mercredi 14 décembre 2011

La Fin de l'ère économique (1)

« Mon optimisme est basé sur la certitude que cette civilisation va s’effondrer. Mon pessimisme sur tout ce qu’elle fait pour nous entraîner dans sa chute » Jean-François Brient
Depuis Einstein, nous savons tous que « nous ne résoudrons pas les problèmes avec le mode de pensée qui les ont engendrés ». Pour comprendre la crise systémique que nous vivons, nous devons penser dans des termes différents des représentations dominantes diffusées par l’idéologie officielle et les médias à son service. Une vision intégrale permet un tel changement de perspective.

Ce que nous vivons n’est pas une simple crise économique mais quelque chose de bien plus profond : la fin de l’ère économique, c'est-à-dire la fin d’une ère moderne fondée sur la centralité de l’économie comme modèle d’interprétation dominant. A cette fin de l’ère moderne correspond l’émergence de nouvelles formes culturelles et sociales, politiques et économiques, inspirées par la dynamique de l’évolution.

Une fin de cycle

Le même constat est fait par tant d’observateurs si différents qu’il s’apparente à un nouveau consensus : nous arrivons à la fin d’un cycle annoncé par une série de crises si nombreuses et si diverses que leur énumération constitue à elle seule un exercice de lucidité que la plupart de nos contemporains font tout pour éviter afin de préserver leur lâche tranquillité.

Et pourtant il n’est pas besoin d’être expert pour constater combien nous sommes, selon les termes de Tim Jakson, enfermés dans une cage de fer : « Encouragés à dépenser de l'argent que nous n'avons pas, pour acheter des choses dont nous n'avons pas besoin, pour créer des impressions qui ne dureront pas, sur des gens qui ne nous importent pas. »

Prédateur aveugle des ressources naturelles, vendeur si obsédé par le profit qu’il formate les psychés à travers le marketing et la publicité pour créer des consommateurs compulsifs, l’homme contemporain est devenu le simple rouage d’un système économique centré sur une finance que la spéculation a perverti.
Une spéculation décrite par René Passet en ces termes : « Le spéculateur achète ce jour, pour une date future et avec un argent qu’il n’a pas, des titres dont il n’entend pas prendre possession à un vendeur qui ne les détient pas et n’a aucune intention de les lui livrer. »

Effondrement et avènement

L'absurdité d'un tel dysfonctionnement est la métaphore d’une civilisation dont le processus de décomposition est déjà si avancé qu’elle n’a aucune chance de perdurer en l’état. Le problème n’est plus de savoir si cette civilisation s’effondrera mais quand, de quelle manière et quelles seront les dégâts humains et écologiques engendrés par cet effondrement.

Jean-François Brient exprime l'étrange mélange de pessimisme et d’optimisme généré par cette mort annoncée : « Mon optimisme est basé sur la certitude que cette civilisation va s’effondrer. Mon pessimisme sur tout ce qu’elle fait pour nous entraîner dans sa chute. » Derrière cet optimisme, le sentiment que cet effondrement correspond à l’avènement d’une nouvelle civilisation dont nombre d’observateurs voient déjà les prémisses.

Quant à ce pessimisme, il ne peut être dépassé qu’en participant de manière créative à l’émergence de cette nouvelle civilisation. Comme l’écrit Raoul Vaneigem : « Dans un monde qui se détruit, la création est la seule façon de ne pas se détruire avec lui. Seule la puissance imaginative, privilégiée par un absolu parti pris de la vie, réussira à proscrire à jamais le parti de la mort, dont l'arrogance fascine les résignés. »

Une nouvelle « vision du monde »

Cette puissance imaginative fait émerger une nouvelle « vision du monde » correspondant au stade évolutif abordé aujourd’hui par l’humanité. Cette vision intégrale permet de dépasser l’abstraction des représentations dominantes pour envisager l’économie sous ses aspects à la fois synchroniques et diachroniques.

Une vision synchronique envisage l’économie comme élément d’un système – une civilisation – structuré par une « vision du monde » correspondant à une époque donné. Dans la perspective évolutionniste qui est au cœur de la vision intégrale, à chaque grand stade évolutif correspond une « vision du monde » et un modèle d’interprétation – un paradigme – grâce auquel les humains font société en interprétant leur expérience à partir des mêmes références.
Une vision diachronique envisage ce système comme l’expression d’un stade évolutif lui-même inscrit dans une série de stades de complexité et d’intégration croissants. Cette série de stades manifeste la dynamique de l’évolution au cours du temps.

Alors que les conservateurs s’identifient à un passé qu’ils veulent maintenir ou restaurer, les progressistes nient un passé dont ils veulent s’abstraire et s’émanciper. Quant aux évolutionnistes, ils ne sont ni conservateurs, ni progressistes : ils intègrent le passé pour le reconfigurer dans une présence créatrice capable d’anticiper le futur.

