dimanche 22 avril 2012

La Transition Culturelle


L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création. Jean Jaurès


A travers le déni collectif auquel elle a donné lieu, la campagne présidentielle qui s’achève en France aura montré l’impuissance et démontré l’impasse d’un modèle agonisant. Une société interconnectée, en mouvement permanent, composée de citoyens éduqués et informés, sensibles à l’éthique et à la justice sociale, ne peut et ne veut plus se reconnaître dans le langage, la pensée et les solutions des « élites » au pouvoir.

Un gouffre s’installe entre celles-ci et le peuple qui, de manière plus ou moins consciente, perçoit le modèle dominant comme tout à fait inadapté au saut évolutif et créatif indispensable pour relever les défis d’une crise systémique. Annoncé depuis des décennies par nombre de penseurs visionnaires,
un changement de paradigme est au cœur d’une « transition culturelle » qui doit trans-former ce modèle dominant.

En marge des institutions, un profond courant de régénération composé de « créatifs culturels » crée les bases à la fois théoriques et pratiques de cette transition Fondé sur le rationalisme abstrait, l’ancien paradigme doit se métamorphoser pour permettre l’intégration de la raison et de l’intuition au sein d’une intelligence connective, à la fois intuitive sur le plan personnel et collective sur le plan social.

Parce qu’elle conditionne la transformation socio-économique comme la transition écologique - c'est-à-dire, en fin de compte, la survie de l’espèce - la transition culturelle surgit donc au cœur du débat en ce début du vingt et unième siècle, comme la question sociale s’est imposée à la fin du dix-neuvième siècle et la question écologique durant la seconde partie du vingtième siècle.


Le Grand Déni


Les campagnes électorales sont des rendez-vous au cours desquels se cristallise, s’exprime et se révèle cette conscience collective qu’est une nation. Elles sont l’occasion de mieux comprendre les dynamiques qui animent cette conscience collective en décryptant les évènements, les signes et les formes à travers lesquels se manifestent ces forces évolutives ou régressives.

Les observateurs français et étrangers sont unanimes : la campagne présidentielle de 2012 a été fondée toute entière sur le déni des crises - économiques et financières, écologiques, et sociales, morales et culturelles - auxquels nous sommes confrontés collectivement. Tout se passe comme si la France était une île déconnectée des enjeux planétaires et chaque français une entité autonome, indépendante de tout appartenance collective.

Dans Le Monde, Dominique Simonnet analyse ainsi cet autisme hexagonal : « Alors que la mondialisation bouleverse tous les secteurs d'activité, que les révolutions du Moyen-Orient interpellent nos démocraties, que les défis environnementaux majeurs réclament une sagesse internationale (jusque-là introuvable), on fait en France comme si on vivait entre soi, derrière la ligne Maginot de nos vieilles certitudes. Rien d'étonnant que, dans ce contexte, les considérations écologiques, globales, soient aussi négligées que les enjeux de politique étrangère ».

De nombreuses études l’ont mesuré : tétanisés par la peur face à une mondialisation qui rend leur vision du monde obsolète, les français vivent une dépression qui tend à les recroqueviller sur leurs intérêts égoïstes, catégoriels et corporatistes. « N'oublions pas que la France est l'un des pays qui a le plus de difficultés à entrer de plain pied dans la globalisation » analyse Pascal Perrineau, directeur du CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris.

Ce que les sciences humaines objectivent et mesurent, l’intuition de l’artiste le ressent et l’exprime à la manière dont l'écrivain et chanteur Yves Simon dresse un portait saisissant de cette France dépressive : « Les Français ne se sont jamais sentis aussi seuls, divisés, isolés face à l'adversité, ils ne s'aiment pas, ont peur de l'autre, de l’avenir, ne croient plus en un destin estimable ni encore moins en leur pays. Dans une France dépressive, certains, au faîte du désespoir, se suicident sur leur lieu de travail. Le comble, ce peuple ardent, auteur des plus nobles avancées sociales et d'une Révolution, se retrouve aux dernières places des nations du monde qui espèrent en elles ». (Le Monde)

Une réalité virtuelle


Viande hallal, permis de conduire, cannabis, horaires des piscines : tout fût bon pour éviter de parler des problèmes qui fâchent c'est-à-dire ceux qui permettent d’évoluer si on les considère comme des défis en osant leur faire face. Faute de pouvoir changer la réalité ou de s’y adapter, on s’en invente alors une autre, virtuelle, fondée sur une prétendue exception française qui n’est rien d’autre que le masque d’une dépression hexagonale. Les psychiatres le savent : le déni accompagne toujours une forme d’hallucination qui le renforce et le justifie. Ce qui est vrai des individus l’est aussi des sociétés.

Comme l’écrit F.O Giesbert dans Le Point : « C'est l'une des première leçons, proprement hallucinante, de cette campagne électorale : les Français ne demandent pas aux candidats ce qu'ils peuvent faire pour sortir le pays du fossé dans lequel il est tombé. Au contraire, ils leur posent à peu près tous la même question : "Que pouvez-vous faire pour moi ?" Outre que leur attente révèle une perte totale d'esprit collectif, elle montre aussi que notre pays a perdu le sens des réalités. Qu'il ne croit plus guère en lui-même, désintéressé qu'il est de son destin. Qu'il vit désormais dans un monde virtuel ».

