mardi 27 mai 2014

Métamorphoses de l'Esprit Européen


Les hommes font l'histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. Raymond Aron 

Integral European Conference : la naissance d'un mouvement intégral européen

Dans une perspective intégrale, chaque évènement peut être perçu par l’œil averti comme l’expression d’une dynamique qui actualise un potentiel créateur en faisant apparaître de manière visible ce qui était jusque-là en maturation de manière imperceptible. C’est ainsi que l’on peut dépasser la dimension factuelle ou anecdotique de l’évènement pour le considérer comme un signe des temps exprimant notamment une évolution des mentalités dans un contexte donné. 

L’Integral European Conference qui vient de se tenir du 8 au 12 mai en Hongrie peut être interprétée comme un de ces signes des temps dans la mesure où cet évènement a rendu manifeste l’émergence d’une conscience intégrale en Europe. Une conscience qui s’incarne à travers une avant-garde culturelle dont le rôle est de promouvoir un saut évolutif majeur à l’heure où s’effondre le paradigme abstrait de la modernité qui n’est plus du tout adapté aux sociétés de l’information dans lesquelles nous vivons. 

Ce n’est pas un hasard si cette émergence de la conscience intégrale en Europe est synchrone avec des élections européennes qui font apparaître au grand jour une profonde mutation des mentalités laissant bien des commentateurs perplexes, limités qu’ils sont par une lecture politique ou économique, souvent factuelle et superficielle mais toujours dépassée et déphasée. 

Pour comprendre plus en profondeur ce changement des mentalités, il faut le mettre en perspective avec la dynamique de l’évolution culturelle. Face au risque d’un effondrement global, une mutation de la conscience collective participe d’une dynamique de résilience qui permet de comprendre et de dépasser le conflit apparent entre ethnocentrisme identitaire et libéralisme technocratique. 

Une efflorescence créatrice 


" On raconte qu’il existe en Chine une variété de bambou tout à fait particulière. Si l’on en sème une graine dans un terrain propice, il faut s’armer de patience. En effet, la première année, il ne se passe rien : aucune tige ne daigne sortir du sol, pas la moindre pousse. La deuxième année, non plus. La troisième ? Pas davantage. La quatrième, alors... Que nenni ! Ce n’est que la cinquième année que le bambou pointe enfin le bout de sa tige hors de terre. Mais il va alors pousser de douze mètres en une seule année : quel rattrapage spectaculaire ! La raison en est simple : pendant cinq ans, alors que rien ne se produit en surface, le bambou développe secrètement de prodigieuses racines dans le sol grâce auxquelles, le moment venu, il est en mesure de faire une entrée triomphante dans le monde visible, au grand jour. " (Olivier Clerc. La grenouille qui ne savait pas qu'elle était cuite

Il faut raconter l’histoire des bambous chinois à tous ceux qui s’étonnent de voir la rapidité avec laquelle de nouvelles formes culturelles émergent de la conscience collective en évolution. Si, à certains moments de l’histoire, on observe une telle efflorescence créatrice, c’est que les mouvements d’avant-garde ont toujours des racines qui puisent dans un terreau séculaire. C’est ainsi qu’en retraçant la généalogie du mouvement intégral dans un billet récent intitulé Les racines du mouvement intégral celui-ci apparaît très clairement comme l’expression d’un nouveau stade de développement pour une spiritualité évolutionnaire qui s’est exprimée depuis trois siècles à travers les cultures européennes, américaines ou indiennes. Cette perspective généalogique permet de comprendre comment une même dynamique s’est manifestée dans le temps à travers diverses formes et comment ces formes se sont elles-mêmes métamorphosées en participant aux transformations du milieu où elles évoluent. 

Une spiritualité évolutionnaire

Message de Ken Wilber lors de l'lntegral European Conference

Cette esquisse de généalogie montre comment la spiritualité évolutionnaire s’est développée durant la modernité comme un courant minoritaire inspiré par une nouvelle forme de spiritualité qui associe l'intuition organique de la tradition et sa pensée holistique avec la dynamique évolutive de la modernité et sa pensée abstraite. De l'idéalisme allemand au transcendantalisme américain, du spiritualisme français à la pensée évolutionniste de Sri Aurobindo en Inde, ce courant déconstruit le scientisme dominant en cherchant à délimiter, refonder et compléter la connaissance scientifique sur des bases métaphysiques et intuitives. A l’heure où s’effondre le paradigme technocratique, ces références généalogiques servent de fondations sur lesquelles le mouvement intégral s’appuie aujourd’hui pour inventer un modèle et des formes novatrices adaptés aux sociétés postmodernes de l’information. 

L’émergence de la conscience intégrale en Europe signifie que, sur le continent européen, la conscience collective commence à émerger dans un nouveau stade évolutif, au-delà d'un paradigme moderne qui n'est plus à même de résoudre la crise systémique dont il est à l'origine. Une telle émergence participe d’une mutation globale qui remet en question la légitimité de l'idéologie dominante et des institutions à travers lesquelles elle s’incarne. 

