samedi 29 mai 2010

Le Sage et l'Erudit (3) Le Tapis Roulant


Ce billet est la suite des deux précédents : Le sage et l’érudit (1) et (2). Ce texte est la traduction française d’un dialogue entre Andrew Cohen - le sage - et Ken Wilber - l’érudit - paru en Juin 2006 dans le magazine EnligthnmentNext suite à la sortie du livre de Ken Wilber, Integral spirituality.
Il est possible de retrouver la série de dialogues entre Cohen et Wilber intitulée Le Sage et l'Erudit sur le site du magazine Eveil et Evolution qui est la traduction française du magazine américain. Ce site propose actuellement, à titre gratuit, la lecture passionnante d'un de ces entretiens intitulé Les interdynamiques entre la conscience et la culture.


Cohen : Parmi les nombreuses idées qui m’ont beaucoup frappées dans le livre, il y a tout ce qui concerne ce que vous nommez le « tapis roulant ».

Wilber : Je vais vous expliquer brièvement ce que j’entends par tapis roulant. Je commencerai par des statistiques concernant les stades de développement dont nous venons de parler. Et je me servirai des termes : égocentriques, ethnocentriques, géocentriques et Kosmocentriques qui sont des termes globaux pour parler d’une manière assez générale de certains stades de développement.

Si nous regardons au niveau mondial, à peu près soixante-dix pour cent de la population se situe à un niveau de développement ethnocentrique ou plus bas. Cela veut dire que soixante-dix pour cent de la population mondiale est nazie ! Et je dis cela comme une boutade mais avec tout le sérieux qui convient. Alors il faut se demander : à qui appartiennent les idées de ces croyances ethnocentriques ? Aux religions du monde. Selon Jean Gebser, le stade ethnocentrique correspond aux croyances mythiques.
Et les grandes religions du monde, parce qu’elles sont nées il y a deux ou trois mille ans, sont encore le réceptacle des composants mythiques et magiques de l’humanité. Cela signifie qu’elles croient que Moïse a bien ouvert la mer Rouge, que Lao Tseu avait réellement neuf cents ans à sa naissance et que Jésus est vraiment né d’une vierge biologique. Tous ces éléments sont mythiques et la religion est la seule discipline qui ait vraiment fait en sorte que les hommes et les femmes adhèrent à des éléments magiques et mythiques.

Maintenant, c’est très bien, mais le problème c’est que dans la religion liée au stade mythique / ethnocentrique / mème bleu / ambre, on croit également que notre sauveur ou notre Dieu est le seul Dieu possible. « Il n’y a qu’un Dieu ; Son nom est Allah » etc. Et si quelqu’un ne croit pas en ce Dieu ou en son représentant, il devient essentiellement de la chair à canon. C’est un infidèle et l’on peut tuer un infidèle. Non seulement ce n’est pas un péché...

Cohen : Non, on va au paradis.

Wilber : C’est une promotion professionnelle ! C’est là que réside le problème, qu’il s’agisse d’Allah, de Bouddha ou de qui que ce soit. Aum Shinrikyo, le groupe terroriste bouddhiste a mis du gaz sarin dans le réseau métropolitain de Tokyo. Cette tendance frappe donc n’importe quel croyant religieux au stade mythique de développement.

Le problème est aggravé par le fait que les régions du monde qui s’identifient au stade mythique ou ambre sont détenues par les religions du monde, et dès que l’on arrive à la région du monde liée au stade rationnel ou orange c’est la science qui prend le relais. Et c’est cet énorme conflit ouvert entre les niveaux mythique et rationnel, ambre et orange, qui crée ce que j’appelle un couvercle de cocotte minute sur le monde. C’est un problème incroyable.
Si l’on prend le terrorisme par exemple, chacun des actes terroristes les plus importants des trente ou quarante dernières années, inspirés par la religion, vient pratiquement sans exception de croyances liées au stade mythique / ethnocentrique / mème bleu / ambre. Et tous disent fondamentalement la même chose : « Dans le monde lié au stade rationnel / moderne / orange, il n’y aura pas de place pour ma religion ». Et donc, ils essaient de le faire exploser.

Maintenant, toutes les formes de religion ne sont pas mythiques ou ethnocentriques. Il existe des formes rationnelles de religion, des formes pluralistes de religion, etc. Il y a par exemple des formes rationnelles ou géocentriques de christianisme qui se sont mises en place avec Vatican II, ce concile au cours duquel il a été dit : « Le christianisme n’est pas la seule voie de salut. D’autres religions peuvent l’être également ». C’est le christianisme ethnocentrique en évolution vers le christianisme géocentrique. On peut encore croire au Christ en tant que sauveur personnel, en tant qu’individu ayant eu une profonde réalisation et dont on aimerait égaler la conscience, quelqu’un qu’on aimerait voir devenir une partie vivante de notre vie. C’est tout à fait bien et légitime.

Et si les leaders religieux pouvaient expliquer cela, s’ils disaient à leurs fidèles : « Voyez, c’est bien d’avoir cette foi fervente en Jésus, en Jéhovah, en Allah, en la Grande Déesse ou en Marie, ou en celui que vous pensez être l’unique sauveur, mais le Saint-Esprit parle de différentes manières et apparaît parfois sous différentes formes à d’autres peuples qui peuvent eux aussi trouver le salut » Dire simplement quelque chose comme cela, à partir d’un niveau orange ou géocentrique, désamorcerait la haine du croyant envers tout autre être humain sur la planète. Et il appartient à la religion et à ses leaders de faire comprendre cela.

Donc, le seul problème, le plus important dans le monde d’aujourd’hui, est que soixante-dix pour cent de la population est piégé à un niveau ethnocentrique ou inférieur par le conflit entre la religion et la modernité. La science et la modernité sont assises au-dessus des grandes régions qui sont le fief des religions traditionnelles. Et il y a cet énorme conflit qui empêche les gens de soustraire leur foi du niveau mythique, ethnocentrique et ambre pour l’élever jusqu’au niveau rationnel, géocentrique et orange.

Il faut donc que les dirigeants religieux commencent à comprendre que la religion peut fonctionner comme un tapis roulant parce qu’en réalité elle recueille les gens aux stades archaïque, magique et mythique, et peut les aider à cheminer vers les stades rationnel, pluraliste, intégral et au-delà. Rappelez-vous : on part encore tous de zéro et on doit se développer à travers ces grands niveaux ou ces vagues de conscience.
Il y aura toujours des gens qui croiront au magique et au mythique, et c’est bien comme ça. Mais la religion peut fonctionner comme un tapis roulant qui les emmène dans des structures supérieures, et elle seule peut le faire. Donc cette image du tapis roulant exprime le rôle que peut avoir la religion dans le monde moderne et post-moderne, et auquel elle n’a pas encore pensé. Si elle adoptait cette façon de voir les choses, ce serait une démarche radicale et révolutionnaire

Cohen : Néanmoins pour que cela arrive, il faudrait que les leaders religieux eux-mêmes évoluent au moins jusqu’aux niveaux rationnels et pluralistes, voire même intégraux. Il faudrait qu’ils aient au moins une perspective géocentrique, de façon à mesurer combien ce saut évolutif serait radical et absolument nécessaire pour retirer ce couvercle de la tête de soixante-dix pour cent de la population mondiale qui pourrait alors entrer dans le monde moderne et post-moderne. On pourrait alors réellement commencer à être un seul monde, au lieu d’un ancien monde contre un monde nouveau, le monde pré-moderne combattant le monde moderne et post-moderne.

Wilber : C’est exact. Il faudrait qu’ils atteignent au moins le niveau orange...

Cohen : ... pour qu’ils commencent à mesurer la nécessité impérative d’interpréter leurs propres traditions avec plus de hauteur, non seulement pour la paix mondiale mais pour la survie même de nos espèces.

Wilber : Je ne vois pas d’autre voie. Ce qui doit arriver, dans un sens, est un mouvement de type « Vatican II » pour toutes les religions du monde, une tentative de se hisser à la hauteur du stade orange. Et bien sûr elles peuvent le faire à l’intérieur même de leurs traditions. Il y a, dans chaque grande religion, de nombreuses raisons légitimes pour passer à une compréhension au minimum géocentrique. Mais avant que cela n’arrive, vous avez raison, c’est « la règle des nazis ». Et bonne chance... (Ndt : Wilber fait référence à l'idéologie nazie en tant que paradigme d'une conscience totalement ethnocentrée).
Le tapis roulant doit vraiment fonctionner dans le monde pour déplacer des masses de gens de l’ambre à l’orange, du mythique au rationnel. Et dans nos cercles d’influence, la tâche est bien sûr de faire passer les gens du vert au sarcelle (teal) et au turquoise, du pluraliste à l’intégral.

Cohen : La tâche qui nous incombe, dans nos cercles d’influence, est de prendre ce sentiment de soi hautement évolué et individué qui est le nôtre avec son extraordinaire capacité à l’objectivité et à l’auto-réflexivité et de le libérer de sa propre auto-adoration narcissique pour qu’il embrasse un cadre hiérarchique ou, comme vous dîtes holarchique, plus grand, dans un contexte évolutif ou de développement.

Quand j’étais en visite en Israël, il y a quelques mois, je pensais beaucoup à tout cela. Il m’est apparu qu’à mesure que nous nous élevons à travers les stades de développement – de l’ambre chrétien, judaïque, islamique ou bouddhique etc... à l’orange et au vert jusqu’au deuxième tiers du spectre des niveaux de conscience et au-delà – le lieu d’identification du soi en évolution, en passant du géocentrique au Kosmocentrique commence tout naturellement à se détacher de toute identité qui ne serait pas universelle.
Il semblerait que notre identité aille de plus en plus vers une perception de soi vraiment universelle et dans un même temps s’éloigne de toute notion de soi qui ne correspondrait pas à cela, y compris l’appartenance à une tradition historique, que celle-ci soit bouddhiste, juive, chrétienne, musulmane ou autre.

Wilber : Oui. Parce qu’alors tout ce qu’il reste à transcender est ce que les bouddhistes appellent « l’esprit de lignée ». Ce qu’il faut, en fait, c’est « transcender et inclure. » On peut toujours honorer notre lignée – c’est « inclure » – mais on doit également la transcender.

Cohen : Une identité Kosmocentrique telle que je l’entends, est basée sur l’éveil direct au soi authentique ou à l’impulsion évolutive qui - comme vous l'avez fait remarquer - commence seulement à émerger quelque part entre un niveau géocentrique et Kosmocentrique de développement.

Wilber : Et comme vous le savez, il n’y a pas encore de lignée correspondant à cela.