Cette forme d’hallucination collective vise à compenser une absence totale de vision et de réflexion prospective. Pour François Fressoz du Monde : C'est la campagne des petits maux et des petits mots. Il y en aura pour tout le monde et c'est tant mieux tant flotte sur la campagne un parfum de désenchantement. Mais tous les efforts faits n'enlèveront rien au fait que cette campagne pêche par défaut de vision et absence de mobilisation collective. Il y a la crise mais pas de dynamique électorale pour la surmonter. C'est la campagne de l'impuissance politique ».

Rien ne sera plus comme avant

Et pourtant des voix s’élèvent - à droite comme à gauche de l’échiquier politique - pour sortir le pays de ce déni collectif en affirmant la nécessité d’inventer un modèle correspondant au monde radicalement nouveau dans lequel nous entrons. Selon Michel Rocard « Le capitalisme est entré dans une crise profonde, aucun retour à la normal n'est envisageable, rien ne sera plus comme avant... Nous sommes partis pour des années de croissance faible et peut-être même de récession. Il faut le dire clairement et essayer de penser un monde qui sera radicalement nouveau... Nous avons oublié d'être radicaux dans nos manières de pensée ». (Le Monde)

Même diagnostic pour Dominique de Villepin : « Je pars d'une analyse simple: la crise n'est pas une parenthèse. Depuis des mois je le répète: rien ne sera plus comme avant. Ce n'est pas à coup d'expédients et de promesses que nous allons nous en sortir. Les défis à relever sont tellement difficiles qu'ils appellent des changements profonds dans nos structures ». (Le Monde)

François Bayrou est sans doute, parmi les candidats, celui qui a parlé avec le plus de vérité de la situation actuelle et de sa gravité. Résultat : il a plongé dans les profondeurs des sondages d’opinion. Tous ces lanceurs d’alerte prêchent dans le désert du déni. Mais, aussi lucides soient-ils, ces membres de l’élite institutionnelle s’inscrivent toujours dans la même logique et le même niveau de conscience que le système qu’ils cherchent à réformer. C’est une erreur.

Un changement de conscience


S’ils sont reconnus par le système c’est que le système se reconnaît en eux et s'il se reconnaît en eux c'est qu'ils utilisent ses codes dominants. Ils leur manquent cette profondeur visionnaire qui remet en perspective et en mouvement un système de références et un champ de conscience en le trans-formant dans un niveau plus complexe et intégré.

Or, on sait, notamment depuis Einstein que "Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de pensée qui les a engendrés." Et c’est justement ce changement de conscience qui doit être aujourd’hui au cœur de la réflexion politique parce qu’il conditionne toutes les autres dimensions, économiques et sociales, écologiques et géopolitiques.

On parle de transition énergétique pour évoquer l’adaptation de nos sociétés à la fin programmée des énergies fossiles. Il faudra désormais parler de "transition culturelle" pour évoquer le changement de modèle, indispensable pour aborder cette crise systémique comme un défi plutôt que de la fuir dans le déni. Un changement aussi fondamental ne peut être le produit de l’institution dans la mesure où il participe d'une dynamique instituante qui obéit à d’autres codes et d'autres niveaux de conscience, à la fois inimaginables et imperceptibles pour la pensée dominante.

Un modèle alternatif

Il fut un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître où l’écologie politique fut porteuse d’un modèle alternatif en rupture avec la pensée dominante. Inspiré par les valeurs de la contre culture dans les années soixante, l’écologie politique fut, à ses origines, un projet radical et global qui participait à une nouvelle vision du monde fondée sur le refus du productivisme et de l’économisme ainsi que sur la promotion d’un art de vivre en harmonie avec un milieu naturel, social et culturel.

Calomniés et caricaturés des décennies durant, avant d’être reconnus pour leur lucidité, voilà longtemps que les écologistes nous disent avec justesse que rien ne sera plus comme avant : les contraintes climatiques et environnementales rendent indispensable un nouveau modèle de société. Et pourtant, par manque de profondeur et de vision, les Verts n’ont pas su traduire cette promesse des origines : ils voulaient changer le monde et le monde les a transformés parce qu'ils n'ont pas su ou osé mettre la transition culturelle au coeur de leur logiciel.

En privilégiant souvent un point de vue gestionnaire, pseudo-réaliste, au détriment d’une vision globale et radicale, une bureaucratie et une technocratie vertes ont ainsi émergé, prises au piège dans le filet du paradigme dominant, pour servir d’alibi réformiste et de supplément d’âme à un système qui a bien compris qu’il fallait, selon les mots de Lampedusa dans Le Guépard « que tout bouge pour que rien ne bouge ». L’idéologie du développement durable – cet oxymore – a permis de repeindre en vert la cupidité de l’oligarchie capitaliste.

Un aveuglement collectif

C’est malheureusement une constante dans l’histoire que de voir un mouvement politique s’éloigner de son inspiration d’origine et parfois la trahir au profit de calculs électoraux, de tactiques politiciennes et d’ambitions personnelles. Les Verts se sont rendus inaudibles durant cette campagne en caricaturant puis en rejetant Nicolas Hulot, un médiateur populaire dont la réflexion a évolué et s’est complexifiée au contact de divers penseurs visionnaires, héritiers contemporains des pionniers de l’écologie politique.

Loin de la caricature de marionnette médiatique, agent secret des multinationales, à laquel l’ont identifié un majorité des Verts, Hulot sait qu’à une crise systémique, il faut répondre par une pensée globale qui nécessite un véritable saut de conscience. Il l’a souvent dit et écrit en faisant référence à des penseurs comme Edgar Morin, Pierre Rabhi, Patrick Viveret ou Jean-Baptiste de Foucauld, autant de penseurs du nouveau paradigme dont nous avons évoqué les travaux dans Le Journal Intégral.