Rien d'étonnant dès lors que cette contestation se manifeste à l'occasion des élections européennes - par l'abstention comme par le vote - à travers une europhobie qui est avant tout le refus d’une Europe technocratique fondée sur l'hégémonie de l'économie au service d'une oligarchie. Cette Europe des marchés et des marchands s'est construite en instrumentalisant un idéal européen fondée sur une diversité des peuples et des cultures qui - au-delà des différences et des conflits - s'identifient à une mémoire, une culture et des valeurs communes. Selon Pierre-André Taguieff, intellectuel engagé dans la lutte contre tous les racismes : " L'Europe est un empire gouverné par des super-oligarques, caste d'imposteurs suprêmes célébrant le culte de la démocratie après en avoir confisqué le nom et interdit la pratique."

Illusions régressives et réformistes

Le combat contre cette "caste d'imposteurs suprêmes" peut conduire à des impasses. Par peur d’un saut évolutif qui nécessite à la fois vision et énergie, nombre d’européens sont les victimes d’une illusion régressive leur faisant croire que le monde de demain sera la réplique exacte d’un bon vieux temps idéalisé alors même que celui d’aujourd’hui est d’ores et déjà totalement différent de ce dernier. Conséquence de ce que certains observateurs nomment « l’insécurité culturelle », les électeurs sont tentés de retourner vers le passé à travers un vote ethnique. Ce faisant, ils cherchent à exprimer un sentiment d'appartenance et d'identité, un besoin de protection et de sécurité, tant économique que culturelle, mis à mal par les vents de la mondialisation néo-libérale.

Un tel comportement peut s'expliquer comme une réaction à l'impuissance des "élites" technocratiques et libérales, incapables de donner du sens et de tracer un chemin en proposant une vision et un projet politique capables de mobiliser tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. Mais la quête tribale d'une unité fusionnelle au sein matriciel de la Nation puise dans un imaginaire infantile qui n'est pas adapté à la dynamique d'individuation correspondant à l'homme de l'après-modernité évoluant dans les sociétés ouvertes et interconnectées de l'information.

Un tel repli identitaire finit toujours par désigner l'Autre comme victime expiatoire afin d'exorciser l'angoisse collective. Dans une dynamique d'individuation, il ne s'agit pas de projeter sa propre différence sur l'Autre en le rejetant mais d'affirmer celle-ci, de l'explorer, de la cultiver et de l'exprimer de manière créative au sein d'une intelligence collective. Après les impasses de l'individualisme moderne, l'indispensable retour au collectif nécessite de dépasser et de surmonter les limites individuelles dans des  dynamiques suprapersonnelles - voire transpersonelles - et non de régresser à un stade pré-individuel dans la matrice fusionnelle de la tribu archaïque.

L'illusion régressive est donc une réaction mortifère à cette autre forme d’illusion – technocratique – qui réitère toujours les mêmes solutions en voulant obtenir chaque fois des résultats différents. Or s’il est une chose dont on peut être sûr c’est qu’on ne résoudra pas la crise systémique à laquelle nous sommes confrontés avec le mode de pensée qui l'a généré. Privée de toute vision globale et de toute prospective, l’oligarchie et ses agents dans la technostructure s’avèrent totalement impuissants à affronter la complexité des problèmes qui se posent à la société et à les résoudre. Ils appliquent aveuglément la pensée technocratique propre à l’ère industrielle au monde complexe et interdépendant d’une ère informationnelle qui nécessite une vision globale et systémique, dynamique et prospective. C’est ainsi qu’au lieu de résoudre les problèmes, ils ne font que les approfondir. 

Si l’illusion régressive est assez spectaculaire du fait de son archaïsme, l’illusion réformiste de la technocratie n’en est pas moins dangereuse. Elle consiste, selon le célèbre mot de Lampedusa, à faire en sorte que "tout change pour que rien ne change". Ce réformisme-là est le masque d’un conformisme qui, pour mieux perdurer, change d’apparences en épousant les transformations de son milieu à travers une stratégie de mimétisme. Nous avons suffisamment déconstruit l’illusion technocratique dans deux séries de billets intitulés Experts et Visionnaires (3 billets) et Entre l’ancien et le nouveau monde (7 billets) pour ne pas avoir à y revenir ici. Nous proposons aux lecteurs intéressés de se référer à ces analyses. 

Ethnocentrisme et Technocentrisme

Les médias dominants voudraient nous faire croire au conflit entre ethnocentrisme et technocentrisme alors que ce sont les deux pôles complémentaires d’une même réalité systémique. Car l’ethnocentrisme identitaire n’est rien d’autre que le retour du refoulé d’une pensée technocratique profondément abstraite. Il rappelle à l’Homo Œconomicus qu’il est aussi un animal social doué de sentiments d’appartenance et d'identité, de besoin de protection et de sécurité, mais aussi d’un imaginaire symbolique qui lui permet de faire société. 