Cohen : C’est toute la question, car l’on s’identifie à l’impulsion créatrice en tant que telle, qui est en fin de compte la perception de soi Kosmocentrique comme elle est expérimentée le plus authentiquement. Et il n’y a pas d’identité relative pour cette partie du soi. Cela voudrait dire, par conséquent, qu’à mesure que l’humanité progresserait vers ces niveaux supérieurs – d’orange scientifique à pluraliste vert jusqu’au second tiers, et au-delà, c’est à dire en fin de compte d’une perspective géocentrique à une perspective plus Kosmocentrique – les pionniers se dissocieraient progressivement de toute identification à une lignée pour s’identifier de plus en plus à une vraie perception de soi universelle allant bien au-delà de toutes les différences relatives liées à une mythologie.
Comme vous le disiez justement, il y a des interprétations plus élevées, plus profondes, et plus inclusives des mythes qui viennent des grandes traditions. Je dis néanmoins que les mythes eux-mêmes devraient finir par être transcendés radicalement. Ou au moins, le besoin de s’y identifier.

Wilber : Oui. Transcender et inclure.
(A suivre...)

mardi 25 mai 2010

Le Sage et l'Erudit (2) Etats de conscience et stades de développement

Ce billet est la suite du précédent : Le sage et l’érudit (1) . Ce texte est une traduction française d’un dialogue entre Andrew Cohen - le sage - et Ken Wilber - l’érudit - paru en Juin 2006 dans le magazine EnligthnmentNext suite à la sortie du livre de Ken Wilber, Integral spirituality.
Il est possible de retrouver la série de dialogues entre Cohen et Wilber intitulée Le sage et l'érudit sur le site du magazine Eveil et Evolution qui est la version française du magazine américain. Ce site propose actuellement à titre gratuit la lecture passionnante d'un de ces entretiens intitulé Les interdynamiques entre la conscience et la culture.


Cohen : Dans Integral Spirituality, vous expliquez de façon incroyablement claire combien le fait de reconnaître la différence entre états de conscience et stades de développement nous apprend à mieux interpréter ce que signifie être éveillé et ce que veut vraiment dire évoluer consciemment – et vous définissez, pour la première fois, je pense, ce que vous appelez deux sortes d’éveil différentes.

Wilber : Oui. Je sens que le rapport entre états et stades est peut-être la seule et la plus importante des clés nous permettant de comprendre la nature de nos expériences spirituelles. Laissez-moi exposer brièvement les idées de base. Nous venons de parler de l’idée que nous construisons ou co-créons les mondes que nous voyons, que les structures de la conscience sont impliquées dans la création des réalités qu’elles perçoivent. Cela veut donc dire qu’il y a différentes visions du monde – les êtres humains peuvent exister à différents niveaux de conscience et il y a en réalité différents mondes qui naissent à ces niveaux ou à ces structures de conscience.
Et ces structures se déploient en stades ; ceux-ci sont comme des indicateurs permanents de développement par lesquels passent tous les individus et toutes les cultures. Nous les regroupons sous différents termes : tribaux, traditionnels, modernes, post modernes, intégraux ; ou archaïques, magiques, mythiques, rationnels, pluralistes, intégraux ; et il existe des stades supérieurs tels que super intégraux, ou ce que nous appelons les stades du troisième tiers.

Maintenant, ces stades que nous appelons également structures ou niveaux, se manifestent en tout être humain et nous devons donc les prendre en considération. L’un des vrais problèmes est que l’on peut vivre une expérience spirituelle – goûter intensément à la vacuité, à la pure non-dualité, à l’absolue unicité, ou à un amour/béatitude radiant, lumineux, absolu – et en sortant de cette expérience ou même pendant qu’on la vit, l’interpréter selon le niveau ou le stade où on est. Ceci est absolument évident maintenant.

La compréhension des stades de développement est donc la première pièce du puzzle. La seconde concerne les états de conscience. Généralement les états de conscience vont et viennent. Ils sont temporaires. Les états de conscience naturels/méditatifs sont l’éveil (grossier), le rêve (subtil), le sommeil profond (causal), le Témoin et le Non Duel. Puis il y a les états de conscience non-ordinaires, tels que les états de conscience sous alcool ou sous drogues. Et vous pouvez expérimentez n’importe lequel de ces états de conscience à pratiquement n’importe quel niveau ou stade d’évolution où vous vous trouvez.
Vous pouvez être à n’importe quel niveau et vivre un état éveillé, de rêve ou de sommeil profond. Vous pouvez être à n’importe quel niveau et expérimenter un état méditatif. Vous pouvez être à n’importe quel niveau et réellement accomplir une pratique de Zen. Ce qui est vraiment étonnant c’est qu’un nazi peut accomplir une pratique de zen. Là est la question : les états peuvent être expérimentés quel que soit le stade où l’on est.

Quand nous comprenons la différence entre états de conscience et stades de développement, nous sommes à même de comprendre qu’il existe deux différents types d’éveil. L’un est l’éveil en tant qu’être un avec – ce qui veut dire transcender et inclure – tous les stades de développement, qui existent à tel ou tel moment de l’histoire. Nous appelons cela « l’éveil vertical ». Là, maintenant, à notre époque, cela voudrait dire être à un stade intégral ou super intégral, quelque part entre les codes turquoise et indigo sur l’échelle de couleurs que j’utilise et qui correspondent chacune à un stade évolutif. De nos jours on ne peut avoir un éveil vertical si l’on est à un niveau mythique de développement, ou à un niveau rationnel ou pluraliste, parce qu’on ne peut pas se dire un avec toute chose dans l’univers s’il y a deux, trois ou quatre niveaux ou structures qui sont juste au-dessus de nous.

Nous distinguons donc l’éveil vertical, qui consiste à être un avec tous les stades évolutifs existants à un moment donné de l’histoire de l’éveil horizontal qui consiste à être un avec tous les états de conscience disponibles. Encore une fois, on peut réaliser ces états à pratiquement n’importe quel stade évolutif ou n’importe quelle structure où l’on se trouve. Et l’on interprétera ces états à partir de ce stade comme le montre la Matrice Wilber-Combs (voir l'illustration ci-dessus).

Maintenant il y a un problème ; c’est que, comme vous le disiez précédemment, et particulièrement quand on étudie avec eux, les enseignants orientaux ont souvent expérimentés de profonds états de conscience – ils ont goûté la vacuité, le fondement intemporel de l’être – mais quand ils sortent de ces états, à partir de quelle structure les interprètent-ils ? En général à partir de ce que je nomme le stade traditionnel de développement : mythique / mème* bleu / ambre. C’est une structure très rigide. Ils interprètent donc la réalité comme complètement immuable. Elle n’évolue pas et ne se déploie pas. Dans cette vision du monde il n’y a pas de développement, et c’est à vrai dire, ce qui pose un problème. Leur mythe du donné les a enfermés dans un bas niveau de développement structurel.

* (Le mot même vient du grec mimema, « chose imitée, copie, reproduction d’un modèle ». Le concept de « mème » fut proposé en 76 par le biologiste évolutionniste Richard Dawkins pour désigner des « unités de transmission culturelle ». Les mèmes sont à la culture ce que les gènes sont à la biologie. Le terme fut repris par Beck et Cowan, créateurs de Spiral Dynamics - la Spirale de l’Evolution - pour désigner « un système central de valeurs ». Ces « Mèmes de valeurs » agissent comme « principes organisateurs » qui peuvent « se répandre à travers des groupes et des cultures entières et structurer les états d’esprit». La Spirale de l’Evolution est hiérarchisée selon huit principaux Mèmes représentés par les couleurs suivantes : Beige, Violet, Rouge, Bleu, Orange, vert Jaune, et Turquoise. (Pour plus d’informations, lire La Spirale de l’Evolution, éditée par Eveil et Evolution). Attention ! Il ne faut pas confondre les codes couleurs utilisés par les auteurs de la Spirale de l’Evolution pour identifier les mèmes et ceux utilisés dans le spectre des niveaux de conscience par Ken Wilber pour identifier les divers stades évolutifs auxquels sont attribués les couleurs traditionnelles des sept chakras. C’est ainsi par exemple qu’au mème bleu de la Spirale de l’évolution correspond l’ambre comme niveau de conscience ! )

Cohen : J’ai remarqué ce problème il y a quelque temps, quand j’allais à Katmandou chaque année après mes retraites en Inde, pour rencontrer des lamas tibétains. Je m’intéressais beaucoup à certains enseignants du grand Dzogchen, surtout l’un d’entre eux, un maître saint et révéré, considéré comme un Bouddha vivant parce que, contrairement à beaucoup de ses contemporains, il avait, disait-on, atteint l’éveil dans cette vie et n’était pas un « tulku ». Il n’était pas comme ils disent « né éveillé », ce qui lui donnait une forme différente d’authenticité.

Wilber : Vous voulez dire qu’il l’avait gagnée !

Cohen : (rires). Oui. Et il était rude, irrévérent, passionné, courageux – un homme très, puissant et très impressionnant. Je lui ai souvent rendu visite. Un jour, je lui ai demandé : « Rinpoché, quelle est la différence entre quelqu’un de sérieux au sujet de l’éveil et quelqu’un qui ne l’est pas ? » Et il a dit : « C’est simple, ceux qui sont sérieux sont tous des bouddhistes Mahayana et ceux qui ne le sont pas sont tous des bouddhistes Hinayana. » Et il ne plaisantait pas. Je faisais marche arrière dans ma tête me demandant comment cet homme extraordinaire qui avait l’air si éveillé et si fièrement indépendant pouvait affirmer des notions ethnocentriques aussi ridicules.
Puis plus tard, je me suis familiarisé avec toute la structure médiévale du bouddhisme tibétain, et j’ai vu comment - à bien des égards - leurs relations à la vie, à la famille, à la pratique et au monde étaient étonnamment figées, rigides et immuables. Ils étaient incomparables dans leur enseignement élégant et lumineux sur la non dualité, et pourtant leur expérience de l’éveil ne se démarquait apparemment pas de certaines notions tribales très primitives et profondément ancrées. Elle ne semblait pas non plus imprégner le moins du monde leur relation au monde en évolution dans lequel ils vivaient.

Wilber : Structure mythique classique. Ce que les tibétains ont réalisé d’une manière extraordinaire est ce que nous appelons l’éveil horizontal – la capacité de transcender totalement le monde de la forme, puis de revenir et de réintégrer pleinement le monde matériel en le percevant comme l’expression de l’unité et de la vacuité qui est elle-même à chaque instant lumière. C’est fantastique. Mais devine quoi ? Le monde de la forme évolue. Il existe des niveaux dans le monde manifesté et nous devons nous développer à travers ces niveaux.
Nous devons expérimenter et grandir à travers toutes ces structures. Et ces sages tibétains et ces siddhas, aussi éveillés qu’ils puissent être en termes d’états – et il se peut qu’ils soient éveillés horizontalement à cent pour cent – peuvent vivre dans de très bas niveaux de développement structurel. Là est le problème. Nous essayons donc de dire, il faut les deux. Bien sûr certains enseignants ont les deux, ce qui est rare, mais la culture elle-même est solidement ancrée dans le niveau mythique que nous codons par la couleur ambre.