Mais une telle approche visionnaire, nuancée et inspirée, n’a pas sa place dans les jeux du cirque politicien où l’on préfère les combats de gladiateurs à la profondeur d’une vision et à la longévité d’un engagement. Le rejet de Nicolas Hulot par une majorité des Verts est un symptôme, parmi d’autres, de ce qu’il faut bien nommé un aveuglement collectif. Espérons, sans trop y croire, que l’échec aux présidentielles permettra à l’écologie politique de se refonder autour d’un discours moins gestionnaire et plus visionnaire c'est-à-dire plus conforme à ses origines contre culturelles.

Le point aveugle

Ces constats nous amène à penser que le point aveugle de toutes les réflexions politiques actuelles c’est le nécessaire changement culturel et personnel qui doit inspirer et accompagner transition écologique et transformation socio-économique. La classe politique, gauche et droite confondues, fait comme si on pouvait transformer l’organisation sociale sans faire évoluer en même temps les mentalités. Comme si un nouveau modèle de société pouvait émerger des anciennes formes de pensée et de sensibilité complètement dépassées !... Comme si des branches mortes pouvaient éclore des fleurs éclatantes !...

Or ce qui apparaît évident dans une perspective intégrale c’est que l’organisation sociale est l’expression et le reflet d’une "vision du monde" qui inspire les représentations culturelles. Au fur et à mesure où cette "vision du monde" évolue en complexité à travers des stades successifs, l’organisation sociale se transforme avec elle et rétroagit sur elle en la faisant évoluer. Ce qui freine la transition écologique comme la transformation sociale, ce sont les modèles profondément inadaptés au saut évolutif et créatif indispensable pour relever les défis d’une crise systémique.

La transition culturelle c'est la modification des modèles dominants par la participation des individus comme des sociétés à la dynamique créatrice de l’évolution culturelle. Comme l'écrivait Jean Jaurès, inspiré par son ami Bergson, grand penseur de l'évolution : " L'histoire humaine n'est qu'un effort incessant d'invention et la perpétuelle évolution est un perpétuelle création".

Cette transition est annoncée depuis plus d’un siècle par une série de penseurs et d’avant-gardes visionnaires dont nous avons esquissé à plusieurs reprises la généalogie, notamment ici et . Modélisée et expérimentée par des pionniers au sein du vaste courant des « créatifs culturels », la transition culturelle c’est la participation à une métanoïa collective évoquée ici.

Une politique intégrale

La transition culturelle, c’est la conversion d’un rationalisme abstrait, fondé sur le déni de l’intuition, à une intelligence intuitive qui associe et intège les ressources de l’intuition et celles de la raison, cette dernière mettant ses capacités formelles et structurales au service des facultés créatrices et visionnaires de l’esprit. Au développement de cette intelligence intuitive sur le plan individuel correspond sur le plan social le développement d’une intelligence collective qui naît de la synergie créatrice entre des individus libérés des limites du mental et des fascinations de l’ego.

La transition culturelle c’est d’abord l’initiation aux modèles permettant de comprendre et de participer à la dynamique créatrice de la vie/esprit qui préside à l’évolution des mentalités individuelles et collectives. C’est ensuite, l’occasion de donner à sa vie un sens plus profond en accédant à des ressources cognitives, créatrices, et spirituelles développées dans toutes les grandes cultures traditionnelles mais ignorées ou caricaturées par la culture intellectuelle et abstraite de notre modernité.

En réaction à l’exploitation capitaliste, la question sociale s’est posée à la fin du dix-neuvième siècle pour s’imposer au cours du vingtième siècle. En réaction à la destruction des ressources naturelles, la question écologique s’est posée au milieu du vingtième siècle pour s’imposer à la fin de celui-ci par l'urgence du changement climatique. Voilà quelques décennies que des pionniers posent la question d’une transition culturelle qui conditionne la transformation socio-économique comme la transition écologique.

Et c'est parce que de la survie de l’espèce dépend en fin de compte de la transition culturelle que, dans les années et dans les décennies qui viennent, elle s'imposera de manière centrale en refondant la pensée politique. Cette refondation correspond à l’émergence d’une « politique intégrale » dont nous nous sommes fait l’écho dans le Journal Intégral, comme nous avons consacré nombre de billets à la dynamique de l’évolution culturelle et aux modèles développés par la théorie intégrale à ce sujet. J’encourage les lecteurs à s’y référer pour mieux en comprendre le sens de cette transition culturelle.


- Dans le même esprit, lire deux passionants billets de Serge Durand sur son blog Foudre évolutive :

mercredi 11 avril 2012

La Voie de l'Intuition (3) La Voix de l'Evolution

On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. Antoine de Saint-Exupéry

Ce billet s’inscrit dans une série intitulée La Voie de l’Intuition. Mieux vaut avoir lu les billets précédents pour saisir la cohérence du propos et la continuité d’une réflexion qui se déploie à travers ces différents textes.

Là où la raison passe par une médiation intellectuelle, l’intuition est immédiate : elle est une connexion directe à une source de connaissance qui transcende le raisonnement abstrait.