De même qu'une technocratie essoufflée ne survit qu’en agitant l’épouvantail du communautarisme identitaire, un ethnocentrisme effrayé utilise l’aveuglement culturel et spirituel de la technocratie pour promouvoir un modèle régressif. C’est ainsi que les illusions régressives et réformistes apparaissent comme deux faces d’une même monnaie de singe qui se nourrissent l’une, l’autre, entraînant un débat aussi puéril que stérile, et renforçant les préjugés de tous pour servir les intérêts des quelques-uns. Ces deux pôles s’accordent pour empêcher l’émergence de toute synthèse novatrice qui permettrait de dépasser leurs contradictions dans un nouveau stade de la spirale évolutive.


On ne peut sortir de cette impasse qu’en participant à la dynamique d’une évolution culturelle qui intègre l'intuition organique de la tradition et la dynamique évolutive de la modernité en les synthétisant à travers une nouvelle vision du monde - un holisme évolutionnaire - que l'on peut qualifier de Cosmoderne. Cette synthèse s’exprime d'ores et déjà  à travers des formes inédites, totalement invisibles et incompréhensibles pour tous ceux qui interprètent les évènements à partir d’un paradigme dépassé. Sur tout mouvement novateur, les gardiens de l’institution projettent des formes de pensée que celui-ci a dépassé : c'est la fameuse confusion pré/trans mise à jour par Ken Wilber.

Nous ne nous étalerons pas ici sur les formes prises par la dynamique évolutive dans le domaine des mentalités, des sensibilités et des organisations puisque c’est l’objet même de ce blog où nous cherchons, semaine après semaine, à décrypter les signaux – forts et faibles – à travers lesquelles cette dynamique se manifeste. 

Entre décomposition et métamorphose 

Soutenu par les animateurs de nombreux réseaux citoyens, un texte intitulé L’Europe entre décomposition et métamorphose évoque les mutations actuelles de l’esprit européen : « Face à la montée des fondamentalismes identitaires et au poids démesuré des marchés financiers, les élections européennes doivent constituer le premier acte d’une refondation exigeante de l’Europe, ouvrant la voie à sa métamorphose et non à sa décomposition programmée. 

Pour redonner sens à ce vote, il faut d'abord redonner un souffle, une vision au projet européen. Cette vision, c'est celle d'une transition vers ce que le mouvement citoyen mondial nomme la perspective de sociétés du bien-vivre. C'est d'ailleurs pour cette raison que ce mouvement se caractérise de plus en plus souvent comme « convivialiste », car il place la qualité de nos rapports aux autres humains et à la nature au cœur de son projet politique. 

Pourquoi cette perspective d'une société plus conviviale, d'une économie plus solidaire, alors que le système dominant se révèle de plus en plus brutal pour les humains et destructeur pour les écosystèmes ? Pourquoi, diront les sceptiques, proposer un monde de Bisounours quand la rivalité, voire la logique de guerre et de conquête, semble la seule possible ?

Et bien précisément parce que ce monde de la brutalité économique, sociale, écologique, ce monde régi par la domination de l’oligarchie financière et par la recherche du “toujours plus” d’accumulation de richesses matérielles et de puissance, conduit l’humanité à un effondrement prévu non pas aux calendes grecques, mais ” dans les prochaines décennies”. C’est ce que montre encore récemment une étude financée par la NASA puis confirmé par le dernier rapport du GIEC : les causes majeures de cet effondrement sont le creusement des inégalités et la destruction des écosystèmes, c’est-à-dire les conséquences mêmes de la compétitivité et de la croissance qui constituent le socle des projets de nombre de gouvernements européens.


Il nous faut comprendre ainsi à quel point nous sommes à un moment de vérité pour l’Europe, mais aussi pour ce fragile “peuple de la terre” que constitue notre famille humaine. Il est temps d’en finir avec cette course folle qui ne s’interroge ni sur la nature d’une croissance souvent destructrice de nos écosystèmes, ni sur les vaincus de la compétitivité (à commencer par les chômeurs et les exclus), ni sur la nature des emplois souvent sous-payés et considérés comme “indécents” par le Bureau International du Travail. 

Une croyance qui ne sert en définitive que l’infime minorité des ultra riches et conduit à cet apartheid social mondial que décrit la statistique terrible révélée par le mouvement Oxfam : la fortune de 67 personnes est désormais égale au revenu de la moitié de notre humanité, soit 3,5 milliards d’êtres humains ! ...» ( États Généraux du Pouvoir Citoyen) 

Une transition culturelle

Si cette pensée convivialiste est indispensable, elle est loin d’être suffisante quand elle reste encore imprégnée d’un logiciel socio-économique qu’elle prétend combattre et dépasser sans remettre en question de manière radicale l’épistémologie dominante. Le réformisme, fût-il teinté de bons sentiments, n'est pas suffisant. Nous ne pourrons changer le monde sans changer notre regard sur celui-ci en décolonisant notre imaginaire d'une abstraction moderne symbolisée par l'économisme dominant. Si transition il y a, celle-ci ne peut pas être seulement politique et économique, elle doit être avant tout culturelle et spirituelle. Cette transition anthropologique vers un nouveau mode de conscience est un thème évidement moins porteur et consensuel que la condamnation des impasses du système capitaliste mais il est pourtant au cœur de la refondation de l’esprit européen dont sont porteurs les "Créatifs Culturels".

