samedi 19 mars 2011

Penser la Catastrophe


Où, dans le contexte de la catastrophe de Fukushima, nous voyons comment, dès les années 50, en affirmant l’urgence d'un changement de niveau de conscience pour se libérer de l’emprise exercée par la techno-science sur la société, Einstein avait anticipé la dynamique de l'évolution culturelle en posant les bases d'un nouveau mode de pensée, qualifié aujourd'hui d'intégral.

Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu'un atome
. Einstein
La catastrophe nucléaire de Fukushima génère un flux continu d'images, d'informations et d'émotions qui tendent à submerger, de manière hystérique, toute forme de réflexion qui permettrait d'en saisir le sens véritable. Pour canaliser ce flux, il faut essayer de penser la catastrophe en contextualisant les faits et en les mettant en perspective afin de comprendre en quoi ils font évènement.
L'évènement est cette forme temporelle qui révèle de manière significative l'imaginaire et les logiques à l'oeuvre dans la conscience collective qui fonde nos sociétés. Donner un sens à l'évènement, c'est établir entre les faits bruts et notre subjectivité un pont symbolique qui permet de les interpréter dans toute leur profondeur sans se faire submerger par l'intensité émotionnelle et l'hystérie mimétique qu'ils provoquent.

Contre le catastrophisme ambiant qui instrumentalise les peurs collectives au service d’intérêts politiques, idéologiques ou économiques, il faut s'arracher de l'hypnose médiatique comme des analyses factuelles pour comprendre la signification de cet évènement en se posant une question toute simple : de quoi cette catastrophe est-elle le signe ?

Une crise systémique
Selon nous, cette catastrophe peut être interprétée comme le symptôme d'un délire prométhéen qui s'est emparé de l'espèce humaine en lui faisant prendre des risques inconsidérés, susceptibles de la détruire en détruisant son milieu naturel. Seul un tel délire peut conduire une nation ayant vécu les tragédies d'Hiroshima et de Nagasaki à construire cinquante quatre réacteurs nucléaires sur une faille sismique qui l'expose aux tsunamis.
Dans un article du Monde, intitulé : "Il faut sortir de la religion de l'atome" François Géal, maître de conférences à l'Ecole normale supérieure, explique que " Derrière les intérêts économiques et financiers colossaux en jeu, il y a plus fondamentalement l'attachement à un dogme. Le dogme de la quasi-perfection, en tout cas de l'inocuité de la technologie nucléaire, est en France l'objet d'une foi aveugle chez ses sectateurs... Que ce triste avatar du scientisme soit une sinistre caricature de la célèbre formule cartésienne : "Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature", cela ne change rien à l'affaire."
Au Japon, les ingénieurs comme les autorités politiques en sont réduits à observer le développement d'un processus destructeur qu'il ne contrôle plus et sur lequel ils n'ont plus de moyens d'actions réels. Métaphore monstrueuse d'une humanité qui, sous l'emprise de la technique, a perdu le contrôle de son destin.

On ne comprend rien à la catastrophe de Fukushima si on la considère de manière isolée. Une catastrophe technologique comme celle-ci n'est qu'un élément - parmi d'autres - d'une crise systémique bien plus profonde qui comporte de nombreux autres aspects, économiques et financiers, écologiques et sociaux, psychiques et culturels.
Cette crise systémique n'est rien de moins q'une crise évolutive. Celle d'un modèle fondé sur l'hégémonie d'une pensée abstraite et de son bras armé, la technoscience. Ce modèle a fait son temps, celui de la modernité, mais il n'est plus en phase avec la dynamique de l'évolution culturelle qui fait émerger de nouvelles formes de pensée et de sensibilité adaptées au mouvement perpétuel du monde globalisé et interconnecté dans lequel nous vivons.