Ce fil d’Ariane est indispensable pour ne pas se perdre dans le labyrinthe d’une vie trop souvent aliénée par les réflexes intellectuels, l’inertie du conformisme et la dispersion des désirs, autant d'obstacles empêchant l'expression d'une singularité créatrice.

Cette voix de l’âme nous guide, à travers une série de stades évolutifs, sur la voie de l’individuation à la découverte de ce que nous sommes réellement.

Un filtre réductionniste

Saturée par un rationalisme abstrait qui nous conduit à une impasse de civilisation, portée par un courant post-matérialiste qui aspire à de nouvelles valeurs, notre culture contemporaine redécouvre depuis quelques années l’intuition et ses pouvoirs. Elle le fait le plus souvent de manière superficielle, à travers le filtre réductionniste et matérialiste qui fut celui de l’ancien paradigme.

C’est ainsi que d’aucuns définissent l’intuition comme une simple réaction instinctive et/ou émotionnelle, d’autres comme une faculté psy - synonyme de médiumnité -, certains comme une ressource utile au développement personnel, d’autres comme un « enjeu stratégique » pour les entreprises et d’autres encore comme une expression fondamentale de la créativité humaine.

Dans le contexte des neurosciences, elle est analysée comme une faculté cognitive. Roland Jouvent, professeur de psychiatrie et directeur du centre Émotion du CNRS à la Salpêtrière à Paris, la définit ainsi : « « La capacité intuitive consiste à percevoir des éléments contextuels et à les agencer de manière adaptative pour trouver une solution nouvelle dans un programme préétabli ou dans une situation répétitive ». ( Le cerveau magicien)

Si toutes ces approches et toutes ces définitions - et elles sont nombreuses - ont leur part de vérité, il ne faut réduire l’intuition à aucune d’entre elles. L’ancien paradigme - à la fois réductionniste et analytique, objectiviste et matérialiste - interdit de penser la dimension systémique et dynamique qui lie ces différents phénomènes et s’exprime à travers eux.

Une "vision intégrale" prend en compte la diversité de ces phénomènes et perçoit la continuité systémique qui les relie. C'est ainsi que transparaît l’unité profonde qui les sous-tend et les implique. Ces phénomènes corporels, émotionnels, cérébraux, mentaux, créatifs et spirituels apparaissent dès lors comme autant d'expressions d’une même présence subtile, profonde et dynamique, qui les transcende.

Un sujet d’interrogation

Par définition, l’intuition est indéfinissable. En enfermant le mystère dans une définition, en fixant une dynamique dans une forme spécifique, en expliquant ce qui est du domaine d’une implication subjective, on réduit l’ineffable à un discours et l’immédiateté de l’intuition à une médiation intellectuelle qui ne peut que la trahir, impuissante qu’elle est à s'en saisir de manière abstraite.

Irréductible à toute approche conceptuelle, l’intuition n’est pas un objet d’analyse mais un sujet d’interrogation et d’émerveillement, une invitée surprise qui ouvre la conscience sur de nouveaux horizons, une expérience intime qui tisse un lien secret entre l’homme et l’essentiel.

Seule la phénoménologie de l’expérience intuitive permet de décrire la façon dont la dynamique de l’intuition se manifeste à notre subjectivité à tel ou tel moment. Plus on essaie d’aborder l’intuition de manière intellectuelle et plus elle s’enfuit. Plus le mental lâche prise pour accueillir, en pleine conscience, une présence irréductible et plus l’intuition se dévoile dans sa vérité profonde : celle d’un « regard intérieur » (in-tueri) qui nous guide sur la voie évolutive de l’individuation.

Fondées sur un mouvement perpétuel, nos sociétés de l’information et de l’interconnexion sont devenues, selon certains observateurs, des « sociétés liquides ». Parce qu’elle est visionnaire, l’intuition permet de fixer un cap dans ce changement permanent. Parce qu’elle participe elle-même d’un flux vital et créateur, l’intuition est un gouvernail qui permet de s’adapter au changement et même de l’anticiper. C’est pour cela que l’on peut dire de l’intuition qu’elle est - en nous - la voix subtile de l’évolution.

L’éveil de l’être intérieur

Rares sont ceux qui, échappant au réductionnisme et à l’utilitarisme ambiant, osent aborder l’intuition dans toute sa profondeur et sa complexité. Judee Gee est de ceux-là. Pour elle : « L’intuition ouvre la porte de la vérité, des immenses mystères de l’existence, et des non moins immenses mystères de l’être humain ».

Depuis de nombreuses années, en France et ailleurs, Judee Gee dirige des ateliers et des formations sur le thème de la conscience incluant le développement de l’intuition, la relation consciente, la psychologie transpersonnelle et la respiration consciente. Auteur de Comment développer votre intuition. L’éveil de votre être intérieur, Judee Gee présente ainsi son ouvrage :

« Nous sommes tous intuitifs de naissance, mais notre intuition, endormie par nos fonctions rationnelles et étouffée par la foule de nos nécessités quotidiennes, reste un don qui sommeille en chacun de nous, attendant d’être éveillé. Une fois libérée, l’intuition peut alors, par le dépôt d’âme dont elle est le gardien, déverser ses bienfaits dans notre vie, nous pousser à prendre des risques vitaux, nous changer, voire nous révéler à nous-même comme à autrui, puis nous permettre d’aider les autres en leur rendant audible leur propre voix intérieure. C’est pourquoi elle est un élixir inépuisable pour une vraie transformation en profondeur... Alors, cette petite voix intérieure qui a toujours raison nous guide — contre adversités, errances et égarements — vers l’évolution de notre être véritable ».

