrumental de la science moderne, c’est le déni de la totalité et de la finalité. La pensée abstraite et la méthode analytique qui en résulte sont incapables de rendre compte de la participation sensible et concrète de notre subjectivité à notre milieu naturel, humain et cosmique à travers le lien homéotélique unissant la partie et le tout.

Bergson l’a montré avec génie : enfermée dans un formalisme abstrait, la tradition occidentale réduit la dynamique inhérente à la conscience à une représentation conceptuelle incapable de rendre compte du mouvement interne de l’intuition créatrice. Le profond désarroi contemporain naît du fossé entre le flux intuitif et évolutif de la conscience et nos représentations abstraites, foncièrement statiques et mécaniques, élaborées pour maîtriser notre environnement matériel.

Le mouvement créateur de l’intuition ne se reconnaît pas dans le miroir figé et réifié que lui renvoie la raison instrumentale. C’est ainsi que l’homme contemporain devient schizoïde, écartelé entre le champ de son intériorité créatrice, toujours en mouvement, et un monde d’autant plus statique et fragmenté qu’il est devenu l’objet exclusif de la raison instrumentale.

Ce dispositif schizoïde a une conséquence majeure : la modernité a découvert au cœur de la vie une dynamique évolutive dont elle ne parvient pas à saisir le sens, prisonnière qu’elle est d’une conception réductionniste qui l’empêche de penser en terme systémique de globalité et d’intégration. C’est ainsi qu’elle réduit la dynamique de l’évolution à sa dimension biologique et cette évolution biologique à des mécanismes d’adaptation qui sont ceux de la sélection naturelle. Elle passe de ce fait à côté de la dimension essentielle du processus évolutif qui concerne l’être humain dans sa totalité à la fois biologique, psychique, cognitive et spirituelle.


Refus de la déshumanisation
La pensée instrumentale a fait autant de merveilles sur le plan de la technique qu’elle a creusé chez l’être humain, un profond vide existentiel et symbolique. La simultanéité, l’intensité et la profondeur des multiples crises qui nous traversent autant que nous les traversons sont autant d’échos extérieurs à cette crise fondatrice entre la dynamique créatrice de la subjectivité vivante et la mécanique d’une pensée instrumentale, devenue hégémonique.

Si ces crises sont des pédagogues sévères et rigoureuses, parfois monstrueuses, c'est qu'elles nous montrent les limites de la pensée instrumentale et son incapacité fondamentale à donner du sens et à créer du lien. Elles nous obligent à penser et à vivre autrement. La réaction à cette situation tragique est l’émergence d’une vision post-matérialiste qui n’accepte pas la domination du réductionnisme et du formalisme abstrait, au cœur du matérialisme moderne.

L' instrumentalisation et la fragmentation de l’humain sont à l'origine d'une profonde déshumanisation. Né du refus de cette déshumanisation le post-matérialisme exprime la nécessité absolue dans laquelle nous nous trouvons d’inventer une autre épistémologie - intégrale - permettant à l'individu d'interpréter son expérience à partir d'une vision globale, à la fois évolutive et contextuelle.
(A suivre...)

mercredi 3 novembre 2010

Post-matérialisme (6) Le Nouvel Air du Temps

L’air du temps est cette petite musique qui donne le ton d’une époque en définissant l’ambiance et les relations à partir desquelles se tisse les représentations culturelles et le lien social. C’est une sorte de mélodie secrète qui, tel un aimant, attire à elle la limaille de l’intersubjectivité en configurant la conscience collective autour de quelques thèmes centraux. Qu’est ce qu’une société si ce n’est l’orchestration de cet air du temps par des singularités qui l’interprètent à travers leur histoire et leur sensibilité particulière ?

L’air du temps se capte de manière intuitive par la participation sensible de la subjectivité aux mouvements de la vie collective. Il s’observe aussi à travers l'émergence d'un certain nombre de phénomènes nouveaux dans le domaine culturel et social. Cette méthode qui allie implication et observation est celle d’une sociologie compréhensive, initiée par Max Weber, qui perçoit le champ social comme incarnation de l’esprit du temps.

L’esprit du temps est la matrice immatérielle, à la fois spirituelle et imaginaire, qui va inspirer l’air du temps, c'est-à-dire le style singulier d’une époque. Et c’est ce style lui-même qui, dans un espace-temps donné, va former aussi bien l’intersubjectivité culturelle et la subjectivité personnelle que les formes objectives – comportementale, économique, sociale, technique et politique – à travers lesquelles s’expriment la conscience collective et individuelle.