Un délire narcissique
A de nombreuses reprises, notamment ici et , le Journal Intégral a abordé le thème du profond déséquilibre entre science et conscience tragiquement illustré par les évènements actuels. Dans un billet, nous avions décrypté la figure du Savant Fou, chargée d’exprimer ce délire prométhéen de manière imagée et symbolique à travers les mythes modernes véhiculés par la science fiction. Nous écrivions alors ceci. :

" Fasciné par l’image que lui renvoie la technologie, l’homme moderne régresse au stade narcissique d’une toute puissance infantile. Se croyant immortel, cet enfant narcissique invente des armes de plus en plus sophistiquées, détruit les ressources naturelles au profit de ses seuls intérêts égoïstes tout en brisant les liens symboliques et immémoriaux qui le reliaient tant à sa communauté qu'à l'espèce humaine.

Ce qui fait dire à Pierre Rahbi
: " Probablement paralysés par l'ensorcellement qu'exercent sur nous nos prouesses technologiques non contrôlées, notre capacité à servir la mort par nos puissances de feu, nous négligeons le bien suprême que représente la vie". Le monde fou dans lequel nous vivons n’est donc rien d’autre que la conséquence d’une folie collective, celle d’un scientisme délirant qui a pris la culture moderne en otage.

Auteur de ce chef d'oeuvre qu'est
La Barbarie, à lire absolument pour comprendre les ressorts du processus de décivilisation que nous sommes en train de vivre, le philosophe Michel Henry écrit ceci au sujet de l’emprise de la technique : « Elle est la barbarie, la nouvelle barbarie de notre temps, en lieu et place de la culture. En tant qu’elle met hors jeu la vie, ses prescriptions et ses régulations, elle n’est pas seulement la barbarie sous sa forme extrême et la plus inhumaine qu’il ait été donné à l’homme de connaître, elle est la folie. Ce n’est que peu à peu que nous prendrons la mesure de ce qu’implique dans notre monde, c’est-à-dire dans la vie des hommes, la mise hors jeu de la vie elle-même


Notre dernier siècle ?
La catastrophe a déjà eu lieu depuis longtemps dans nos têtes avant de se manifester dans le monde des faits.
L'évènement n'est rien d'autre que le miroir où une société peut observer son état : une image qui fixe et illustre à un moment donné le courant souterrain animant la conscience collective. La catastrophe a été annoncée depuis des décennies, non par quelques illuminés en quête de visibilité, mais par des sages et des savants venus d’horizons divers auxquels nous avons donné la parole dans cet autre billet où nous écrivions :

« Dans un livre au titre évocateur – Notre dernier Siècle ?Martin Rees, professeur d'astronomie et de cosmologie à l'université de Cambridge estime que : « les chances de survie des humains sur la Terre d'ici la fin du siècle ne dépassent pas cinquante pour cent… Les sciences nouvelles donnent aux humains les moyens de perpétrer des actes terrifiants ou de commettre des erreurs apparemment anodines aux retombées dévastatrices ».

Ce constat ne doit ni nous paralyser, ni nous affoler mais nous donner l’énergie nécessaire pour relever le défi de ce qu’Albert Einstein nomme une nouvelle façon de penser d’autant plus indispensable que, selon lui : « Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de penser qui les a engendrés. »

Depuis des décennies, de nombreuses voix – les plus éclairées – font écho à celles d’Einstein. Il faut avoir le courage et la lucidité non seulement d’écouter mais surtout d’entendre ces voix de sagesse qui brisent le consensus hypnotique menant tout droit sur les chemins de la facilité et de la fatalité. Toutes expriment le même constat : sans une évolution radicale de nos modes et de nos modèles de pensée, l’humanité court à sa perte. »

Un nouveau mode de pensée
Einstein n'était pas seulement un savant génial, c'était aussi un penseur visionnaire qui réfléchissait à ce qui était pour lui un grand sujet d'inquiétude : l'évolution de la science et de la technique. Selon lui "le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mise dans les mains d’un psychopathe... Il est étrange que la science, qui jadis semblait inoffensive, se soit transformée en un cauchemar faisant trembler tout le monde... Il faut prévenir les hommes qu’ils sont en danger de mort, la science devient criminelle..."
Selon Einstein, le danger représenté par une science sans conscience nécessite l'émergence d'une autre forme de pensée : " Il devient indispensable que l'humanité formule un nouveau mode de pensée si elle veut survivre et atteindre un plan plus élevé ". Cette pensée novatrice nécessite de changer de niveau de conscience car "aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré."
Il serait fou de penser que l'on va résoudre les divers problèmes posés à l'homme par l'emprise de la technique avec les outils conceptuels qui les ont crées : "La folie est de toujours se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent. "

"Notre monde est menacé, dit-il, par une crise dont l'ampleur semble échapper à ceux qui ont le pouvoir de prendre de grandes décisions pour le bien ou pour le mal. La puissance déchaînée de l'homme a tout changé, sauf nos modes de pensées et nous glissons vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est essentielle si l'humanité veut vivre. Détourner cette menace est le problème le plus urgent de notre temps."