Selon Jean-Pierre Worms, le grand intérêt suscité par les études sur les "Créatifs Culturels" « est la marque d’un véritable renversement de perspective quant à la place accordée aux faits culturels dans la production, dans le développement et dans le changement des sociétés… On retrouve alors ce qui fut la découverte majeure de l’anthropologie, régulièrement célébrée mais superbement ignorée, à savoir que la "culture" n’est pas qu’un sous-produit de la "superstructure" technico-économique et de ses prolongements sociaux et politiques, mais qu’elle est simultanément et d’abord l’élément structurant fondamental de toute société, la base même de ce qui fait société, la condition d’existence d’une société en tant que telle… 

 Cet espoir de création d’une société nouvelle par la culture est sans doute la raison première de l’intérêt suscité dans des cercles de plus en plus larges par les recherches sur les « créatifs culturels ». La première contribution d’importance de ces recherches est simplement de rappeler que la création culturelle est, en elle-même, créatrice de société. » 

Effondrement et refondation


Face au risque d’un effondrement global, une dynamique de résilience mobilise une radicalité existentielle et une inspiration visionnaire, un engagement individuel et une intelligence collective pour faire émerger un modèle novateur, seul à même de dépasser de manière créative la contradiction apparente entre ethnocentrisme et technocentrisme. Comme le résume fort joliment Marc Halévy : " Le problème n'est plus d'être à droite ou à gauche, le problème est d'être en avant, c'est à dire être engagé dans la percée inouïe du nouveau paradigme..."

Dans une série de billets intitulée Effondrement et Refondation (7 billets) nous avons évoqué quelques figures de cette transition globale : les Créatifs culturels, les Convivialistes et les Transitionneurs. A ceux-ci, il faudrait ajouter en amont les Évolutionnaires, vecteurs d’une culture d’avant-garde* encore ultra-minoritaire, et en aval les Protestataires qui ne se reconnaissent ni dans l’ethnocentrisme ni dans le technocentrisme sans pour autant s’identifier à un projet novateur et cohérent. * (Lire La nouvelle Avant-garde. Vers un changement de culture. Ouvrage collectif dirigé par Carine Dartiguepeyrou)

Ces divers acteurs de la résistance, de la résilience et de la création sont - chacun à leur façon - animés et mobilisés par une même dynamique vitale et inventive qui, seule, permet un saut évolutif. C’est grâce à de tels sauts qualitatifs que les civilisations se métamorphosent à chaque grand carrefour historique en dépassant les modèles du passé pour participer de manière créative à longue marche évolutive de l’espèce.

Ressources

Integral meet Europe. Franck Visser. Integral World. Impression from the 1st Integral European Conference

Report from Integral Budapest. Jeff Salzman. Integral Life

First Integral European Conference. Blog de Kim Terrel

La nouvelle Avant-garde.Vers un changement de culture. Ouvrage collectif dirigé par Carine Dartiguepeyrou

États Généraux du Pouvoir Citoyen

Notre Europe : décomposition ou métamorphose. Edgar Morin et Mauro Ceruti

Dans Le Journal IntégralLes Racines du Mouvement Intégral. Un mouvement intégral européen. 

 

mardi 20 mai 2014

Table des Matières (14) Les Chemins de l'Ame


A chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve d'avenir. René Char 


Chaque billet du Journal Intégral est la pièce d’un puzzle qui dessine, entre intuitions créatrices et réflexions critiques, la vision intégrale d’un homme réunifié dans un Kosmos réenchanté. Les résumés des articles présentés dans cette Table des Matières permettront aux lecteurs de reconstituer ce puzzle en allant se référer à telle ou telle pièce afin de mieux comprendre et intégrer les autres. 

Table des Matières 2010  1 - Demandez le programme !... 2 - Une philosophie du Tout. 3 - La Petite Princesse. 4 - Evolutions. 5 - Evolutions (fin). 6 - Post-Matérialisme. 7 - Penser la nouvelle civilisation 



Table des Matières (14) du 14/10/11 au 03/12/11
Les Chemins de l’Âme


Leur crime : un enragé vouloir de nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous. 

Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. 

Mais qui rétablira autour de nous cette immensité, cette densité réellement faites pour nous, et qui, de toutes parts, non divinement, nous baignaient ? 

Le réel quelques fois désaltère l'espérance. C'est pourquoi contre toute attente, l'espérance survit. 