C’est notamment parce que Judee Gee se réfère de manière explicite à une approche intégrale de l’être humain que nous avons eu envie de partager un extrait de cet ouvrage où l’auteur décrit le rôle évolutif de l’intuition.

L’intuition : invitation à la communication. Judee Gee

L’intuition, notre capacité à percevoir la vérité et à recevoir intérieurement une connaissance directe, est une capacité innée qui nous est bien utile pour diriger notre route à travers les innombrables défis de notre vie quotidienne. Elle nous aide à discerner ce qui est réellement en train de se produire, ce qui est réellement en train de se manifester, et ce qui est véritablement essentiel dans l’expression, à chaque instant, des événements et des interactions dont nous faisons l’expérience.

Du fait que l’intuition est rapide et qu’elle agit à un niveau de conscience quasi subliminal, nous devons être très attentifs pour enregistrer les impressions que nous recevons. Très souvent, l’incessant bavardage de notre mental rationnel – auquel se rajoute l’irrésistible attraction de nos désirs personnels – pollue notre champ de perception consciente et nous amène à une interprétation erronée des événements.

Les conclusions que nous en tirons et les actions qui en résultent vont peut-être nous aider à obtenir ce que nous pensons que nous voulons. Mais sans la capacité de discernement de la perception claire, de la compréhension et de la connaissance immédiate que notre intuition nous donne, nous allons rarement créer des résultats qui soient vraiment justes pour nous.

La sagesse de l’essentiel

En tant que voix de notre âme, l’intuition a un but premier : nous permettre de nous connecter à notre essence et de vivre notre vie en accord avec la sagesse de cette essence. Dans ce but, l’intuition ne va pas seulement nous indiquer la nature véritable des choses et leur signification dans notre vie. Elle va aussi nous montrer le lien intrinsèque qui existe entre nous-mêmes et le monde complexe et multidimensionnel avec lequel nous sommes constamment en interaction.

La perception intuitive nous aide à comprendre comment les nombreuses facettes de notre personnalité jouent avec le monde, comment elles contribuent aux événements innombrables que nous provoquons. Grâce aux prises de conscience que nous faisons, nous gagnons en liberté par rapport à nos comportements inconscients et compulsifs, en grande partie responsables de nos souffrances. Au fur et à mesure que nous grandissons intérieurement, notre perception du monde qui nous entoure s’élargit.

Notre vision approfondie nous montre alors que cette lutte que nous avons menée pour notre libération, en nous bagarrant avec nous-même, est clairement reflétée par notre entourage. Les symptômes de peur, de méfiance et d’isolement abondent. Beaucoup de personnes sont bloquées par la peur et leur position par défaut est une position de défense, puis de résistance. Nous avons besoin de courage pour baisser la garde, pour embrasser le monde et lui permettre de nous atteindre. L’ouverture du cœur est un choix, le choix par excellence pour cheminer vers la complétude.

Pour que l’intuition puisse vraiment fonctionner, nous devons être disposés à devenir vulnérables et à être vus et sentis dans notre vérité par les personnes de notre entourage. Nous devons placer notre confiance dans la sagesse de notre cœur et dans la bonté du monde, puis de façon systématique transformer toutes les croyances précédemment inconscientes ayant pu nous faire penser autrement.

L’interconnexion entre toutes choses

Quand nous nous engageons sur la voie du développement de notre intuition, nos sensations intérieures s’ouvrent et nous devenons capable de sentir, d’entendre et de voir à un niveau plus subtil. Nous découvrons un monde qui est plus que disposé à nous ouvrir ses mystères. Lorsque nous apprenons à observer, à recevoir, à écouter et à entendre, nos relations deviennent plus véritablement interactives et révèlent leur potentiel comme source réelle de nourriture pour le cœur et l’âme.

Du fait que notre sentiment trompeur d’isolement diminue et que nous acquerrons la compréhension sensorielle de l’interconnexion entre toutes choses, notre esprit fait un bond quantique du moi conscience (soi défensif) au nous conscience (soi supérieur), et les résultats de nos actions s’orientent vers un bien-être collectif.

Ayant l’intégrité comme principale priorité, nous sommes mieux équipés pour répondre véritablement, avec sagesse et justesse, aux demandes du moment. Une réponse juste produit un effet signifiant. Cela crée de la clarté, du calme, et un sentiment de sécurité tangible.

Quand nous honorons notre intuition, nous créons un monde plus sûr, à la fois pour nous et pour les autres. En procédant de la sorte, nous devenons un membre apprécié de la collectivité à laquelle nous appartenons, et à partir de là, rassuré au sujet de notre place et de notre valeur, notre horizon s’élargit.

Retour au Tout

L’existence nous confie de plus en plus de choses à propos de ses mystères et nous apprenons à accepter les paradoxes, les contradictions et les oppositions. N’étant plus dérangés par les paradoxes, nous allons plutôt nous en émerveiller. Quand notre vision s’ouvre, elle s’approfondit aussi. Nous voyons comment le monde est un lieu de polarités, où chaque aspect peut avoir sa place ainsi que son expression.

En tant que participant à cette expression de tout ce qui est, nous réalisons que l’existence soutient aussi le projet de totalité et d’intégrité. Nous faisons partie du voyage de guérison, du retour au Tout. Nous sommes conscients que tous ces drames et ces désespoirs occasionnels nous offrent en fait un périple qui n’a pas de prix.