Cohen : Mais il y a une question importante : A travers ces pratiques et enseignements traditionnels, est-il réellement possible d’embrasser le monde de la forme qui est en train d’évoluer là, tout de suite, bien au-delà des niveaux et des structures de développement d’où sont issues ces traditions ?

Wilber : Pas seulement en empruntant ces méthodes évidemment. Comme je l’ai dit, on peut pratiquer le zen et en être encore à un stade mythique / traditionnel / mème bleu / ambre. Et participer pleinement à la transmission. C’est ça qui est étonnant. J’ai demandé à Genpo Roshi : « A quelle structure appartenaient les plus grands maîtres zen que vous avez connus au Japon ? » Il m’a répondu : « Ils étaient tous ambre / mème bleu. » C’est tout à fait surprenant. Ce qui se passe c’est que pendant très longtemps, quand on commence ces pratiques et cela, quelle que soit la structure dont on vient, la pratique va simplement renforcer la structure. On expérimentera de merveilleux états de conscience et on continuera à les interpréter à partir de la structure à l’intérieur de laquelle on a commencé.

Et c’est un vrai problème car comme je l’ai fait remarquer dans le livre, on ne peut voir ces structures par l’introspection. Vous pouvez regarder tant que vous voulez dans votre esprit, vous pouvez vous asseoir vingt ans sur un coussin de méditation et ne jamais rien voir qui dise : « ceci est une pensée archaïque, ceci est une pensée magique, etc. » Cela n’arrivera pas. Il vous faut utiliser d’autres outils d’investigation pour voir ces structures parce qu’elles ne sont tout simplement pas données.

Cohen : Oui. Et comme nous avançons dans le 21ème siècle, comme nous nous efforçons consciemment en fait, de créer des stades nouveaux et supérieurs, le contexte à partir duquel nous interprétons nos expériences spirituelles et nos états supérieurs devient plus important que jamais. Je ne peux te dire combien il fut stimulant pour moi d’obtenir que nombre de mes étudiants aillent au-delà de leurs conditionnements culturels profondément ancrés malgré d’innombrables expériences d’états de conscience supérieurs et une compréhension intellectuelle de ce qu’est la perspective Kosmocentrique.
J’ai découvert dans l’épreuve que rien ne se produira à moins que nous ne soyons tous prêts à faire l’effort héroïque d’interpréter nos expériences spirituelles à partir d’un niveau de développement supérieur à celui qui est probablement notre centre de gravité actuel. Sans cela nous n’évoluerons tout simplement pas. Sans le savoir, nous rendrons Eros, ou ce que j’appelle l’impulsion d’évolution, impuissant.

Wilber : C’est vrai. Surtout au niveau pluraliste/postmoderne/vert, dont nous avons largement discuté. Les chercheurs s’accordent à dire qu’environ vingt-cinq pour cent de la population des Etats Unis – les créatifs culturels – sont à ce niveau. Ils expérimentent de merveilleux états de conscience, et ils interprètent le bouddhisme Ati et Vajrayana et le Védanta en fonction de ce stade vert pluraliste. Et le résultat peut être très, très confus – c’est comme cela qu’on obtient ce que j’appelle le bouddhisme malade de la boumérite.*

* (Ce que Wilber appelle la boumérite est une forme de « maladie culturelle » qui touche la génération du baby-boom. Le pluralisme et le relativisme sont les formes dominantes du mème vert qui a émergé avec la génération du baby-boom. Ce relativisme pluraliste ayant une position très subjective, il est particulièrement la proie du narcissisme. Sous couvert de pluralisme qui soutient qu'aucune vérité n'est supérieure à une autre, nos tendances narcissiques sont encouragées. Ce narcissisme refuse de sortir de sa propre orbite subjective et par conséquent ne reconnaît pas d’autres vérités que les siennes propres. La boumérite c’est le pluralisme contaminé par le narcissisme. Cette maladie culturelle constitue l'obstacle majeur à notre prochaine étape évolutive. Lire Boomeritis. 2002)

Cohen : Personnellement, je l’ai appelé l’éveil malade de la boumérite ! C’est ce qui arrive quand, comme tu le disais, les enfant de la génération du baby-boom qui en sont au stade vert, les Gen-Xers* et même leurs enfants Gen-Yers* goûtent à la conscience illuminée. Le sens et la signification de ce que veut dire l’éveil en tant que tel est interprété à travers une vision du monde pluraliste qui cherche désespérément à donner une valeur équivalente à toutes les opinions et perspectives et, ce faisant, détruit la hiérarchie et la capacité à faire des distinctions de valeur – qui sont essentielles pour passer à un niveau plus élevé. Le résultat inévitable est que l’esprit de Dieu émergeant est aplati comme une crêpe !

* (Génération X est un terme utilisé pour décrire la génération née dans les années 1960-1980. Génération Y décrit la génération née entre la fin des années 70 et le milieu des années 90)

Wilber : L’éveil atteint de boumérite – c’est cela ! Et c’est simplement tout le mythe du donné, fondé sur la structure dans laquelle on vit, qui se trouve être à la fois pluraliste, postmoderne, et verte. Et c’est alors comme si nos états méditatifs renforçaient fondamentalement la structure à laquelle on se situe déjà. Les états de conscience sont merveilleux et nous applaudissons; ils font partie de l’éveil horizontal. Mais l’élément vertical n’est pas aussi nettement avancé qu’il pourrait l’être.

Cohen : Il semble que si ces expériences d’états ne nous obligent pas, au moins dans une certaine mesure, à commencer à avancer vers ces niveaux plus élevés, en fait, elles peuvent même nous ancrer encore plus profondément au niveau où l’on est déjà.

Wilber : Oui. Et cela dépend en grande partie de ce que nous dit notre culture. En fait, si notre culture est verte et que l’on est au niveau vert, alors la méditation, qui pourrait nous aider si nous nous en servions d’une manière intégrale pour passer à des structures supérieures, est utilisée à la place pour nous amalgamer à la structure où nous sommes. Et c’est ce qui s’est passé en grande partie dans ce pays. C’est l’un des problèmes que nous avons. On peut en dire autant de tout le monde, de feu Krishnamurti à Eckart Tolle, qui font un travail fantastique en termes d’états mais qui interprètent leurs états en fonction de cette structure pluraliste verte.

Cohen : Exactement. Et alors, l’ironie c’est que l’expérience d’état supérieur peut se révéler être un épisode contre-évolutif, dont les conséquences pourraient véritablement inhiber chez un individu la potentialité d’un développement plus élevé.

Wilber : Tout à fait, ce qui est triste, parce que je ne crois pas que ce soit son intention.

Cohen : Je pense que c’est en partie parce que l’expérience d’un état de non-dualité donne, à un niveau existentiel profond, un sentiment de conviction absolue qui peut faire que notre perspective fondamentale ou notre vision du monde (dans ce cas nos idées pluralistes) semble être la Vérité – pas seulement une vérité ou une version de la vérité mais la vérité. Tandis que si cette perspective ou cette vision n’était pas imprégnée de cette expérience puissante de non dualité et de toute la confiance absolue qui va avec, on aurait...

Wilber : ...un doute à ce sujet.

Cohen : On aurait au moins quelque doute à ce sujet ; on se poserait des questions. Mais souvent, il résulte de ces expériences non duelles une sorte de conviction émotionnelle qui inhibe réellement la croissance de façon excessivement profonde.

Wilber : en plein dans le mille !

Cohen : Et je peux dire que lors de mes aventures dans le monde en tant qu’enseignant, je me suis pas mal heurté à ce problème. C’est un genre de fondamentalisme – même si c’est du fondamentalisme vert – et je me suis battu contre durant des années. Avec ce genre de conviction absolue, il est impossible de trouver la force nécessaire pour envisager d’autres possibilités.
Et même pire, j’ai découvert que les gens sont souvent enclins à dire des choses qui n’ont pas même de sens rationnel simplement parce que ces idées sont conformes à la conviction émotionnelle qu’ils ont expérimenté durant leurs états supérieurs. Par exemple, quand les gens expérimentent le fondement de l’être ou la vacuité, quand ils ont un satori, ils concluent tous trop facilement : « ce monde n’est qu’une illusion » ou « rien n’est important » ou même pire (comme quelqu’un me l’a dit lors d’une conférence publique à Amsterdam la capitale égalitaire du monde) « il n’y a pas de distinction morale manifeste entre Nelson Mandela et Oussama ben Laden » !

Wilber : Charles Manson a dit : « Si tout est un, rien n’est mauvais ». Je vois cette grave confusion tout le temps. Expérimenter certains états de conscience peut faire de vous un fondamentaliste à n’importe quel stade. En Orient nous avons le fondamentalisme lié au niveau mythique / traditionaliste / mème bleu / ambre. Puis il y a le fondamentalisme orange qui serait un matérialisme scientifique extrême, et dans ce pays, nous avons aussi le fondamentalisme vert. Tout comme vous l'avez joliment décrit, l’expérience de la réalité absolue fondamentale que l’on obtient dans les états de vacuité ou de non dualité est alors interprétée de telle façon que l’on croie notre structure totalement vraie. Et l’on ne fléchira pas. On ne pourra pas lâcher.

Cohen : Ce qui aggrave le problème est que la recherche de la certitude et le sentiment de sécurité qui en est la récompense sont inhérents à la nature humaine. Il y aura donc toujours un conflit entre l’aspiration à la certitude du soi en évolution et l’obligation d’ignorer ce besoin de façon à être capable de continuer à progresser vers des stades supérieurs sans mettre un terme au développement vertical.

Wilber : Oui, sans aucun doute. Il y a une chose dont tu as parlé par rapport à cela et que j’apprécie particulièrement, c’est ta notion du soi authentique – et l’une des façons de l’interpréter que l’on pourrait décrire comme « le soi à l’aise avec ce malaise ».