La vision intégrale n’est pas une connaissance morte, réductible à des modèles abstraits, mais une expérience vécue qui prend sa source dans une intime connexion entre l’esprit supérieur et l’énergie interne. Vivre cette connexion c’est affiner sa sensibilité et son désir en canalisant son énergie pour la transmuer à travers des niveaux d’intensité et de subtilité de plus en plus fins. 

A travers sa formation au tantra intégral, Jacques Ferber ouvre à la fois les portes de la perception et de la conception sur ce nouveau stade évolutif qui est celui d’une vision intégrale. Cette formation est une occasion, encore très rare en France, de faire le lien entre une démarche intérieure – à la fois corporelle, énergétique, méditative, créatrice et psycho-spirituelle – et des références théoriques puisées aux meilleures sources de la théorie intégrale 


Tu es pressé d'écrire, 
Comme si tu étais en retard sur la vie. 
S'il en est ainsi fais cortège à tes sources. 
Hâte-toi. 
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance. 


Poète, essayiste, éditeur, producteur à France culture, Michel Camus (1929-2003) était aussi, et surtout, un homme de l’être faisant partie « des chercheurs de vérité aux yeux de qui la poésie initiatique orientée vers la connaissance unitive tend à relier l'essence de l'homme à l'essence de l'univers ». 

En retrouvant ses origines initiatiques, la poésie apparaît essentiellement comme une forme singulière de gnose qui révèle le lien secret et analogique unissant l’homme et le monde. La singularité de cette connaissance unitive est à l'origine de ce que Michel Camus nomme la Transpoésie : « On pourrait appeler transpoétique la voie transfiguratrice du poète sourcier orientée vers l'autoconnaissance et l'unité de la connaissance. Visée qui traverse et dépasse la poésie. » 

 Dans ce texte, Michel Camus développe sa vision transculturelle de la poésie : « Le paradigme de la poésie transculturelle, c'est avant tout la nécessité de l'éveil de l'homme à ce qui le fonde, à ce qui le traverse et à ce qui le dépasse... Etre transculturel, c'est, pour l'essentiel, ne pas se laisser aliéner par des formes et des croyances, par des systèmes de pensée et des enseignements formels. » 



Au formalisme qui règne en maître dans les lettres françaises, Michel Camus oppose la tradition d’une poésie initiatique - celle des origines - fondée sur une expérience métaphysique qui dépasse les perceptions et les états de conscience ordinaires. L’expérience spirituelle du poète sourcier est à l’origine d’une intuition créatrice qui révèle l'union symbolique entre le sens et le signe qui l'exprime.

Michel Camus en appelle à un retour aux sources sacrées de la poésie comme mode de connaissance « initiatique » fondée sur l’intuition visionnaire. A travers celle-ci se révèle la relation organique et cosmique entre le sujet et le monde objectif dans lequel il se pro-jette pour évoluer. Cette connaissance initiatique participe d’une démarche transdisciplinaire dont Michel Camus fût un des principaux artisans. Démarche qui le conduit à déclarer, contre le matérialisme ambiant : « la poésie de l’avenir sera métaphysique ou ne sera pas ». 


Global et dynamique, l’esprit intégratif considère la psyché comme un élément d’une totalité humaine et celle-ci comme partie intégrante d’un Kosmos pluridimensionnel en évolution. Au cœur du paradigme intégratif, le processus de développement à travers lequel la subjectivité intègre progressivement les éléments du milieu – social, culturel et naturel – où elle évolue en actualisant ainsi sa puissance créatrice. L’être humain est un être de relation et la psyché est au cœur de ces relations. Le développement psychique naît d’un accroissement de la complexité de ses relations et de l’élaboration de cette complexité dans des niveaux qualitatifs liés à des stades évolutifs de plus en plus intégrés. 

Alain Gourhant décrit ainsi sa pratique : « La psychothérapie intégrative s'appuie sur une vision de l'être humain, globale, holistique et multidimensionnelle. Elle tente de structurer et de rendre cohérent l'utilisation des différentes techniques selon cette vision... Dans sa pratique, la psychothérapie intégrative met en place des stratégies thérapeutiques empruntées aux différents courants et techniques de la psychothérapie ainsi que des pratiques liées au courant du développement personnel et du transpersonnel. Ces stratégies sont personnalisées et adaptées à chacun. Les effets de ces techniques utilisées conjointement sont démultipliés, ce qui place la psychothérapie intégrative parmi les thérapies brèves... » 


Nous présentons dans ce billet certains éléments du contexte culturel et épistémologique permettant une nouvelle approche de la psyché qui se traduit notamment par l’émergence de la psychothérapie intégrative. Alors que le rôle de l’intellect est de distinguer et de séparer, la psyché est un agent de liaison entre l’être humain et les divers milieux où il évolue. Au cœur de cette dimension relationnelle propre à la psyché : son caractère dynamique et associatif, adaptatif et évolutif. 

Parce qu’il s’avérait incapable de connaître toute la profondeur, la dynamique et la complexité de la psyché, l’ancien paradigme en imposait une vision à la fois réductrice et caricaturale, castrée de son enracinement archaïque et ancestral, de son implication collective, à la fois sociale et culturelle, comme de sa connexion intuitive aux états supérieurs de conscience. 