Si nous acceptons et honorons tout ce qui est, si nous voyageons en direction du centre de nous-même, notre monde intérieur s’épanouit et nous rencontrons d’immenses espaces lumineux où être, tout simplement. Dans ces espaces, règnent silence et paix, amour et communion.

Notre intuition nous ramène à la maison, à la source de nous-même, à notre essence, à notre véritable état d’être. Dans cet état, nous trouvons la complétude, l’unité et la joie profonde d’être de retour au foyer. Et quand nous nous établissons dans l’équanimité de cet état intérieur, nous découvrons, à notre plus grande joie, qu’il est également reflété dans notre monde extérieur.

Ce texte de Judee Gee peut être lu ici sur le site de La Voie de la Conscience. Judee Gee vit dans le Sud de la France. Elle co-anime de façon régulière des programmes conçus par l’École de la Voie de la Conscience et dirige des ateliers dans différents autres pays du monde.
Comment développer votre intuition : l'éveil de votre être intérieur est un guide pratique dans lequel l’auteure nous délivre une expérience personnelle de plus de vingt années d’enseignement et de séminaires au cours desquels elle a mis au point les méthodes les plus efficaces pour se reconnecter avec son intuition et l’utiliser utilement et concrètement. Elle nous apprend à l’éveiller, la canaliser et la structurer grâce à des rituels, des exercices d’alchimie intérieure et des techniques de méditation, à la relier aux principes universels de circulation énergétique.

mardi 3 avril 2012

La Voie de l'Intuition (2) La Métanoïa


Nous ne sommes pas des êtres humains en recherche d’une expérience spirituelle, nous sommes des êtres spirituels vivant l’expérience humaine. Pierre Teilhard de Chardin

Ce billet est le second volet d'une réflexion initiée dans le précédent.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir cette icône de la science qu'est Albert Einstein - le plus grand savant du vingtième siècle - faire l’apologie de l’intuition et de l’imagination en mettant en question l’hégémonie d’une rationalité abstraite fondée sur le déni de la subjectivité. Une hégémonie qui réduit la conscience humaine à l’intellect en la coupant ainsi d’une participation intuitive au flux créateur de la vie/esprit.

C’est bien parce qu’il était le grand visionnaire dont nous avons parlé ici qu’Einstein fut aussi un grand savant appelant de ses vœux « une nouvelle façon de pensée qui est essentielle si l'humanité veut vivre ». Fondée sur l’intelligence intuitive, cette nouvelle forme de pensée intègre l’intuition holiste et la raison instrumentale pour accéder à ce que les poètes du Grand Jeu nommait « une synthèse de l’esprit humain». L'émergence de cette nouvelle forme de pensée est le produit d'une conversion radicale de la conscience nommée "métanoïa" par les anciens.


Un processus de déshumanisation

Durant le dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième siècle, les avant-gardes intellectuelles et artistiques ont constaté la domination sans partage de la raison abstraite en contestant le processus de déshumanisation auquel elle conduit.

S’il existe une continuité entre le romantisme, la phénoménologie, le vitalisme nietzschéen, la pensée évolutionniste d’un Bergson, les avant-gardes artistiques - de Dada aux Situationnistes en passant par les Surréalistes et le Grand Jeu - c’est la même résistance au rationalisme mais aussi une affirmation de la vie, de la subjectivité et des valeurs qualitatives dont celui-ci est la négation.

En s’inscrivant dans cette généalogie, la contre-culture des années soixante a initié une profonde « ré/orientation » culturelle c'est-à-dire un retour aux sources d’un orient intérieur qui s'est manifesté par un engouement pour les pensées et les pratiques traditionnelles fondées sur l'intuition holiste. En déconstruisant la domination technocratique au fil des décennies, un profond courant de rénovation culturelle a redécouvert le rôle essentiel de l’intuition. C’est ainsi qu’a émergé un nouveau paradigme fondé sur l’intégration entre la dynamique sensible de l’intuition et l’abstraction formelle de la raison.

Une conversion radicale

Pour retrouver la richesse cognitive de l’intuition dans une culture abstraite fondée sur le dévaluation de la subjectivité, il faut effectuer une véritable conversion, c'est-à-dire remettre à l’endroit ce qui est à l’envers. Cette conversion nécessite de passer d’une rationalité instrumentale qui dénie l’intuition à une intelligence intuitive qui lui redonne son rôle prééminent.

Le vocabulaire théologique parle de métanoïa pour évoquer cette conversion radicale qui est au cœur d’une métamorphose à la fois cognitive et spirituelle. Le préfixe grec méta- (avec, après, au-delà de) exprime tout à la fois la participation et la succession, le changement et le dépassement. Noïa renvoie à noos ou nous, l’esprit et la pensée en grec. Selon le Père Philippe Dautais : « Métanoïa signifie " au-delà de nous ", au-delà de l'intellect, de notre raison rationnelle et se rapporte à un mouvement de conversion ou de retournement par lequel l’homme s'ouvre à plus grand que lui-même en lui-même ».