Cohen : C’est vraiment çà. Le soi authentique est l’expression de l’impératif évolutif lui-même, au sein du cœur et de l’esprit humains. C’est une impulsion perpétuelle, incessante et toujours extatique dans la conscience, qui n’a qu’un objectif : celui de créer le futur. Mais pour que le soi authentique puisse fonctionner sans inhibition, l’homme doit être prêt à sans cesse lâcher prise et à embrasser toujours plus du monde formel à chaque instant. Ce qui, pour l’homme d’un point de vue émotionnel, psychologique et philosophique, est au fond tellement stimulant quand on parle de vrai contexte évolutif au niveau de la conscience, c’est l’exigence implacable de continuer à lâcher prise à ces niveaux très profonds et subtils.
Rares sont les individus ayant vraiment le courage, l’intérêt sincère, l’absence de peur, la conscience libérée qui les rendent capables et désireux de sans cesse lâcher prise de cette façon et en même temps de sentir que leur sentiment de confiance le plus profond dans la nature de l’être et dans la vie n’est absolument pas menacé. Il est souvent très difficile d’expliquer aux gens qu’il est possible d’avoir ce profond sentiment de certitude, cette conviction absolue qui est le signe d’une conscience éveillée et en même temps d’avoir une perception de soi extrêmement ouverte, aspirant à la verticalité ou à une impulsion évolutive. A un niveau existentiel on peut être tout à fait convaincu et pourtant être toujours en train de cheminer verticalement, de tâtonner, d’apprendre, de chercher et de grandir éternellement.

Wilber : Tout à fait. C’est très juste. Quand nous comprenons à la fois les stades de conscience et les états de conscience, nous avons une compréhension raffinée de la vacuité comme composante de la certitude.

Cohen : Exact !

Wilber : Parce que la vacuité doit être vraiment vide. Et plus nous comprenons ce que sont les stades de conscience, plus nous comprenons que certaines des choses que nous prenions pour la vacuité étaient en fait simplement la structure à laquelle nous étions identifiés.

Cohen : La seule façon de pouvoir effectivement découvrir ces choses passe par l’engagement, l’intelligence collective, le dialogue, le questionnement et l’introspection.

Wilber : Toujours.

Cohen : C’est au fond la seule façon de pouvoir se surprendre quand on suppose qu’une chose est « vide », alors qu’à l’intérieur d’un contexte réflexif plus large, cette chose se révèle ne pas être vide du tout. En fait, ce genre d’investigation révèle presque inévitablement que nous nous cramponnons à toutes sortes de concepts très subtils qui semblent être « vides » mais qui pourraient en fait ne l’être pas du tout.

Wilber : Sans ce contexte intersubjectif, on ne saurait pas que l’on est pris dans un niveau subtil du mythe du donné. C’est quelque chose qui nous piège tous. Les gens ont l’impulsion de lâcher quand ils expérimentent la vacuité, ou l’ouverture sur le fondement non duel, mais ils ne se lancent pas toujours dans cette recherche radicale. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’un groupe de pairs, un groupe de gens qui nous poussent en avant, à côté de nous.
Et à chaque fois que quelqu’un semble aller plus loin que nous, nous devons le considérer comme un enseignant et alors, essayer de hisser notre compréhension jusqu’à cette hauteur – c’est un processus constant car une fois encore, le monde manifesté est en évolution. Le monde de la forme n’est peut-être que lila ou le jeu divin mais chaque nouveau jeu ne vient que pour transcender et inclure le jeu précédent. Il y a donc eu un jeu archaïque, puis un jeu magique, un jeu mythique, un jeu rationnel et puis un jeu pluraliste. Et maintenant Dieu joue un jeu nouveau, un jeu intégral qui évolue vers un jeu super intégral.

En un sens nous demandons toujours un double examen, fondé à la fois sur l’auto-critique et l’introspection. Pour cela nous invitons les gens à comprendre en se posant des questions. Premièrement : Pouvez-vous déterminer le stade évolutif, la structure et le niveau de conscience qui sont les vôtres ? Et deuxièmement : quels états de conscience avez-vous réalisés? Avez-vous une compréhension du « sans forme » ? Avez-vous une compréhension de la non dualité, du fondement de tout être ? Comprenez-vous que la vacuité est une avec la forme et que cette forme est en évolution ? Ne serait-ce que voir cela vous aidera à objectiver et à vous hisser à des niveaux supérieurs. Par conséquent juger le niveau de développement ou le degré d’élévation de quelqu’un n’est pas négatif en soi. C’est un moyen de compréhension et de croissance personnelles.

Mais nous sonnons aussi l’alarme. Un individu ayant expérimenté un état de conscience illuminé de non dualité peut désigner le monde à la ronde et dire : « Ah vous n’êtes pas dans cet état d’éveil ; vous êtes pris dans une illusion », et il aurait raison parce ce qu’il perçoit lui, est un état plus profond que celui que voit l’individu moyen ; il est par conséquent critique par rapport à celui-ci.
De la même façon, on peut être critique envers lui s’il se sert de cet éveil sans avoir une compréhension de ces structures. On peut dire : « Vous êtes piégé dans des structures inférieures et vous interprétez votre réalité à partir de ces structures. Vous êtes donc pris dans une illusion. » Même celui qui a une expérience d’éveil peut encore prêcher le mythe du donné. Et en général, nous ne croyons pas que prêcher des mythes soit une bonne façon d’enseigner l’éveil. Mais comprendre cela permet l’émergence de type d’éveils - vertical et horizontal - signe de notre Plénitude et de notre Liberté.
( A suivre...)

mercredi 19 mai 2010

Ecologie et Société (7) L'évolution épistémologique

Ce billet s’inscrit dans la continuité des six précédents qui appartiennent à une série intitulée Ecologie et Société (1) dont il constitue la suite. Dans cette série de textes, nous chercherons à mettre à jour les fondements de la culture de domination qui est à l’origine de la dévastation du monde et à rendre compte de la mutation des mentalités qui, en réaction à cette dévastation, inventent les formes culturelles novatrices qui seront celles de notre futur.


Evolution culturelle et épistémologique

L’épistémê grecque est la connaissance. L’épistémologie définit les modes et les méthodes, les médiations et les stratégies à travers lesquels l’être humain prend littéralement connaissance du milieu - humain, naturel et symbolique - qui est celui de son évolution. Une évolution, au deux sens du terme, celui - spatial - de la direction, et - temporel - d'une finalité qui implique une signification. La connaissance est ce processus par lequel la diversité de nos expériences s'inscrit dans le même sens - directionnel et significatif - que nous donnons à notre vie. C'est à partir de ce sens que nous intégrons nos expériences en les interprétant à partir d'une vision du monde véhiculée par une culture commune. Il existe donc un rapport étroit entre épistémologie et culture comme il en existe un entre évolution épistémologique et culturelle.

Les théoriciens de l’évolution culturelle nous ont montré que la culture n’évolue pas au hasard mais à travers des stades évolutifs de complexité croissante qui définissent autant de visions du monde qui vont irriguer et inspirer les formes de la vie sociale. De même qu’on ne peut comprendre la diversité des mouvements de pensée et des courants novateurs sans faire référence à cette dynamique de l’évolution culturelle dont ils sont l’expression, cette dynamique ne peut être comprise sans faire référence à l’évolution épistémologique qui la détermine.

Une entreprise de généalogie culturelle ne peut donc faire l’économie d’une réflexion sur l’évolution épistémologique, c'est-à-dire sur les diverses stratégies cognitives utilisées par l’humanité au cours de son évolution pour interpréter son expérience. L’histoire de l’évolution culturelle est aussi, d’une manière fondamentale celle d’une évolution épistémologique que nous ne ferons qu’esquisser ici tant elle représente un chantier à la fois essentiel, très incomplet et considérable.


Une épistémologie génétique

Jean Piaget a été le grand spécialiste suisse de la psychologie du développement et de l’épistémologie génétique. L’épistémologie génétique rend compte de la façon dont la connaissance se construit à partir du développement des facultés cognitives. Piaget a défini les principaux stades du développement cognitif de l’enfant : le stade de l'intelligence sensori-motrice (de la naissance à 2 ans), le stade de l'intelligence pré-opératoire (de 2 à 6 ans), le stade des opérations concrètes ou de l'intelligence opératoire (de 6 à 10 ans), le stade des opérations formelles (de 10 à 16 ans). Dans une perspective évolutionniste qui est celle de la vision intégrale, ces différents stades du développement cognitif de l’enfant récapituleraient ceux de l’humanité au cours de son évolution.

Le problème de cette approche piagétienne tient à sa limitation Sous l’emprise du paradigme réductionniste qui régit la culture de domination, elle réduit la cognition à l’épistémologie distinctive de la rationalité en laissant de côté la dimension relationnelle et qualitative de la cognition issue de la participation intuitive de la subjectivité à son objet. Cette identification de la cognition à la seule épistémologie distinctive de la rationalité abstraite montre les limites de cette approche et ses pré-supposés.
Il devient donc plus que jamais nécessaire de développer une épistémologie génétique qui soit intégrale en ceci qu’elle prendrait en compte à la fois le développement des structures abstraites de la cognition ainsi que celui des modes énergétiques et relationnels qui sont ceux d’une cognition concrète où le sujet est impliqué intuitivement dans son objet comme Bergson l’a bien si bien montré.


Vers une épistémosophie
Il s’agit donc de refonder une épistémologie génétique qui s’émancipe du réductionnisme scientiste pour penser l’évolution épistémologique dans sa totalité à la fois abstraite et concrète, objective et subjective, explicative et impliquée. Peut-être ne devrait on plus parler alors d’épistémologie mais d’une épistémosophie qui rend compte des divers médiations épistémologiques à travers lesquelles l’Esprit se manifeste au cours du temps. La connaissance retrouverait alors son sens originel et initiatique d’une co-naissance qui pourrait être la définition de l’évolution : évoluer c'est co-naître.
En connaissant les diverses sphères de notre contexte - humain, naturel et culturel - nous co-naissons initiatiquement en développant notre complexité. L'initiation est toujours la conséquence d'une intégration contextuelle qui nous libère de nos anciennes limitations personnelles, sociales et culturelles en nous faisant participer de plus en plus intimement au jeu créateur de l’Esprit en action. Une connaissance qui se réduirait à un savoir intellectuel à visée utilitaire est incapable de prendre en compte cette dynamique évolutive et spirituelle, au coeur de la co-naissance, qui est celle, immémoriale, de la Gnose.
Gnosis est l'autre nom grec de la connaissance. La Gnose est co-naissance initiatique là où l'epistémê est connaissance intellectuelle. La gnose considère la connaissance comme une médiation symbolique à travers laquelle l'Esprit se révèle à l'intelligence via le canal de l'intuition. Il ne faut pas confondre la Gnose - universelle - qui traverse le temps et les traditions en étant transmise, interprétée et actualisée à partir des différents contextes historiques et culturels avec le courant particulier d'une pensée gnostique propre à un espace-temps particulier. En envisageant la connaissance dans son intégralité et en redonnant à l'épistémê le caractère sacré d'une médiation spirituelle profondément libératrice, l'épistémosophie devient Gnose intégrale qui actualise la Gnose éternelle dans un contexte post-moderne.