Le cycle de la Modernité

Vus d’une perspective intégrale, les phénomènes sociaux et culturels expriment des cycles évolutifs fondés sur la succession d’un élan créateur, d’une formalisation novatrice, du développement de cette forme et de son apogée, suivie d’un lent déclin et d'une dégénérescence mortelle.

La Modernité est cette « vision du monde » qui a connu son élan créateur à la Renaissance, sa formalisation durant la Réforme, sa croissance durant le Siècle des Lumières et son apogée – symbolisée par le Printemps des Peuples en 1848 – à la moitié du dix-neuvième siècle. Remise en question depuis le début du vingtième siècle, cette « vision du monde » moderne vit, depuis, une lente période de déclin puis une dégénérescence mortelle qui s’accélère en ce début du troisième millénaire. A cette dégénérescence correspond à la fois la crise systémique que nous sommes en train de vivre et un profond courant de régénération culturelle qui annonce un nouveau cycle.

Ce qui identifie la Modernité, c’est un courant de pensée fondée sur les valeurs de l’individu contre l’emprise de la communauté, du progrès contre l’hégémonie de la tradition et de la raison contre le dogmatisme religieux. Ce qui fonde sa puissance émancipatrice c'est, à travers l'abstraction rationnelle, la possibilité de sortir de l'identification fusionnelle au groupe d'appartenance pour prendre en compte la valeur universelle de l'individu et de son développement, et ce, quelle que soit sa classe ou sa race, son sexe ou ses croyances.

Grandeur et Décadence de la Modernité

Dans un billet intitulé Grandeur et Décadence de la modernité, nous avions montré que la modernité, à son apogée, était équilibrée entre la dimension abstraite de la rationalité et une intuition concrète qui s’exprimait à travers une sensibilité organique héritée de la tradition. Cette sensibilité permettait aux individus de participer à un monde commun.

Le déclin de la modernité advint quand l’héritage libéral des Lumières fut capté au profit des classes bourgeoises qui inventèrent le rationalisme en réduisant la rationalité à sa fonction instrumentale. La grandeur de la Modernité fut « l’ère démocratique » qui permit l'affirmation de l'individu, sa décadence fût « l’ère économique » durant laquelle cet individu fut réduit à sa dimension d'agent économique entièrement déterminé par le calcul égoïste.
Une idéologie quantitative transposa à l’homme et à la société l’épistémologie et la méthodologie des sciences exactes dédiées à l’observation des phénomènes physiques. Comme l’écrit Serge Carfantan : « La bascule d’une représentation de la vie mesurée à l’aune du quantitatif se produit quand la pensée commence à objectiver la vie, en perdant de vue sa dimension subjective, en la délaissant dans les marges de sa propre réalité. Et quel est ce projet qui parvient à ce résultat colossal ? Le projet par lequel la totalité du réel se voit soumis à l’objectivation n’est rien d’autre que la science moderne elle-même. » (Croissance, décroissance et développement)
L’idéologie rationaliste a littéralement instrumentalisé l’Esprit des Lumières, son humanisme émancipateur et sa rationalité, à des fins techniques et marchandes. C'est ainsi qu'une rationalité réduite à sa fonction instrumentale a peu à peu asservi la pensée et la créativité humaines. Au progrès de la science, de l’industrie et de la technologie correspond l'emprise de l'économie sur toutes les autres dimensions de l’être humain. Au début du vingtième siècle, Max Weber définissait la modernité comme « le passage d’une économie du salut au salut par l’économie ».
C’est effectivement au cours de l’ère moderne que l’économie est devenue progressivement l’idéologie dominante, remplaçant la religion comme modèle d’interprétation qui donne du sens à nos actions et fait référence dans nos sociétés contemporaines. Pour le point de vue traditionnel qui est celui de René Guénon, cette centralité représente une exception : "La civilisation moderne apparaît dans l'histoire comme une véritable anomalie : de toutes celles que nous connaissons, elle est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, la seule aussi qui ne s'appuie sur aucun principe d'ordre supérieur."

Une anthropologie utilitariste

A la base de cette « anomalie » historique, une anthropologie utilitariste qui conçoit l’être humain comme un individu rationnel déterminé par le calcul égoïste de ses intérêts. Georges Bernanos a décrit avec précision la figure de cet homme moderne : « Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde est fondé sur une certaine conception de l’homme, commune aux économistes anglais du dix-huitième siècle, comme à Marx et à Lénine.

On a dit parfois de l’homme qu’il était un animal religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement l’esclave mais l’objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit.

Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent. Ainsi le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. Cette conception, je le répète, est à la base de tout le système
. » (La France contre les Robots)

A la fois profonde et synthétique, cette définition de l’homme économique établit le lien organique existant entre pensée réductionniste, idéologie matérialiste, progrès technique, production industrielle, déterminisme économique, anthropologie utilitariste, exploitation capitaliste : autant d’expressions systémiques d’une même raison instrumentale qui nie les valeurs qualitatives et concrètes de la vie et de la sensibilité, de la communauté et de l’intériorité.

Quantophrénie
Dans les époques pré-modernes, les dimensions qualitatives de la religion, de la tradition et de la culture fixaient des bornes au pouvoir économique. Au vingtième siècle, mue par les pulsions égoïstes et les fantasmes infantiles d’un individu désocialisé et désaffilié, l’économie s’affranchit de toutes limites dans une hubris destructrice.
Fondée sur le calcul égoïste, l’ère économique étend l’empire de la quantification abstraite, propre à la science moderne, aux rapports sociaux et progressivement à toutes les sphères de la société régies jusque là par une régulation éthique, un consensus culturel et une référence partagée à un ordre symbolique. A ce processus abstrait de quantification correspond le déni, la dévalorisation et la diabolisation de toutes les dimensions qualitatives et spirituelles irréductibles à une approche quantitative et instrumentale.
Le sociologue Pitirim Sorokin a parlé de quantophrénie pour dénoncer cette forme de pathologie mentale consistant à traduire de manière obsessionnelle les dimensions humaines et sociales en chiffres et en statistiques. Parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une forme avancée de quantophrénie qui réduit toute qualité sensible à une mesure quantitative, l’ère économique correspond à la décadence d'une modernité dont la grandeur fut de libérer l'être humain de superstitions archaïques. Une nouvelle superstition économique imposa le fétichisme de la marchandise et le culte primitif d'une croissance illimitée.
En 1944, dans ce livre prophétique qu’est La France contre les Robots, Bernanos décrit les ravages produits par une raison instrumentale et une idéologique quantitative qui ne sont plus pondérées ni compensées par l’intuition holiste au coeur des traditions : « Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des valeurs de la vie... On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »

De la ploutocratie à l'oligarchie

Durant tout le vingtième siècle, les voix les plus lucides se sont élevées contre le pouvoir hégémonique de l’économie qui faisait de l’argent la valeur centrale des sociétés modernes au détriment des valeurs humaines et spirituelles. Cet empire et cette emprise de l’argent étaient déjà annoncés au début du siècle par cet autre grand écrivain catholique que fut Charles Péguy :

« On peut dire que toutes les puissances temporelles des anciens temps et des anciens régimes étaient plus ou moins profondément comme pénétrés, comme armés intérieurement d’une substance, d’une instance, comme d’une moelle de spirituel. Toutes sauf une seule, qui est précisément la seule qui ait survécu à l’avènement du monde moderne, qui par cet avènement ait été faite autocrate, et qui est la puissance de l’argent. »

Dès les années trente, Sri Aurobindo percevait déjà : « sous le masque de la démocratie, une tendance croissante vers une ploutocratie qui choque par son ostentation grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. Tel est le dernier aboutissement de l'idéal individualiste.» Vision prophétique des sociétés néo-libérales actuelles où cette ploutocratie annoncée a pris le visage d’une oligarchie financière qui subvertit toutes les régulations éthiques, culturelles et démocratiques.

Une crise évolutive

Sri Aurobindo
est un des pionniers d’une pensée intégrale auquel nous avons consacré ici une série de billets. La crise de la civilisation moderne qu’il diagnostique déjà à l’époque lui apparaît comme une crise évolutive : le signe qu’il est nécessaire pour l’espèce humaine de dépasser l’individualisme de l’ère économique pour accéder à un processus d'individuation créatrice correspondant à un nouveau stade de l'évolution humaine.

Dans une perspective évolutionniste, la fin de l’ère économique apparaît donc comme celle d’une Modernité qui a fait son temps et qui doit laisser une nouvelle « vision du monde » faire le sien en inspirant des formes culturelles et sociales, politiques et économiques, adaptées à la dynamique de l’évolution.

A travers le vaste mouvement de la contre-culture des années soixante, la jeunesse occidentale a commencé à remettre en question, de manière collective, un paradigme moderne que de nombreuses avant-gardes culturelles avaient déjà contesté depuis plus d'un siècle. Pour compenser le manque de souffle et de sens du à l'hégémonie de la raison instrumentale, les jeunes générations allèrent chercher dans les traditions orientales une intuition holiste que l'ère économique avait dénié.
Cette "réorientation" culturelle fit progressivement émerger au cours des décennies suivantes un nouveau paradigme, intégratif, associant l’épistémologie rationnelle de la modernité et l’épistémologie relationnelle de la tradition. C'est ainsi que le paradigme intégratif de la cosmodernité inspire une nouvelle ère, celle des créateurs, où l’être humain réenchante un monde que l’ère économique avait désenchanté

(A suivre...)

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