Tel est le souffle secret de l’histoire humaine : l’esprit du temps inspire l’air du temps qui s’exprime à travers la forme d’une époque. Dans la perspective d’une sociologie intégrale, cet esprit du temps n’est lui-même rien d’autre qu’une note dans l’immense partition de l’évolution cosmique.


Un changement d’époque

Si nous évoquons ainsi l’air du temps et son importance c’est que les observateurs les plus fins de la vie sociale et culturelle sont unanimes : ce n’est pas parce que nous changeons d’époque que l’air du temps est en train de changer, c’est parce qu’il est en train de changer que nous changeons d’époque.

Cette compréhension échappe trop souvent à une discipline sociologique encore fascinée par les méthodologies réductionnistes qui considèrent le fait social comme un objet à analyser de la même manière que le font un physicien ou un chimiste pour leur objet d’étude.

Ce sont généralement des créateurs inspirés ou des penseurs visionnaires qui sont les mieux à même d’exprimer l’air du temps à travers une forme esthétique ou conceptuelle dans laquelle la collectivité reconnaît à une époque donné le souffle nouveau qui l’anime. Le sociologue doit donc aussi se faire visionnaire inspiré pour participer intuitivement aux mouvements créateurs de la conscience collective.


Un formalisme

L’air du temps moderne était orienté vers la conquête du monde. Il s’agissait de se rendre « comme maître et possesseur de la nature » suivant en cela la proposition de Descartes. Cette culture de la domination fut celle d’une pensée instrumentale et utilitaire au service d’une sensibilité individuelle et progressiste. La modernité fut l'époque du passage de l’économie du salut au salut par l’économie selon Max Weber.

A l’origine d’une vision à la fois abstraite, formelle et quantitative de l’être humain et du monde, l’air du temps moderne est matérialiste. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le matérialisme prend son essor à partir du dix-huitième siècle en même temps que la méthode scientifique qui réduit tout phénomène physique et humain à ses aspects observables et quantifiables.

Le matérialisme est un formalisme c'est-à-dire l’identification de la conscience aux formes objectives de son attention. Le formalisme moderne repose sur l’identification de l’intention transcendante à la conscience subjective et de la subjectivité à l’objet de son attention. Identifications qui entraînent le déni d’une intra-subjectivité où s’origine le processus d’objectivation comme celui d’une intersubjectivité culturelle d’où émerge la subjectivité individuelle.


Un réductionnisme

Le matérialisme est un réductionnisme. Cette identification aux formes objectives de l’attention conduit la conscience moderne à percevoir son environnement physique comme l’unique réalité. Une réalité avec laquelle on fait connaissance sur le mode empirique de la sensation et sur celui, abstrait, de la représentation conceptuelle.

Il s’agit bien - et la racine étymologique du mot concept en témoigne (kap : prendre) – de chasser, capter, capturer une réalité extérieure afin de s’en faire une représentation abstraite qui permet d’agir sur elle. Et, de fait, c’est la sensibilité qui est pourchassée comme parasite brouillant le processus de purification logique. Chassée avec elle, toutes les ressources cognitives de l’intuition qui permettent de co-naître avec son milieu, aussi bien par les voies organiques de l’instinct vital que par les voix inspirées de l'intuition créatrice ou celles, poétiques, de l’imagination symbolique.

Peu à peu cet air du temps matérialiste va emporter dans son tourbillon réductionniste des parties de plus en plus importantes de la culture et de l’épistémologie, de l’imaginaire et de la subjectivité, de la société et des systèmes techniques, politiques et économiques à travers lesquels elle s’organise. Transformant ainsi l’homme en fantôme errant en quête de sens.


Le post-matérialisme

Tel Faust ayant vendu son âme, l'homme moderne s'aperçoit que le prix du progrès technique et du confort matériel est celui du ravage de la nature, d’une pensée en miettes, d’un individu désaffilié, compensant sa solitude et son mal-être par une addiction consumériste, une prédation productiviste et une spéculation financière complètement déconnectée de l’économie réelle. Autant de symptômes d’une démesure qui s’impose à l’humanité chaque fois qu’elle perd le sens de sa finitude comme celui de sa finalité.

Les multiples crises que nous traversons sont autant de signaux d’alarme qui annoncent la fin de la pièce. En même temps que le rideau est en train de tomber sur cette époque révolue, un autre air du temps est en train de se faire entendre par les oreilles les plus fines : celui d’une métanoïa, cette conversion de l’extérieur vers l’intérieur que Maffesoli nomme l’invagination du sens.