Une épistémologie intégrale

Le célèbre anthropologue Claude Levi-Strauss, auteur de La pensée sauvage, distinguait deux modes de connaissance qu’il qualifiait tous deux de scientifiques et qui correspondaient, selon lui, à deux niveaux stratégiques différents : l’un traditionnel, très proche de l’intuition sensible, approximativement ajusté à la perception et à l’imagination, et l’autre, moderne, médiatisé par l’abstraction conceptuelle. Ces deux modes sont ceux que nous nommons pour notre part, notamment pour des raisons euphoniques, relationnel et rationnel.

Ces deux pôles, relationnel et rationnel, de la connaissance définissent le champ d’une épistémologie intégrale qui prend en compte deux stratégies à la fois complémentaires et contradictoires : fondée sur l’intuition et l’implication, la méthode relationnelle déploie une stratégie subjective de participation sensible; fondée sur l’application et l’explication, la méthode rationnelle déploie une stratégie objective d’observation expérimentale. L’épistémologie relationnelle révélant les relations organiques, dynamiques et globales, qui pré-existent à la distinction logique.

Ces deux stratégies pourraient être résumées par ce passage du Coran : Les idées nous séparent, les rêves nous rapprochent. Le rêve représentant ici la dimension de l’imagination symbolique qui fonde, à travers la culture, le vivre ensemble. Rappelons-nous les mots de Novalis : " La poésie est la base de la société". A rapprocher de ceux de Pierre Thuillier, philosophe spécialisé en épistémologie et auteur prophétique de La Grande Implosion où, à partir d'une trame romanesque, il fait le récit d'une inévitable implosion de l'occident due à l'absence de spiritualité et de poésie : " Sans poètes pas de mythes; et sans mythes pas de sociétés humaines; c'est-à-dire pas de culture."
Pour des raisons à la fois culturelles et historiques qu’il serait trop long de développer ici, l’épistémologie rationnelle s’est plus particulièrement développée en Occident chrétien alors que l’épistémologie relationnelle a donné lieu en Orient à des traditions riches et complexes, fondées sur une intuition énergétique dont la pensée occidentale a progressivement perdu les clés.


La mimésis archaïque

La connaissance s’enracine dans une épistémologie relationnelle qui est celle d’une mimésis archaïque fondée sur l’imitation et l’identification, l’association et l’imagination, la fusion émotionnelle et le rituel. Cette mimésis est la dynamique mimétique au cœur de la logique associative propre à l’épistémologie relationnelle. Connaître c'est naître avec et cette préposition - avec - renvoie à cette logique associative qui est la racine archaïque de la connaissance résumée en un dicton par la sagesse populaire : " Qui se ressemble, s'assemble." C’est à travers cette logique associative qu’une conscience pré-individuelle participe de manière instinctive et sensible – énergétique et esthétique, empathique et affective – aux divers contextes de son évolution. Cette mimésis archaïque s’élabore ensuite au cours du temps pour s’exprimer à travers la forme raffinée d’une pensée organique à la fois intuitive, analogique et symbolique qui est celle des grandes traditions pré-modernes.

Cette pensée est qualifiée d’organique dans la mesure où elle est participation de la conscience à cette «organicité cosmique, où tout un chacun ne peut se comprendre qu’en fonction d’un ensemble plus vaste où tout et tous font corps ». Dans son dernier ouvrage, Matrimonium, Michel Maffesoli nous propose une belle définition de cette pensée organique : un ensemble ou tout et tous font corps. C'est-à-dire un ensemble où chaque élément se vit comme un organe d’un corps global avec lequel il entretient une relation symbiotique et symbolique. Un organe qui n’a de sens qu’en fonction de cette globalité à laquelle il participe de manière à la fois sensible, fonctionnelle et symbolique. Cette pensée organique pourrait se résumer en trois mots - tout se tient - dont la traduction communautaire pourrait être : tous tiens. "Vous appartenez à tous et tous vous appartiennent" dit-on dans le bouddhisme. Au coeur de cette pensée, ce que les néo-platoniciens comme les stoïciens nomment une sympathie universelle selon laquelle d'après Sénèque, Tout est dans tout.

L’épistémologie relationnelle révèle ainsi ce lien intime et intuitif - homéotélique - entre l’homme et son milieu. Un lien qui lui permet, via une résonance bio-psycho-spirituelle de participer aussi bien à son biotope naturel et à son sociotope communautaire qu'à son nootope culturel. Cette résonance est à l’origine d’une médiation symbolique à travers laquelle l’homme voit dans son milieu une expression et une métaphore poétique de sa propre intériorité. La nature, comme la société ou la culture, deviennent le miroir de l’homme et celui-ci est, dans tous les sens du terme, l’interprète de son milieu. L’épistémologie relationnelle est donc et avant tout une poétique : inscription symbolique de la conscience dans un réseau analogique de correspondances qui lie de manière poétique l'intériorité subjective et le milieu - humain, naturel ou culturel - de son évolution. Art de l'interprétation, l'herméneutique est donc au coeur de la méthodologie relationnelle.


La pensée traditionnelle

Cette inscription symbolique de l’homme dans son milieu est au coeur d’une pensée traditionnelle profondément holiste. Un holisme fondée sur une vision organiciste que Roberto Fondi, paléontologue et professeur à l’université de Sienne, définit ainsi : « Le tout est plus que la somme des parties. La totalité détermine la nature des parties. On ne peut comprendre ces parties tant qu’on les considère isolément, sans référence à la totalité. Les parties sont dynamiquement reliées entre elles dans une interaction et une interdépendance incessantes. »

Difficile pour un esprit moderne, formaté par le modèle analytique et distinctif de la rationalité, de comprendre cette vision organiciste qui fonde le holisme traditionnel. Figure de la contre culture, Alan Watts décrit ainsi cette perspective holiste : « Le mode analytique de perception nous masque le fait que les choses et les évènements n'existent pas indépendamment les uns des autres. Le monde est une totalité supérieure à la somme de ses parties pour la raison même que ces parties ne s'additionnent pas mais sont une corrélation. La totalité est une structure qui subsiste, tandis que vont et viennent les parties, tout comme le corps humain est une structure dynamique dotée de permanence, malgré la rapidité avec laquelle naissent et meurent les cellules » ( Amour et Connaissance)

Résumons : dans la perspective organiciste du holisme traditionnel, c’est le tout qui détermine les parties, alors que dans la perspective moderne et mécaniste qui a (dé)formé nos esprits, les totalités ne sont que des additions abstraites des éléments les plus simples. Du côté du holisme organique, la totalité est irréductible à la somme des parties dans la mesure où la dynamique associative est à l’origine de nouvelles synergies qui s’expriment à travers un phénomène qualifié d’auto-émergence par les systémiciens. Phénomène d'auto-émergence qui correspond à l'apparition de nouvelles qualités et propriétés au sein d'un système en évolution.
Du côté du mécanisme abstrait, la totalité est identifiée à l’addition des éléments les plus simples définis à partir d’une procédure conceptuelle de distinction analytique. Cette réduction de l'organique au mécanique s'avère intéressante pour une connaissance de certains lois physiques dans une perspective instrumentale d'application technique. Mais plus les phénomènes étudiés sont complexes, plus ils échappent au déterminisme matériel et plus ce réductionnisme montre des limites qui aboutissent à de profonds contresens aux conséquences monstrueuses quand on transpose à la complexité multidimensionnelle de l'esprit humain des méthodes élaborées pour comprendre les déterminismes matériels.


Culture et épistémologie

A la fois holiste et symbolique, ces deux principes étant profondément liés, la pensée organique de la tradition est profondément contextuelle : un phénomène est toujours interprété comme l'expression à la fois symbolique et significative du contexte global où il apparaît. C'est pourquoi l'herméneutique a toujours constitué la voie royale de la pensée traditionnelle. L’épistémologie relationnelle a donc sa propre logique, associative, holiste et contextuelle, sa méthodologie, intuitive, participative et hérméneutique, ses médiations formelles : l'image, l'analogie, le symbole. Contrairement aux positivistes obtus - un pléonasme - Levi-Strauss avait étudié sur le terrain la complexité de cette pensée relationnelle. Il ne réduisait pas une pensée primordiale à une pensée primaire et primitive. Il lui il conférait un statut scientifique à l’égal de la pensée conceptuelle alors même qu’elle obéit à une autre perspective stratégique.

Rien d’étonnant donc à ce qu’il existe une correspondance étroite entre les stades de l’évolution épistémologique et ceux de l’évolution culturelle définis notamment par Jean Gebser. L’épistémologie relationnelle est au coeur des premiers stades - archaïque, magique et mythique – de l’évolution culturelle. La mimésis primordiale fonde le stade archaïque-instinctif à partir des automatismes biologiques, la sensibilité énergétique et la pensée analogique fondent le stade magique-égocentrique alors que la pensée symbolique est au coeur du stade mythique-traditionnel.

Il faudrait préciser la diversité et l’évolution des constructions épistémologiques qui définissent chaque stade de l’évolution culturelle. Foucault (pas Jean-Pierre, l’autre) a bien sûr ouvert des pistes très intéressantes sur les rapports entre culture et épistémologie mais il l’a fait dans un cadre relativiste, déniant toute forme continuité historique, et de ce fait, impuissant à saisir la dynamique évolutive entre les diverses épistémès définies dans Les mots et les choses.
Ken Wilber s’y est essayé aussi, avec talent, dans un cadre évolutionniste, notamment dans Une brève histoire du Tout, mais de manière incomplète, me semble t’il, dans la mesure où il fait référence à des recherches en sciences humaines, notamment celles de Piaget, effectuées à partir d'un paradigme réductionniste qui ne permet pas d’expliciter tous les apports et les particularismes de l’épistémologie relationnelle. Cette limitation provient sans doute de la recherche d'un reconnaissance académique qui peut se comprendre dans un contexte culturel et spirituel américain très "niouageux".

Michel Maffesoli, un des meilleurs penseurs actuels des mutations culturelles, propose des analyses passionnantes pour comprendre la façon dont l’épistémologie moderne a déterminé les formes sociales et culturelles qui sont les nôtres et qui ont abouti à la dévastation du monde. Avant beaucoup, il a analysé avec brio et contre le néo-scientisme académique, aussi bien l'avènement du temps des tribus que l’émergence d’une mentalité post-moderne fondée sur la synergie de l’archaïque et de la technologie. Néanmoins, ses analyses participent d’une perspective vitaliste, profondément relativiste, qui ne peut saisir les perspectives évolutives et finalistes revendiquées par la culture intégrale.