Au-delà de la référence théologique, la métanoïa cosmoderne est ce retour aux sources créatrices de l’intuition qui libère la conscience d’un modèle réductionniste en développant une vision intégrale et une pensée transdisciplinaire. Comme l’écrit Shakti Gawain : « Ecouter son intuition et agir en fonction d’elle constitue la clé de l’intégration de l’esprit et de la forme. Plus vous le ferez, plus votre mental, votre personnalité et votre corps auront l’occasion de se fier à l’esprit et à s’en remettre à lui. Plus la forme s’abandonne à l’esprit et le suit, plus elle devient éclairée et puissante. » (Vivez dans la lumière)

Une pensée surplombante

Sociologue des mentalités collectives et de leurs mutations, Michel Maffesoli qualifie de « paranoïaque » la démarche abstraite qui fut au cœur de la modernité. Le préfixe grec para- signifiant "au-dessus" "à côté". Cette démarche paranoïaque est celle d’un regard «en surplomb» et désincarné où la conscience établit une distance avec le monde en pensant « au-dessus » ou « à côté » pour chercher à le maîtriser.

La rationalité abstraite relève de cette mise à distance qui, au cœur de l’abstraction et de l’observation, fige le monde et le fixe pour l’observer, le mesurer, l’analyser et se l’approprier à travers une démarche instrumentale. Fondé sur le déni de l’intuition et de la sensibilité c'est-à-dire de la vie même, de son mouvement et de son infinie diversité, cette pensée surplombante produit un sentiment de toute puissance infantile qui mime l’omniscience divine. On se souvient d’ailleurs de Baudelaire interpellant « Dieu, le plus grand des paranoïaques ».

Sans filiation et sans tradition, sans transcendance et sans appartenance, l’individu abstrait et narcissique de la modernité est bien sûr l’avatar de ce Dieu omniscient et omnipotent de la pré-modernité. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que, fille aînée de l’église, la France est devenue tout naturellement la mère du rationalisme moderne.

Dans cette perspective paranoïaque, la puissance spirituelle de l’individu et son intuition profonde sont niées au profit d’une appropriation délirante du mental qui transforme un milieu de vie en un environnement à dominer techniquement puis en ressources à exploiter économiquement, ruinant ainsi de manière suicidaire le biotope naturel, social et culturel qui permet à l’espèce humaine de se développer.

Paranoïa et Métanoïa

Michel Maffesoli estime que cette démarche « paranoïaque » propre à la modernité montre aujourd’hui ses limites et ses impasses. Devenue saturée et inadaptée, elle doit laisser la place à une autre approche qu’il qualifie de « métanoïaque ». Alors même que le délire objectiviste propre à la démarche paranoïaque avait mis l’individu hors-je, l’intelligence intuitive propre à l’approche métanoïaque remet la sensibilité au cœur de la connaissance.

L’approche métanoïaque ne consiste plus à penser « au-dessus » mais « avec » l’objet auquel on s’intéresse. Il ne s’agit plus de prendre une position surplombante qui sépare de manière abstraite pour expliquer, mais d’impliquer la sensibilité humaine dans son milieu d’évolution. La « prise de conscience » se transforme alors en « lâcher prise » qui libère des limitations mentales pour accueillir ce don sacré qu’est l'intuition selon Einstein.

L’étymologie de connaître c’est cum nascere : « naître avec ». L’intelligence intuitive permet de passer d’un savoir abstrait à cette pensée à la fois sensible et concrète, seule à même de vivre et d’éprouver la co-naissance. Le savoir abstrait est explicatif : en mettant à plat ce qui est du domaine de la profondeur, il produit un monde mécanique et unidimensionnel qui aliène la subjectivité.

L’intelligence intuitive ne cherche pas simplement à savoir mais à comprendre. Comprendre c’est prendre avec soi en participant à la relation sensible qui lie la subjectivité à son objet d’attention. En intégrant les éléments du milieu, cette com/préhension permet à la conscience de se développer à travers des stades successifs. L’approche métanoïaque ne relève donc pas d’une appropriation mais d’une compréhension qui participe intuitivement à la dynamique créatrice et intégrative de la vie/esprit au cœur de l’évolution.

Une anthropologie capitaliste

L’esprit du temps se manifeste à une époque donnée à travers toutes les dimensions humaines : intérieures et extérieures, individuelles et collectives. C’est pourquoi les sociétés font système et forme un tout. En rupture avec la participation sensible qui fut au cœur des cultures traditionnelles, l’épistémologie paranoïaque est fondée sur un principe de domination abstraite édicté par Descartes : « devenir comme maître et possesseur de la nature ».

Cette domination paranoïaque est la cause et la conséquence d’une anthropologie capitaliste fondée sur la centralité de l’égoïsme individuel et la dynamique de l'appropriation. L’anthropologie capitaliste c’est le règne de cet ego qu’Andrew Cohen définit comme « l’attachement intense et l’identification à notre personnalité en tant que distincte et séparée ».

La domination paranoïaque identifie la conscience au mental et le mental à la satisfaction des intérêts égoïstes. Ce délire d’appropriation produit un processus morbide de déshumanisation qui est à l’origine de l’ère économique, cette période contemporaine - analysée ici - où l’économie, devenue le modèle d’interprétation dominant, impose la tyrannie comptable des apparences. Exit du lien social tout ce qui excède la dimension utilitaire. Victoire de l’homo oeconomicus sur l’homme total. L’avoir et le savoir usurpe la place de l’être et du co-naître

Et si le délire de persécution propre à la conscience paranoïaque n’était rien d’autre que le retour pathologique d’une intuition refoulée ? A force d'être niée, cette "confiance cosmique" qu'est l'intuition revient hanter la conscience collective, de manière violente et pervertie, sous la forme d'une défiance généralisée. C’est ainsi que l’air du temps capitaliste est fondée sur un imaginaire de compétition et de concurrence exacerbé, celui d'une loi de la jungle où règne la lutte sans merci des individus les uns contre les autres. Sous l’emprise de cet imaginaire capitaliste, l’homo oeconomicus se pose en victime potentielle de cette loi de la jungle pour justifier la désinhibition de ses pulsions égoïstes et prédatrices.