Le mouvement créateur de la vie invente toujours des formes nouvelles adaptées à la dynamique de son évolution alors que les anciennes formes se désintègrent progressivement parce qu’ayant fait leur temps, elles ne sont plus du tout adaptées à celui qui vient. Selon Alain Gourhant : « La psychothérapie intégrative appartient au mouvement de la vie qui aime se déployer en une créativité absolue et insolente... Les quatre cent techniques de psychothérapies différentes, annoncées par les médias, font partie de ce mouvement de créativité ininterrompue, de cette psychothérapie intégrative qui combine à l'infini les différentes techniques provenant des courants les plus importants de la psychothérapie. » 



Les pionniers d’une « culture intégrale » ont souvent un point commun : ils associent rigueur intellectuelle et sensibilité inspirée, deux dimensions qui peuvent apparaître contradictoires mais qui sont en fait complémentaires quand elles participent d’une même intelligence intuitive. 

Pour Alain Gourhant, la création apparaît comme une manifestation essentielle de l’esprit intégratif : « Deux éléments ou parties habituellement séparés, se rapprochent, se mêlent, rentrent en fusion pour créer une nouvelle réalité qui transcende et inclut les éléments précédents. En ce sens toute intégration réussie est une création, cela dans n'importe quel domaine : la science, l'art, mais aussi bien sûr la psychothérapie intégrative. L'essence de l'intégration, c'est la création.» 

 C’est ainsi qu’à travers une synthèse créatrice, le mouvement évolutif de la vie/esprit fait émerger de nouvelles formes d’organisation toujours plus complexes et intégrés. L’émotion esthétique est un moyen de participer, de l’intérieur, à ce mouvement créateur de la vie/esprit. L’art est donc le terrain privilégié où l’esprit intégratif prend la forme de l’inspiration créatrice. 


Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer. H-D. Thoreau 

Mon optimisme est basé sur la certitude que cette civilisation va s’effondrer. Mon pessimisme sur tout ce qu’elle fait pour nous entraîner dans sa chute. Jean-François Brient 

Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. Jean Monnet 

Nous sommes enfermés dans une cage de fer : encouragés à dépenser de l'argent que nous n'avons pas, pour acheter des choses dont nous n'avons pas besoin, pour créer des impressions qui ne dureront pas, sur des gens qui ne nous importent pas. Tim Jackson 


Ce billet est la suite de la série intitulée La Petite Princesse (1à 7) dans laquelle une rencontre entre le narrateur et Delphine est prétexte au portrait d’une génération perdue qui se retrouve dans une quête d’infini. 

Mets-toi à l'écoute de tous ces messages secrets qui te sont adressés par l’Esprit sous les multiples formes de l’enthousiasme et de l’émerveillement. Redeviens cette muse inspirée qui vibre au vent de l'immensité poétique en éloignant de toi les pièges illusoires de la gravité. Combats avec détermination, avec sérénité, tout ce qui n'affirme pas cette dignité qui est l’écho, en toi, de cette immensité. 

Remets le monde formel à la place infime qui est la sienne dans la chaîne multidimensionnelle des univers visibles et invisibles. N'abandonne jamais le sens de cet infini qui t'anime. Le quotidien, cette maille serrée d'habitudes coincées dans la trame du temps, n'est qu'un certain regard du passé posé sur la vie. Et ce que ces fous appellent folie n'est rien d'autre que la trace exaltée de ton génie. 

Tout ce qui n'est pas accordé à la spontanéité créatrice de l'instant devient vite répétitif, lassant, limité, insatisfaisant pour ces graines d'infini qui germent dans nos regards. Les hommes sont malades de ne pas se ressourcer à cette intensité créatrice qui les guident, les animent et les transcendent. C'est toi et toi seule qui doit retrouver la trace secrète de ton être dans l'inextricable jungle de ce que tu n'es pas, en suivant la voix d’une inspiration qui indique la voie.

mardi 13 mai 2014

Le Pouvoir de l'Engagement


Faire de la vie un haut lieu d’expérimentation. Christiane Singer 




Tant que nous ne nous engageons pas, le doute règne, la possibilité de se rétracter demeure et l’inefficacité prévaut toujours. 

Concernant tous les actes exigeant initiative et création, il est une vérité élémentaire dont l’ignorance a des incidences innombrables et fait avorter des projets splendides. 

Dès le moment où l’on s’engage pleinement, la providence se met également en marche. 

Pour nous aider, se mettent en œuvre toutes sortes de choses qui sinon n’auraient jamais eu lieu. 

Toutes sortes de circonstances favorables se produisent qui, autrement, ne se seraient pas manifestées. 

La décision engendre un courant d’évènements qui suscite sur son passage une variété d’incidents imprévus et bénéfiques, de rencontres et de soutiens matériels dont personne n’aurait osé rêvé.