La mutation des mentalités

Si parmi la communauté sidérale des lecteurs du Journal Intégral certains ont des références d’ouvrages et d’auteurs sur ce thème précis des rapports entre évolution épistémologique et culturelle... je suis intéressé. Les chercheurs qui s’inscrivent dans la mouvance d’une culture intégrale se doivent de mieux comprendre les rapports de déterminations et d’interactions entre évolutions épistémologiques et culturelles. Pas par une simple « volonté de savoir » mais par la nécessité de comprendre la dynamique qui préside à l’évolution actuelle des mentalités.

Une société qui n’a pas idée de cette évolution synchronisée de la culture et de l’épistémologie est incapable de comprendre et d’interpréter des phénomènes sociaux et culturels qui sont autant d'expressions multiples et diversifiée d’une même dynamique évolutive. Une dynamique à l’origine des profondes mutations vécues le plus souvent à leur insu par les collectivités et les individus, souvent dans la difficulté, parfois dans la souffrance.
Une telle ignorance est d’autant plus dangereuse que les observateurs officiels et patentés perçoivent et analysent ces phénomènes à partir d’un paradigme dominant en train de s’effondrer. Incapables d'observer le mouvement des sensibilités et des idées avec un regard littéralement "sym-pathique", ces élites académiques - tel de nouveaux Diafoirus armés de leur ignorance diplômée - établissent des diagnostics superficiels aboutissant inéluctablement à des thérapeutiques inappropriées qui renforcent les maux qu'elles prétendent soigner !...

lundi 17 mai 2010

Le Sage et l'Erudit (1) Une spiritualité post-métaphysique



Suite à la parution d’un livre de Ken Wilber intitulé Integral Sprituality, le magazine américain EnlightenmentNext a publié dans son édition de Juin 2006 un numéro consacré principalement à l'œuvre de Wilber et aux divers sujets explorés dans son livre. Nous avons diffusé sur ce blog la traduction française d’un article de Carter Phipps sur Ken Wilber, publié dans ce numéro et intitulé Le philosophe du Tout.

Le magazine EnlightenmentNext a été crée par Andrew Cohen, un enseignant spirituel qui transmet la vision de qu’il nomme l’éveil évolutif : un éveil spirituel qui s’effectue dans la perspective d’une évolution cosmique de quinze milliards d’années. Chaque numéro d’EnlightenmentNext est l’occasion d’un dialogue passionnant entre Andrew Cohen et son ami Ken Wilber. Dans cette série de dialogues intitulés Le sage et l’érudit, ils abordent de nombreux thèmes concernant la spiritualité, la culture et la société dans une perspective à la fois intégrale et évolutionniste. On peut lire nombre de ces dialogues, soit en anglais sur le site d'EnlightenmentNext, soit en français dans le magazine et sur le site d'Eveil et Evolution, la version française du magazine américain.
En Juin 2006, dans EnlignthnementNext, Cohen et Wilber ont un long entretien sur le dernier livre de celui-ci, Integral Spirituality, ainsi sur les divers thèmes qui y sont traités : la post-métaphyique et la post-modernité, la différence entre stades et états de conscience, le rôle actuel des religions, les trois visages de l’Esprit, l’Ombre etc...

Je remercie ici l’équipe d’Eveil et Evolution qui m’a donné l’autorisation de diffuser ici cet entretien encore inédit en français qui permet aux lecteurs francophones de se familiariser avec les développement récents du travail de Ken Wilber dont certains - le mythe du donné, la post-métaphysique intégrale - nous apparaissent comme fondamentaux dans la perspective d'une culture intégrale. Nous publierons donc en plusieurs parties la traduction de ce long entretien dont on peut lire ici l'original.

Pour tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Wilber, nous renvoyons à nos billets sur le livre de Franck Visser qui vient de paraître : Ken Wilber, la pensée comme passion.


Post-métaphysique intégrale et Mythe du Donné

Andrew Cohen : Aujourd’hui, nous allons parler de votre nouveau et brillant chef d’oeuvre Spiritualité Intégrale, que je viens juste de terminer. Votre livre commence par l’affirmation que la métaphysique des grandes traditions spirituelles n’a pas été seulement « dénigrée » par les suspects habituels – les matérialistes scientifiques modernes – mais plus encore par la révolution postmoderne et ce, à cause de l’incapacité des traditions à faire face au défi posé par la vision des grands philosophes de la postmodernité. Et comme vous le dites d’une manière audacieuse : « Rien de passionnant n’a encore émergé pour remplacer ces traditions. »

C’est le thème fondamental du livre : expliquer le plus clairement possible pourquoi les traditions n’ont jamais pu résister à la critique postmoderne et, en même temps, reconsidérer la religion et la spiritualité de façon à éviter les pièges d’une métaphysique dépassée. Ce sujet fut, bien sûr au centre de la plupart de nos discussions ces dernières années, mais Integral Spirituality a eu un impact énorme sur moi dans la mesure où cet ouvrage permet d’analyser avec encore plus profondeur la situation critique dans laquelle se trouve la spiritualité.

Ken Wilber : Oui. Je crois que la véritable catastrophe du monde moderne et postmoderne vient du fait que la spiritualité - la spiritualité supérieure - a été, comme vous le dites, tuée non seulement par une science et un paradigme newtonien/cartésien qui lui était défavorable mais par les sciences humaines elles-mêmes. La spiritualité mystique a, dans sa totalité, été rejetée par les sciences humaines parce qu’elle était enfermée dans des systèmes métaphysiques dépassés. Et, plus encore, parce qu’étant « monologique* » la spiritualité mystique ne comprenait pas ce que les penseurs de la post-modernité appellent « le mythe du donné ».

*( Monologique est un terme de la philosophie post-moderne qui réfère à toute forme de logique ou de connaissance qui ne sont pas fondées sur un dialogue humain ou sur l’intersubjectivité ou sur la dimension culturelle en général. Le mysticisme et les sciences ont été accusé d’être monologique dans la mesure où ils estiment qu’une simple observation seule peut délivrer une information valide sur la réalité sans que soit prise en compte la façon dont les contextes culturels forment les perceptions individuelles.)

Cohen : J’ai trouvé votre explication du mythe du donné extrêmement puissante et parlante. Nous pourrions peut-être débuter notre discussion d’aujourd’hui par ce sujet.

Wilber : Le mythe du donné est l’un des thèmes principaux du livre. C’est la croyance que le monde tel qu’il apparaît dans ma conscience, tel qu’il m’est donné, est en quelque sorte essentiellement, fondamentalement réel, et que par conséquent, je peux baser ma vision du monde sur tout ce qui se présente à ma conscience. Par exemple, si je vois un rocher devant moi, je prends cela pour le réel. Si je ressens de la colère, je prends cela pour le réel. Mais la question est la suivante : ce que notre conscience nous communique est produit dans des contextes culturels et divers autres contextes qui sont à l’origine d’une interprétation et d’une construction de nos perceptions avant même que celles-ci n’atteignent notre conscience. Donc ce que nous appelons réel ou ce que nous pensons être donné est en fait construit – et fait partie intégrante d’une vision du monde.

Cohen : Le fait que notre monde soit plus construit par nous qu’existant en tant qu’entité objectivement réelle et statique est une révélation toute récente. C’est la découverte la plus saisissante : très peu de choses nous sont réellement données et la façon dont nous percevons tout est un processus créateur et co-créateur. Comme vous l’avez si clairement indiqué dans Integral Spirituality, ces structures perceptives profondes se créent dans la conscience de manière intersubjective, lentement, sur des milliers et des milliers d’années. Quand on commence à réaliser à quel point le processus d’interprétation est profondément conditionné, on ressent à la fois de l’excitation et de la frayeur.

Cela nous fait prendre conscience avec force du mécanisme à l’œuvre dans notre propre subjectivité et peut donc permettre à ce processus de devenir l’objet d’une prise de conscience plutôt qu’une expérience subjective inconsciente. Bien que pensant avoir déjà compris ceci, j’avais l’impression de sentir sans cesse l’herbe coupée sous mes pieds, simplement à cause de cette habitude profondément enracinée par laquelle on s’approprie ces « données » qui déterminent tant nos expériences. Je ne peux vous dire combien de fois j’ai eu le tournis à la lecture du manuscrit, je me sentais à la fois grisé, déséquilibré et profondément inspiré.

Wilber : Ce qui est intéressant dans tout ceci est que l’on peut avoir une forme d’illumination, voire même un satori, en comprenant ce simple point : comme l’ont fait remarquer Emmanuel Kant et tant d’autres parmi les théoriciens modernes et postmodernes nos perceptions sont des conceptions ; ce que nous voyons réellement est construit dans une certaine mesure. Ce n’est pas juste une construction sociale, une fabrication de notre conscience culturelle – cette conclusion est trop extrême et malheureusement trop de penseurs postmodernes en restent là. Mais pratiquement tous les philosophes, des modernes aux postmodernes sont d’accord sur le fait que ce que nous voyons est pour partie, une construction.

Quand il s’agit d’expérience spirituelle, on le voit très clairement. Si vous regardez par exemple les expériences spirituelles des saints et des sages éveillés occidentaux, vous trouvez beaucoup d’histoires d’êtres angéliques, d’êtres de lumière mais vous ne trouverez pas de sage ou de saint en occident décrivant une entité avec dix mille bras. Et pourtant, l’expérience semble tout à fait courante au Tibet. Il est probable que les Tibétains voient la déesse Avalokitesvara aux dix mille bras apparaître tout le temps dans leurs rêves et qu’ils pensent que c’est la forme réelle de Dieu. C’est la forme de Dieu au Tibet mais pas en Allemagne.

Cohen : A moins que l’Allemand ne soit un fervent disciple du bouddhisme tibétain !

Wilber : En effet ! Ces expériences spirituelles sont effectivement authentiques, mais elles sont culturellement façonnées. Et si quelqu’un, partant de son expérience spirituelle dit « c’est la vérité universelle » il ment. Cette expérience est culturellement créée et modelée, bien que celui qui la vit ne s’en rende pas compte. Il est par conséquent, piégé dans une version du mythe du donné. Un scientifique vit la même chose. Si un matérialiste scientifique dit « tout ce que je vois dans le monde sensori-moteur est réel parce que c’est ce qui est réellement donné », lui aussi piégé. Ce n’est pas donné ; c’est construit. A chaque fois que nous présumons que ce qui est donné à un état, un stade, une structure ou un niveau de notre propre conscience est réel, nous sommes pris dans le mythe du donné.