Une vision globale et évolutionniste
Ce nouveau mode de pensée doit redonner toute sa place à l'intuition : "Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don". En retrouvant le sens d'une globalité à laquelle participe la subjectivité humaine, l'intuition permet de dépasser l'illusion intellectuelle d'une séparation avec notre milieu social, naturel et cosmique :
"Un être humain fait partie d'un tout que nous appelons "l'Univers" ; il demeure limité dans l'espace et le temps. Il fait l'expérience de son être, de ses pensées et de ses sensations comme étant séparés du reste - une sorte d'illusion d'optique de sa conscience. Cette illusion est pour nous une prison, nous restreignant à nos désirs personnels et à une affection, réservée à nos proches. Notre tâche est de nous libérer de cette prison en élargissant le cercle de notre compassion afin qu'il embrasse tous les êtres vivants, et la nature entière, dans sa splendeur..."

L’évolution humaine apparaît alors comme un long processus de décentrement qui permet de se libérer de l'emprise des intérêts purement égoïstes pour se développer en intégrant des sphères de plus en plus larges qui sont celles du milieu humain et culturel, naturel et cosmique où nous évoluons.
Ce processus évolutif est la conséquence et l'effet d'une transformation intérieure : "N'essayez pas de devenir un homme qui a du succès mais un homme qui a de la valeur... La vraie valeur d'un homme se détermine en examinant dans quelle mesure il s'est libéré de son Moi".

La préscience d'une vision intégrale
Pour faire advenir ce nouveau mode de conscience, il faut sortir des ornières de la pensée réductionniste et de l'ultra-spécialisation en prenant en compte toutes les ressources cognitives - notamment celle de la subjectivité - et en tissant entre elles des liens qui permettent d’élaborer cette vision globale et multidimensionnelle. Pour ce faire, il faut absolument se libérer des limites de la pensée abstraite en redonnant toute sa place au pouvoir créateur de l'imaginaire : " L'imagination est plus importante que la connaissance. Inventer c'est penser à côté".
Einstein avait la préscience d'une vision intégrale fondée sur l'alliance entre raison et intuition, cerveau gauche et cerveau droit, science et sagesse car «La science sans religion est boiteuse, la religion sans science est aveugle.» Cette religion dont il est question n'est, bien-sûr, pas celle - fermée - du dogme mais celle d'une émotion qui ouvre sur un mystère étonnant :
"La plus belle chose que nous puissions éprouver, c'est le mystère des choses... L'émotion la plus magnifique et la plus profonde que nous puissions éprouver est la sensation mystique. Là est le germe de toute science véritable. Celui à qui cette émotion est étrangère, qui ne sait plus être saisi d'admiration, ni éperdu d'extase est un homme mort."

Extase, saisissement : ces mots du vocabulaire mystique utilisés pour qualifier les fondements de la démarche scientifique montrent bien à quel point toute connaissance véritable naît de l'intuition sensible avant d'être formalisée par la rigueur conceptuelle de la raison.