J’ai appris à accorder à ce vers de Goethe le plus profond respect : 

"Quelle que soit la chose que vous pouvez faire ou que vous rêvez de faire, faites-la. 

L'audace a du génie, de la puissance et de la magie." 


Attribuée souvent à Goethe sur Internet, la citation ci-dessus est extraite d’un ouvrage de William Hutchison Murray (1913-1996) : « L’expédition écossaise dans l’Himalaya, 1951 ». 



jeudi 1 mai 2014

Les Racines du Mouvement Intégral


L’histoire est utile non pour y lire le passé, mais pour y lire l’avenir. Filippo Pananti 


Dans notre précédent billet, nous évoquions l’Integral European Conference qui réunira dans quelques jours des intervenants venus de toute l’Europe - et d’ailleurs - pour affirmer et célébrer l’émergence d’une conscience intégrale en Europe. En faisant apparaître de manière visible ce qui existait jusqu’à présent de manière fragmentée et encore imperceptible, un tel évènement devient un signe des temps : l’expression manifeste d’une dynamique évolutive au sein de la conscience collective. 

Pour mieux comprendre le sens de cet évènement, nous analyserons les filiations d’un mouvement intégral dont les racines plongent dans les traditions philosophiques et spirituelles d’Europe, des États-Unis et d'Inde. Car on ne comprend rien à la vitesse et à l’ampleur avec laquelle ce mouvement s’est développé au cours de ces vingt dernières années si on ne saisit par son profond enracinement dans l’histoire des idées. 

Cet enracinement est celui d’une spiritualité évolutionnaire qui a émergé il y a trois siècles et qui s’est affirmée depuis, à travers plusieurs courants philosophiques et culturels, dans une optique de synthèse entre science et spiritualité. Nous vous proposons ci-dessous une rapide généalogie de cette spiritualité évolutionnaire qui se manifeste aujourd'hui à travers ce nouveau stade de développement que représente le mouvement intégral.

Une expérience personnelle 


Au milieu des années 80, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt les deux premiers ouvrages de Ken Wilber traduits en français : Le Paradigme Holographique et Les Trois Yeux de la Connaissance. Celui qui était alors un des pionniers de la psychologie transpersonnelle s’inscrivait dans un vaste courant de remise en question du paradigme abstrait et réductionniste de la modernité occidentale. Ce faisant, il posait les bases d’un nouveau paradigme à la fois dynamique et global correspondant à l’entrée de nos sociétés dans l’ère de l’information. 

 En 97, paraissait en français Une brève histoire du Tout qui est la version abrégée et simplifiée de de son œuvre majeure : Sex, Ecology, Spirituality. The spirit of evolution dont Mikael Murphy - co-fondateur de l’Esalen Institute, - a écrit qu’il était « l’un des quatre grands livres de ce siècle, avec La vie divine d’Aurobindo, Etre et Temps de Heidegger, et Procès et réalité de Whitehead ». 

J'ai été enthousiasmé par la lecture d'Une brève histoire du Tout. Et je n'ai pas été le seul : des milliers de personnes de par le monde se sont reconnus dans cette vision évolutionnaire inspirée par l’Esprit du temps. C’est ainsi qu’un nouveau mouvement de pensée s’est constitué en se diffusant dans les avant-gardes culturelles aux États-Unis et en Europe. L’ampleur et la rapidité de cette diffusion m’ont surpris et ne peuvent s'expliquer qu’en replaçant ce mouvement dans le développement historique d’une spiritualité évolutionnaire qui émerge de manière continu depuis trois siècles.

La première Integral European Conference est l’occasion de se pencher sur ce développement historique en redécouvrant les origines spirituelles de la réflexion sur l’évolution et les racines européennes de cette spiritualité évolutionnaire. 

Trois siècles de spiritualité évolutionnaire 

Dans leur indispensable Guide de la Spiritualité, David Dubois et Serge Durand présentent les trois grands courants à l’origine du mouvement intégral : « Le plus ancien historiquement en Occident s’écrit en pointillé au sein de la tradition monothéiste avec des figures de l’idéalisme allemand comme Schelling ou plus tard des penseurs de l’évolution comme Bergson et Teilhard de Chardin. Le deuxième groupe s’est constitué dans les années 1920 en Inde autour de Sri Aurobindo et Mirra Alfassa connue le plus souvent sous le nom de Mère. Le troisième a véritablement émergé aux USA à la fin des années 1990 autour de Ken Wilber. Ce dernier d’ailleurs voit en Sri Aurobindo ainsi qu’en Schelling, Bergson ou Teilhard de Chardin ceux qui ont ouvert le chemin. Ces trois groupes d’initiateurs ont influencé nombre de personnes pour lesquelles ces influences s’entrecroisent souvent ». 