Comme l’air matérialiste du temps moderne fut l'avènement du salut par l’économie, l’air post-matérialiste du temps post-moderne est celui de la Survie par l' écosophie.
La survie de l’espèce est effectivement conditionnée par la Survie des individus et des communautés qui la composent. Cette Survie est une vie intégrale qui refuse le formalisme abstrait et le réductionnisme déshumanisant pour envisager l’homme dans toutes ses dimensions, intérieures et extérieures, individuelles et collectives, matérielles et spirituelles. Un être humain concret et global, tout à la fois corps, psyché, cognition, culture et spiritualité.

Ce nouvel air du temps enchante les consciences des individus les plus créatifs qui constituent des réseaux au sein desquelles s’échangent des intuitions, des perceptions et des idées nouvelles. S’il est une évidence partagé dans ces réseaux c’est que le bonheur n’est pas réductible à la croissance quantitative de la production et à la course compulsive à la consommation qui constituent la diastole et la systole du système capitaliste, incarnation faustienne du matérialisme moderne.


Sagesse et sobriété

Une évidence que l’on peut résumer ainsi : remettre l’homme au cœur de la société et l’esprit au cœur de l’être humain sont l’avers et le revers d’une même quête. L’homme ne pourra dépasser cette angoisse existentielle qu’il cherche à compenser dans l’ivresse de la démesure qu’en retrouvant le sens d’un mystère qui le fonde et le transcende à la fois.

Seule une quête de sagesse permet de se libérer des fantasmes infantiles d’omnipotence et d’omniscience née de cette angoisse existentielle qui ne trouve dans l'environnement moderne aucun cadre de référence symbolique permettant de l’apaiser et de la transfigurer.

La sobriété est le nom que le quotidien donne à la sagesse. Une sobriété qui permet de combattre l’ivresse de la démesure en retrouvant le sens d’une finitude ouvrant à la plénitude existentielle. L’air du temps est donc post-matérialiste. Un post-matérialisme fondé sur l'impérieuse nécessité de retrouver à la fois le sens de la sagesse et celui de la finitude, le sens du partage et celui de la communauté, sans lesquels l'espèce est condamnée à plus ou moins long terme.


L’Esprit du temps

Le passage d’une époque à une autre naît d’une transformation subtile de l’air du temps perçue par les sensibilités les plus fines. Patrick Viveret explique ainsi le changement en cours vers une heureuse sobriété : « Nous sommes à la fin du cycle des temps modernes qui furent marqués par ce que Max Weber, d'une formule saisissante, avait caractérisé comme "le passage de l'économie du salut au salut par l'économie". »
A nous, selon lui, d’effectuer la synthèse entre le meilleur de la modernité et de la tradition en procédant à un tri sélectif rigoureux concernant le pire généré par ces deux héritages. « C'est alors la co-construction d'une citoyenneté terrienne qui est en jeu, et la rencontre des sagesses du monde est alors un enjeu capital dans cette perspective où l'Homo sapiens sapiens, à défaut d'être une origine, pourrait être, devrait être un projet. »

Michel Maffesoli décrit ainsi cette évolution des mentalités : « Une véritable mutation anthropologique est en cours. Le mépris de la Terre et la dévastation du monde : tel est le résultat de la modernité qui consista en une mobilisation de l’énergie, individuelle et collective, vers un paradis céleste ou un paradis terrestre. Prendre soin de la « Terre Mère », en faire le fondement même de tout être ensemble : telle est l’inversion de polarité dont témoigne aujourd’hui la sensibilité écologique... A l’heure où, à la domination est en train de succéder l’ajustement, il est temps de réapprendre que la sagesse de la modération caractérise la profonde « nature des choses » Autrement dit que l’Esprit du temps est bien à l’invagination du sens. »

Un Esprit du temps identifié par le député Yves Cochet qui met cette vision au coeur du projet de l'écologie politique : « Disqualifier ainsi la puissance, l'utilitarisme et la surconsommation pour faire de l'écologie, de la sobriété et de la décroissance une mode, un esprit du temps, un nouvel imaginaire collectif, telle est notre vision. »

L’air du temps post-matérialiste est donc à la redéfinition des priorités, à la reconfiguration des mentalités ainsi qu’à l’invention de nouvelles formes de vie et de pensée à travers lesquelles le nouvel Esprit du temps s’épiphanise.

(A suivre...)