La dynamique de l'évolution culturelle
Face au constat d'une emprise techno-scientifique née du déséquilibre entre science et conscience, Einstein a anticipé, dès les années cinquante, tous les thèmes mis en avant par ces mouvements d'avant-garde que sont la contre culture des années soixante, le nouveau paradigme des années quatre vingt, les créatifs culturels des années deux mille et l'émergence d'une culture intégrale aujourd'hui.
Ces thèmes sont ceux de la nécessaire émergence d'un nouveau paradigme fondée sur une vision globale qui se libère du réductionnisme et de l'utilitarisme dominant, sur une évolution personnelle animée par la quête de sens, le retour aux sources de l'intériorité et le développement des facultés créatrices, sur une diversité cognitive permettant l'intégration de l'intuition et de la raison au sein d'une vision intégrale.
Savant rigoureux et visionnaire inspiré, Einstein est le prototype d'un penseur intégral qui décrit avec une extrême précision, soixante ans à l'avance, la crise évolutive affectant aujourd'hui une humanité qui n’est plus en phase avec la dynamique de l’évolution culturelle. Il fait partie de ces lanceurs d'alertes que nous n'avons pas su entendre, prisonniers que nous sommes de nos habitudes de vivre et de pensée. Tant il est vrai, comme il le disait lui-même, qu'"il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome".
Cette parole prend une résonance particulière en ces heures tragiques où une catastrophe nucléaire nous oblige à réviser nos préjugés dans la douleur et l'effarement Penser la catastrophe aujourd'hui c'est refuser de tomber dans le piège du catastrophisme pour donner à cet évènement la portée symbolique qui est la sienne afin d'en tirer les conséquences personnelles et collectives sur la façon dont nous menons notre vie et faisons société.

Une pédagogie des catastrophes
Que cet évènement dramatique soit un choc salutaire et salvateur qui remette en question nos cécités habituelles en nous réveillant de notre profond sommeil. Incapable d’évoluer dans un esprit de responsabilité, nous sommes devenus les adeptes de ce que Denis de Rougemont a nommé, le premier, une « pédagogie des catastrophes » :
« Je sens venir une série de catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients. Si elles sont assez grandes pour réveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiques, seules capables de surmonter notre inertie et l'invincible propension des chroniqueurs à taxer de “psychose d'Apocalypse” toute dénonciation d'un facteur de danger bien avéré mais qui rapporte ».

Récemment on s'est beaucoup moqué de Nicolas Hulot à propos de son film Le Syndrome du Titanic qui dénonçait la direction suicidaire prise par la civilisation moderne. Qualifié hier d'apocalyptique, ce film apparaît aujourd'hui comme visionnaire. Nous l'avons souvent noté, notamment ici : l'Apocalypse doit être prise dans son sens étymologique de révélation. Dans la dynamique de l'évolution, le dévoilement d'un ordre supérieur est toujours accompagné d'une transformation de l'ordre ancien qui détruit les formes inadaptées au courant dynamique de l'évolution en reconfigurant les autres d'une nouvelle manière, dans un niveau supérieur, plus complexe et plus intégré.
C'est pourquoi l'apocalypse fait référence à un double mouvement qui est à la fois créateur de nouvelles perspectives et destructeur des structures inadaptées. C'est ce double mouvement qui permet à la conscience de participer pleinement à la formidable dynamique évolutive, pressentie par Einstein, qui est à l'origine de nouvelles formes de pensée et de sensibilité.


Un processus de regénération
Dans La Voie, son dernier livre, Edgar Morin perçoit cette dynamique évolutive comme un processus de régénération qu’il décrit ainsi : " Il existe déjà, sur tous continents, en toutes nations, un bouillonnement créatif, une multitude d'initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie. Mais leur dispersion est inouïe. (Tout ce qui devrait être relié est séparé, compartimenté, dispersé).

Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n'en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Le salut commencera par la base. Il s'agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier, et de les conjuguer en une pluralité de chemins réformateurs. En chacun et en tous, il s'agit de relier, améliorer, stimuler. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la Voie nouvelle, laquelle altérerait et décomposerait la voie que nous suivons, et nous mènerait vers l'encore invisible et inconcevable Métamorphose


Cette Métamorphose dont parle Edgar Morin correspond tout à fait au nouveau mode de pensée évoqué par Einstein. Ce dernier estimait que :"Nous aurons le destin que nous aurons mérité". A nous de mériter un destin à la mesure de l'esprit qui nous anime et nous guide, au-delà de nos limitations et de nos habitudes, vers ce que nous sommes de plus essentiel : des entités en développement, intégrées de manière sensible et créatrice aux divers milieux dans lesquels nous évoluons.

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