Un don sacré

Cette analyse des présupposés épistémologiques qui fondent la mentalité contemporaine montre le lien systémique et organique qui existe entre un mode de pensée rationaliste fondée sur la domination paranoïaque et une société capitaliste fondée sur la toute puissance de l’ego. Ce serait une profonde illusion que de vouloir changer notre organisation sociale sans déconstruire l’épistémologie paranoïaque qui l’inspire et sans imaginer une alternative fondée sur une épistémologie métanoïaque.

On ne pourra se libérer des impasses de l’ère économique qu’à travers un processus de régénération et de réhumanisation qui inverse le mouvement de régression anthropologique et culturelle que nous venons d’analyser. La reconnaissance et le développement d’une intelligence intuitive initie un tel processus: elle libère la conscience de son identification au mental et le mental de son identification à l’ego.

Einstein qualifie l’intuition de don sacré et la raison de servante fidèle. Si la seconde doit être subordonnée à la première, c’est que le don sacré de l’intuition est une faculté liée à une conscience à la fois supérieure et intérieure alors que la raison est un faculté liée à l’ego. C’est parce qu’ils avaient conscience de cela que nombre d’enseignements traditionnels expriment une méfiance vis-à-vis de la volonté d’appropriation du mental.

C’est cette méfiance qui dicte la nécessaire subordination du mental à l’intuition sous peine pour la conscience de se perdre dans une abstraction mortifère et un délire d’appropriation. En retrouvant le lien intuitif avec l’esprit qui la guide et l’anime, la conscience retrouve son pouvoir spirituel. En se mettant au service d’une intuition qui la transcende, la raison crée les structures qui participent au développement du monde formel.

La cosmodernité

De nombreux auteurs ont analysé l’émergence d’une ère postmoderne - que nous qualifierons pour notre part de cosmodernité - qui naît de l’intégration de la rationalité abstraite et de l’intuition holiste. Maffesoli définit par exemple cette post-modernité comme "la synergie de phénomènes archaïques et du développement technologique".

Résultant d’une approche métanoïaque, cette cosmodernité affirme la prééminence de l’intuition sur la raison instrumentale. En modifiant en profondeur tant notre vision du monde que le lien social, cette transformation essentielle inspire de nouvelles formes de pensée, de sensibilité et d’organisation. En dissipant et en dépassant l'illusion intellectuelle d'une séparation de l’individu avec son milieu, l'intuition permet de retrouver le sens d'une globalité à laquelle participe la subjectivité humaine.

« Un être humain fait partie d'un tout que nous appelons "l'Univers" écrit Einstein; il demeure limité dans l'espace et le temps. Il fait l'expérience de son être, de ses pensées et de ses sensations comme étant séparés du reste - une sorte d'illusion d'optique de sa conscience. Cette illusion est pour nous une prison, nous restreignant à nos désirs personnels et à une affection, réservée à nos proches. Notre tâche est de nous libérer de cette prison en élargissant le cercle de notre compassion afin qu'il embrasse tous les êtres vivants, et la nature entière, dans sa splendeur ».

Le rationalisme renforce cette illusion d’optique qu'est l’ego en tant qu’entité séparée. Il nous faut donc de nouvelles lunettes pour compenser cette illusion d'optique et voir la vie dans toute sa profondeur : ce qu'en langage savant on nomme un nouveau paradigme. Parce qu’elle est fondamentalement holiste – c'est-à-dire qu’elle participe intimement à une totalité qui la transcende – l’intuition nous libère de cette illusion.

Un processus de décentrement


L’évolution humaine apparaît dès lors comme un long processus de décentrement qui libère de l'emprise des intérêts purement égoïstes et des illusions d'optiques du mental pour se développer à travers des stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés. Comme l’écrit Jacques Ferber à propos de l’approche intégrale de Ken Wilber :

« Notre conscience évolue, et elle se développe en prenant en compte des aspects de plus en plus large du monde qui nous entoure. On passe ainsi par une série de stades: fusionnel, égocentrique, ethnocentrique, géocentrique (ou mondocentrique), etc. qui constituent à chaque fois un élargissement de notre perspective, une révolution copernicienne dans laquelle, à chaque fois, nous quittons le centre d'un univers que nous croyons conçu autour de nous, à notre mesure ».

C’est ainsi qu’un stade évolutif après l’autre s’effectue le parcours de l’individuation qui n’est rien d’autre qu’une longue, difficile et profonde métanoïa à travers laquelle l’homme dépasse ses limites pour s’ouvrir à ce qui le fonde, l’anime et le transcende.

Au cours de ce processus où il s’éveille à sa nature essentielle, l’être humain constate, comme Pierre Teilhard de Chardin, que « Nous ne sommes pas des êtres humains en recherche d’une expérience spirituelle, nous sommes des êtres spirituels vivant l’expérience humaine ». C’est vers ce changement de perspective fondamental que se dirige l’humanité au cours prochain stade évolutif qu’elle est en train d’aborder.

A lire dans le Journal Intégral sur les rapports entre raison et intuition :

Le Chaman et le Savant, Le Coeur et la Raison, Le Savant Fou, Penser la Catastrophe.