Cohen : Il est intéressant de souligner que j’ai fondé le magazine EnlightnementNext qui nous permet d’avoir actuellement cette discussion, parce que, jeune enseignant, je plongeais dans ce que je considère maintenant être de multiples formes du mythe du donné qui provoquaient en moi énormément de confusion. J’étais un jeune juif américain enseignant l’éveil oriental dans un contexte postmoderne occidental, ce qui me mettait dans une situation inhabituelle et stimulante. Donc, je remarquai que beaucoup d’occidentaux qui s’étaient tournés vers des voies orientales, semblaient adopter aveuglément des croyances superstitieuses pré-modernes et un bagage métaphysique qui n’avaient plus de sens dans un contexte postmoderne. En fait, je trouvais que beaucoup des « vérités absolues » affirmées par mes propres enseignants orientaux se révélaient être de simples interprétations d’un autre âge et d’une autre culture.

Wilber : Exactement. Le yogi tibétain assis dans sa grotte pense qu’il contemple des vérités intemporelles, des vérités qui conviennent à tout le monde, alors qu’un bon nombre d’entre elles ne sont en réalité, que des formes tibétaines.

Cohen : La naissance de cette prise de conscience est ce qui m’a poussé à poser la question « Qu’est-ce que l’éveil ? » J’ai commencé par remettre en question les interprétations traditionnelles de l’expérience spirituelle, puis plus tard cela s’est transformé en une recherche permanente de ce que pourrait être, pour parler ton langage, une interprétation post-traditionnelle et post-métaphysique des aperçus spirituels les plus profonds. Sur quoi se fonderait une religion du futur ? Ce que j’ai toujours trouvé est ceci : bien que l’essence ou la base d’une connaissance éveillée soit l’expérience profonde de la vacuité, ou du fondement de l’être, ce que nous découvrons dans des états de conscience supérieurs c’est que, nous autres humains sommes, semble-t-il, foncièrement terrifiés par ce fondement sans fond lui-même. Autant nous croyons nous intéresser vraiment à cette vacuité ou à ce point zéro, autant ce qui nous sécurise assez souvent, c’est de nous cramponner aux constructions culturelles ou aux cadres métaphysiques qui s’emparent de cette révélation.

Wilber : C’est vrai.

Cohen : Pour illustrer ce propos, voici une expérience que j’ai vécue l’an dernier au Danemark en allant rendre visite à un merveilleux swami indien – un vieil homme charmant, entouré de nombreux étudiants affectueux et dévoués. Nous avons donné un enseignement ensemble et j’ai eu ensuite une conversation sur la nature de Dieu avec l’un de ses proches disciples. J’expliquai que, vu d’un contexte évolutif, qui et ce qu’était Dieu ne pouvait plus être considéré comme figé : dans une perspective de développement, Dieu évoluait aussi, tout comme nous. C’était un moment unique car cet homme affichait jusque-là une expression aimante et angélique, et à mesure que je parlais, j’ai vu son visage littéralement s’affaisser – il devint apeuré, terrifié, même un peu en colère. Soudainement, il se leva et sortit. C’était un individu qui avait apparemment expérimenté des états de conscience supérieurs et qui avait par conséquent une confiance profonde dans la dimension absolue de la vie. Pourtant, il se sentait menacé au niveau existentiel le plus profond par la suggestion que sa notion figée de Dieu n’était peut-être pas donnée du tout.

Wilber : C’est un problème très courant. Il vient du fait que les grandes traditions métaphysiques de l’orient et de l’occident – le soufisme, le bouddhisme, le néo-confucianisme, le christianisme, le taoïsme – ont toutes été créées à une époque où le stade de développement moyen était ce que nous appelons mythique ou pré-moderne. On utilisait ces systèmes métaphysiques et mythiques pour interpréter les états de conscience supérieurs. Nous savons maintenant que ces systèmes sont dépassés. Ils proposaient de bonnes interprétations à l’époque mais qui sont devenues de mauvaises interprétations aujourd’hui en ce qui concerne les états spirituels authentiques du monde moderne et postmoderne.

Cohen : Parce que nous en savons beaucoup plus maintenant sur la manière d’interpréter nos expériences.

Wilber : Exactement. Le monde de la forme a changé, et le monde de la modernité comme celui de la post-modernité ont apporté des progrès cruciaux dans la façon de comprendre le monde manifesté. Donc, le défi pour les jeunes hommes et les jeunes femmes d’aujourd’hui est de s’engager dans la création d’une spiritualité post-métaphysique qui comprend le mythe du donné ainsi que les exigences de la modernité et de la post modernité.

Cohen : C’est très excitant et c’est un vrai défi. C’est une chose que d’être capable de saisir la notion du mythe du donné à un niveau cognitif et c’en est une autre que de pouvoir être en accord avec ses profondes implications – émotionnelles, psychologiques et spirituelles : cela demande une dose importante de liberté authentique et de conscience éveillée. On ne peut pas se contenter de s’accrocher trop fermement à n’importe quelle notion fondamentale sur la nature ou sur la structure de la réalité.

Tes idées sur une spiritualité post-métaphysique ont eu un impact puissant sur moi et sur la façon dont je conçois les raisons pour lesquelles j’enseigne l’éveil au début du 21ème siècle. Pour être précis, je me sens sans cesse poussé par l’idée que les stades ou les niveaux supérieurs ne préexistent pas, c’est à dire qu’ils ne sont pas « donnés » mais qu’ils sont littéralement créés par des individus courageux qui s’aventurent en territoire nouveau, inconnu, quittant les « sillons cosmiques» que d’autres suivent, et ces structures ou ces stades nouveaux finissent par devenir réels. Le fait que le futur n’existe à proprement parler pas encore, y compris aux niveaux métaphysiques les plus subtils, est un défi pour nos notions spirituelles ou religieuses les plus fondamentales, mais si nous y sommes prêts, il peut être la source d’une promesse et d’une inspiration énormes.

Wilber : Je suis absolument d’accord avec le fait que ce mouvement vers un monde de spiritualité post métaphysique est la grande aventure palpitante que nous avons à envisager.

Cohen : Potentiellement, je crois que le plus saisissant pour le soi postmoderne est la découverte que nous sommes littéralement en train de créer le futur, ce qui d’un point de vue post métaphysique veut dire que nous ne sommes pas séparés du principe créateur ou de l’impulsion divine elle-même : Dieu évolue comme nous évoluons.

Wilber : Je le crois aussi.

Cohen : Comme je l’ai dit au disciple du swami danois, Dieu n’est pas déjà totalement formé, assis sur un nuage en train d’attendre qu’un jour peut-être nous L’approchions !

Wilber : (rires)

Cohen : Cet instant-là est virtuellement le summum du possible, en supposant que l’on tende vers lui, de tout notre être, pour atteindre le futur. Il n’existe rien derrière si ce n’est une dynamique interne qui nous conduit vers une direction inéluctable.

Wilber : On dit qu’Albert Einstein, quand il réfléchissait à la relativité, a réalisé l’expérience mentale suivante. Il s’est posé une question : si on enfourchait un fin rayon de lumière et que l’on tenait un miroir devant soi, pourrait-on se voir ? Et la réponse est non. Si rien ne voyage plus vite que la lumière, la lumière ne peut pas arriver au miroir pour renvoyer notre reflet, donc on ne verrait rien. C’est une bonne image pour expliquer la pointe de l’évolution. Il n’y a rien à voir dans le futur. Nous le créons à mesure que nous y allons. Et ça fait très peur de regarder dans le miroir et de ne rien y voir...

Cohen : ... et c’est complètement, absolument passionnant.
(A suivre...)

jeudi 13 mai 2010

Ecologie et Société (6) Le Coeur et la Raison



Ce billet s’inscrit dans la continuité des cinq précédents qui appartiennent à une série intitulée Ecologie et Société (1) dont il constitue la suite. Dans cette série de textes, nous chercherons à mettre à jour les fondements de la culture de domination qui est à l’origine de la dévastation du monde et à rendre compte de la mutation des mentalités qui, en réaction à cette dévastation, inventent les formes culturelles novatrices qui seront celles de notre futur.


Baby Boom

Née après ces deux grandes fractures historiques que furent Auschwitz et Hiroshima, la génération du baby-boom a grandi dans une ambiance de progrès technologique et de prospérité économique qui fut celle des trente glorieuses. Dans ce contexte optimiste, malgré la hantise de la guerre froide, le regard posé par cette génération sur la vie et le monde ne correspondait plus à celui des générations précédentes. Un vent de liberté et de légèreté soufflait dans les têtes et dans les corps. Le décor ayant changé, les nouveaux acteurs désiraient eux aussi changer de rôle. Les baby-boomers ne se reconnaissaient pas dans les structures hiérarchiques et autoritaires jugées trop contraignantes ni dans des croyances religieuses ou des idéologies politiques héritées d’un autre temps.

Dans une société ne proposant plus comme perspective de réalisation personnelle et collective qu’un horizon défini d’un côté par la production et de l’autre par la consommation, les individus les plus créatifs n’acceptaient pas d’être enrôlés de force dans les armées alliées du consumérisme et de la production. Ils refusaient de se soumettre à une idéologie technocratique et scientiste, profondément matérialiste, transmise par l’éducation et les médias dans le but de formater les rouages passifs d’une machine économique dont la seule loi était celle d’une croissance illimitée.

Les esprits les plus vivants cherchaient à se libérer de cette formation qui s'apparentait plus à un formatage étouffant en eux les sources vivifiantes de la sensibilité et de l’esprit. Face à l’emprise d’une pensée à la fois éclatée et insensée, ils voulaient redonner à leur vie une profondeur et une cohérence. Pour ce faire, ils se nourrissaient des œuvres, des réflexions et des inspirations qui furent celle des avant-gardes culturelles les ayant précédé. Ils participaient ainsi au grand courant de remise en question d'une culture de domination que les minorités créatives avaient initiées à partir du dix-neuvième siècle.
C'est ainsi qu'ils donnèrent naissance à partir des années soixante et jusqu'au milieu des années soixante dix à un mouvement qualifié de contre culture qui cherchait à inventer un autre modèle de culture et de société. Un modèle fondé sur un nouveau rapport au corps, à la nature, à la sexualité, à la société, à l'économie, à la culture et à la spiritualité.


« Maître de moi comme de l’univers »

Sans toujours le savoir, cette remise en question globale touchait au cœur de même de la culture occidentale. Michel Maffesoli vient de faire paraître un nouvel ouvrage Matrimonium, Petit traité d’écosophie* où il décrit, entre autre, la généalogie culturelle qui est à l’origine de la dévastation du monde ainsi que les changements de mentalités qui sont autant de réactions à cette dévastation. (*Format 12x17 cm, 79 pages, 4 euros : à ce prix-là il faudrait très paresseux pour se priver d’une réflexion à la fois brillante, synthétique et profonde...).

Voici ce qu’écrit Maffesoli : " Une certaine conception de l’humanisme, celle prévalant durant la modernité, va se fonder sur la préséance de l’homme, oubliant ses aspects naturels et l’animalité qui en est le corollaire. Et, comme en écho à l’homme maître et possesseur de Descartes, souvenons-nous de cette formule du Cinna de Corneille : « Je suis maître de moi comme de l’univers, je le suis, je veux l’être et le serai encore ». Maxime de vif argent, répétée par des générations de collégiens, et cristallisant bien l’esprit de la modernité. Dominer tout à la fois ses instincts et le monde en son entier. L’homme accompli n’est tel que quand il a réussi à soumettre le naturel en lui et autour de lui...

Dominer et maîtriser la nature, tel sera le leit-motiv lancinant, constitutif de la modernité. Origine biblique, légitimation philosophique avec Descartes et les philosophes des Lumières, apogée dans les grands systèmes sociaux du XIX ème siècle, le marxisme en étant la forme achevée, tel est le processus inéluctable qui sur deux mille ans va conduire à la dévastation du monde. La nature n’étant plus un partenaire avec laquelle on peut jouer, partenaire qu’il convient de respecter, mais bien un objet exploitable à merci que l’on peut violer à loisir. Dominer, maîtriser, posséder, si on reprend les occurrences cartésiennes, constitue, dès lors, l’inconscient collectif moderne. " (Matrionium)


Une intelligence fabricatrice

L’instrument de la domination c’est la raison instrumentale qui s’émancipe de sa fonction utilitaire pour s’imposer comme unique référent en réduisant la richesse sémantique du symbole à l’efficacité fonctionnelle du signe. Henri Bergson a bien montré comment l’intelligence humaine advient, durant le long processus de l’évolution, comme un outil au service de la vie. Instrument destiné à l’action, la faculté de comprendre apparaît dès lors comme une annexe de la faculté d’agir : « De là devrait résulter cette conséquence que notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l'insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter le rapport des choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière... La nature a doté l'homme d'une intelligence fabricatrice. Au lieu de lui fournir des instruments, comme elle l'a fait pour bon nombre d'espèces animales, elle a préféré qu'il les construisît lui-même ».

C’est dans la perspective de l’action que notre intelligence perçoit le monde et le découpe analytiquement pour le comprendre à travers la formalisation logique et conceptuelle de la rationalité. Cette formalisation est une abstraction qui permet de construire un rapport d’objectivation instrumentale avec le milieu. Ce que l’intelligence nous donne à voir ce n’est pas la nature mais une représentation abstraite de celle-ci en vue de l’action.

Selon Serge Carfantan commentant la pensée de Bergson « Les catégories de l'esprit, les cadres de la pensée, ne sont en fait que des instruments commodes inventés pour les besoins de l'action. La science elle-même, découle du besoin qu'à l'intelligence de rester en contact avec la matière pour la transformer. Bergson en ce sens ne nie jamais la valeur de la science, mais il reste que la science ne nous permettra jamais d'atteindre la réalité, car elle ne procède pas de l’intuition pure mais de l'analyse de l'intellect. »

Bergson oppose effectivement l’intelligence, instrumentale par essence, à l’intuition, mode de connaissance immédiat qui nous fait pénétrer dans la profondeur du réel en nous faisant participer intimement à la continuité indivisible de la vie intérieure. Dans La Pensée et le mouvant, il écrit : "nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique". L’intuition est cette vision intérieure de l’esprit par l’esprit qui permet de percevoir l’essence des choses à travers le canal d’une sympathie spirituelle.


Les deux faces de Janus

A partir d’une démarche profondément évolutionniste, Bergson réactualise une phénoménologie de l’expérience intuitive qui est celle de l’anthropologie traditionnelle. Selon celle-ci, la conscience - tel Janus - possède deux faces : l’une, immédiate et intuitive, dirigée vers l’intérieur sur le mode d’une sympathie spirituelle, et l’autre, rationnelle et instrumentale, polarisée vers l’extérieur sur le mode d’un formalisme logique et mathématique.

Nombre d’enseignements traditionnels expriment la nécessaire subordination de la raison à l’intuition sous peine pour la conscience de se perdre dans un formalisme abstrait et mortifère qui n’est rien d’autre que le tombeau de l’esprit. Einstein lui-même ne dit pas autre: " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. "

Ce qui fonde la culture de domination c’est donc la réduction de la conscience à une seule de ses dimensions, instrumentale et rationnelle, en oubliant que celle-ci est au service d’une vie dont tout le sens, c'est-à-dire la profondeur et la dynamique, s’exprime à travers l’intuition. Alan Watts, une des grandes figures de la contre culture des années soixante, analyse ainsi ce réductionnisme à la fois dominant et dominateur :
« C'est pour la civilisation occidentale une idée fixe que l'univers consiste en choses distinctes ou entités. L'homme se considère de ce fait lui-même comme une partie, introduite dans l'assemblage total de la nature. Le fonctionnement de l'univers naturel est conçu en terme de lois logiques; l'ordre des choses est assujetti à la mécanique linéaire d'une série de causes et d'effets, dans les limitations d'une conscience qui ne perçoit qu’une seule chose à la fois....Si la nature nous semble être un mécanisme, c'est que notre attitude mentale n'en retient que ce qui concorde avec une analogie mécanique ou mathématique. Une telle attitude empêche de ne jamais voir la nature, elle n'aperçoit que les formes géométriques qu'elle a réussi à y projeter... Nous comprenons la nature en la désintégrant, puis nous pensons qu'elle est elle-même un amas de fragments.» (Amour et Connaissance)


Contraires et complémentaires

Ce qui fonde la raison, c’est une logique distinctive dont Aristote a défini les principes : identité, non-contradiction et tiers exclu. Là où la logique abstraite distingue et définit des couples de contraires, la sensibilité intuitive perçoit les éléments complémentaires et polarisés d’une même réalité dynamique et sous-jacente. La réduction de la conscience à un processus instrumental fondé sur une logique abstraite et distinctive ne permet pas de saisir la solidarité profonde, concrète et dynamique, de termes qui, d’un point de vue logique, apparaissent opposés. "Chaque être est lui-même et son contraire" affirme le taoiste, ce à quoi le bouddhiste fait écho en disant de son côté : " chaque chose est toutes les autres".

Là où la raison voit des contraires, l’intuition voit des complémentaires participant au même champ relationnel. L'intuition, cette intelligence du cœur, possède une logique interne et relationnelle que la raison distinctive ne connaît pas. Là où la raison saisit des distinctions, l’intuition nous fait entrer dans un monde dynamique et interconnecté de relations.

Selon Alan Watts : "Il apparaît de plus en plus que nous ne sommes pas placés dans un monde morcelé. Les grossières divisions entre esprit et nature, âme et corps, sujet et objet, sont de plus en plus considérées comme des fâcheuses conventions de langage. Ce sont des termes boiteux qui ne s'appliquent plus à un univers où tout est en interdépendance, un univers qui se présente comme un vaste complexe de relations subtilement équilibrées... La nature a un caractère intégralement relationnel et une interférence en un point déclenche d'imprévisibles réactions en chaîne." (Amour et Connaissance)


Un paradigme de la relation

On ne saisit que les aspects spectaculaires, factuelles et superficiels de la contre culture des années soixante si on ne comprend pas l’évolution culturelle dont elle est la manifestation. Par contre, si on en saisit le sens profond de cette évolution, ce mouvement apparaît d’une part comme le refus d’une culture de domination fondée sur le règne déshumanisant d’une logique distinctive et, de l’autre, comme la revendication, plus ou moins consciente, d’une autre épistémologie, de type relationnelle.

Ce qui est au cœur de l’évolution culturelle c’est une évolution épistémologique : la volonté de sortir du paradigme de la domination, celui de la raison instrumentale, pour développer un paradigme de la relation, celui d’une intuition qui relativise la raison pour la mettre au service du courant indivisible et irréductible de la vie qui est aussi celui de l’esprit.

On peut critiquer à juste titre – et les gardiens de la pensée dominante ne s’en sont pas privés – telle délire, telle naïveté confondante, telle outrance, telle dérive sectaire, telle exploitation commerciale – toujours est-il que la diversité des pratiques, des techniques et des pensées qui se sont référées à ce mouvement novateur et qui ont inspirées de nouvelles pratiques sociales et culturelles montre que nous sommes là face à un phénomène à la fois profond et déterminant.


Une post-modernité naissante

Il faut être myope ou universitaire – c’est, hélas, parfois la même chose, l’histoire des idées le montre aisément – pour ne pas saisir, derrière toutes ces manifestations, l’expression diversifiée et croissante d’un profond mouvement culturel. Un mouvement dont la pensée officielle ne voit que la surface, incapable qu’elle est d’en cerner, d’en observer et d’en interpréter une profondeur qui lui échappe à partir des catégories et des méthodologies réductionnistes qui sont les siennes. Saisir la profondeur qualitative avec un méthodologie abstraite destinée à la quantification revient à vouloir vider une baignoire avec une fourchette !...

Cet aveuglement académique - un pléonasme ? - n’empêche pas un certain nombre de penseurs, parfois méprisés, voire persécutés par leur pairs, (cf. Maffesoli) de faire de ce courant novateur un objet d’étude permettant d’anticiper les mutations sociales et culturelles. C’est la cas de sociologues inspirés qui, comme Edgar Morin ou Michel Maffesoli en France, ont des yeux pour voir et une sensibilité pour décrire " cette postmodernité naissante que le conformisme et la paresse intellectuelle se refuse de à qualifier comme telle, où un intense grouillement culturel expérimente, spirituellement et existentiellement, ce que seront les modes de vie à venir. Matérialisme mystique, spiritualisme corporel, et autres oxymores du même ordre, voilà bien ce qui est en gestation pendant que notre intelligentsia patine en un entre-soi douillet, et tente de rafistoler, tant bien que mal l’édifice de la Pensée Officielle" (M.Maffesoli - La république des bons sentiments)
La contre culture des années soixante est le creuset d'une évolution épistémologique qui va impliquer les mutations des mentalités et des comportements que nous pouvons observer aujourd'hui dans nos sociétés post-modernes. Ne pas comprendre la dynamique évolutive qui sous-tend ce courant novateur c'est se condamner à ne rien comprendre aux mutations que nous vivons aujourd'hui et qui apparaissent si étranges à ceux qui voient le monde actuel avec les lunettes épistémologiques et méthodologiques du passé.
( A suivre...)