La philosophie académique oublie souvent que les premiers penseurs de l’évolution furent spiritualistes. C'est ce que montre l'article du magazine Éveil et Évolution intitulé Une brève histoire de la spiritualité évolutionniste où John Huston fait la chronologie de ce courant de pensée : " Charles Darwin n'a pas inventé le concept d'évolution. En fait il reconnaît lui-même que l'idée, bien que vaguement définie a une histoire qui remonte à Aristote. Et en dépit de l'impression générale offerte par la plupart des scientifiques de notre temps, cela n'a pas toujours été non plus une notion matérialiste."

Selon Jakob Bohme (1575-1624), Dieu œuvrait au déploiement d’un monde d’intégrité et de perfection croissantes. Leibniz (1646-1716) voyait dans l’évolution des espèces biologiques un processus ordonné par Dieu. Ayant étudié les travaux de Leibniz, Emmanuel Kant (1724-1804) a exploré l'idée que les lois physiques de Dieu travaillent à façonner le monde matériel "par une évolution naturelle vers une constitution plus parfaite".

Au cours du dix-huitième siècle, dans le contexte de la pensée des Lumières qui cherchait à s’émanciper du dogmatisme religieux, la plupart des réflexions autour de l’évolution prirent une tonalité naturaliste. Durant les deux siècles suivants, ces réflexions sur l’évolution épousèrent majoritairement la pensée dominante, celle d’un matérialisme scientiste qui réduit la vie à un mécanisme physico-chimique obéissant de manière aveugle aux jeux du hasard et de la nécessité, c’est-à-dire des mutations aléatoires et de la sélection naturelle.

Hegel
L'histoire étant faite par les vainqueurs - ici les matérialistes - on a réduit l'approche de l'évolution à cette idéologie réductionniste en oubliant, en marginalisant ou en diabolisant un profond courant de spiritualité évolutionnaire qui compte dans ses rangs parmi les plus grands penseurs occidentaux. Déjà, dès le début du dix-huitième siècle, les Romantiques et la philosophie idéaliste s’insurgent contre un réductionnisme abstrait qui ignore la dimension sensible et qualitative de la vie comme de l'esprit humain au profit d'une vision quantitative, mécaniste et déshumanisée. 

C’est ainsi que les idéalistes allemands – Goethe, Fichte, Schelling, Hegel – envisagent l’évolution cosmique comme une grande épopée où la dimension non manifeste de la pure conscience – l’esprit absolu – se manifeste activement dans le monde du temps et de l’espace, à travers une série de formes de plus en plus complexes et conscientes – de la matière à la vie, à l’esprit et au-delà. Schelling résume ainsi cette spiritualité évolutionniste : « L’Histoire en tant que totalité est une révélation progressive de l’absolu, qui se découvre lui-même. » 

Science et spiritualité

Henri Bergson
En Europe, l’histoire culturelle au vingtième siècle est celle d’une remise en question de l’hégémonie scientiste et positiviste par les avant-gardes intellectuelles et artistiques. Que ce soit Nietzsche, Husserl, Simone Weil, Merleau-Ponty, Heidegger ou Michel Henry, tous affirment que l’homme occidental vit sous l’emprise d’un intellect abstrait qui lui fait perdre ce rapport direct à la vie, au corps et à l'intériorité d'où surgit le sens profond du destin humain.

En France, en philosophie, un courant spiritualiste né à la fin du dix-huitième souhaite délimiter, compléter et refonder la connaissance scientifique sur des bases métaphysiques et intuitives. On redécouvre aujourd’hui la profondeur de ces penseurs que furent Maine de Biran, Felix Ravaisson, Jules Lachelier, Henri Bergson, Edouard Le Roy, Louis Lavelle qui, chacun à son niveau, chercha à associer science et spiritualité. Ces penseurs français étaient les héritier directs de Pascal pour qui : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes ». 

Sri Aurobindo
Henri Bergson, une des figures emblématiques du spiritualisme français, va inspirer Teilhard de Chardin qui tracera la voie d’une spiritualité évolutionnaire en proposant un paradigme cosmologique associant science et spiritualité. Après avoir fait ses études en Europe, Sri Aurobindo propose à la même époque une synthèse entre la vision évolutive de l’occident et la tradition spirituelle de l’Inde. L'Esprit du temps inspire ces visionnaires qui expriment les mêmes intuitions à partir de leur contexte culturel, chrétien pour Teilhard et indien pour Sri Aurobindo.

Aux États-Unis, c’est le mouvement transcendantaliste fondé par Emerson (1803-1882) qui réagit au positivisme matérialiste de l’époque en devenant la matrice de la culture américaine. L'idéalisme de Fichte et Schelling fait référence, mais l'inspiration vient des poètes et des exposés de l'idéalisme allemand par Mme de Staël (De l'Allemagne est traduit à New York dès 1814) et Victor Cousin (Introduction à l'histoire de la philosophie, traduit à Boston en 1832). 

Une filiation américaine 

Sur son site Philosophy is not a luxury, Jeff Carreira propose un article intitulé A very brief history of evolutionary spirituality in America qui permet de mieux comprendre la filiation américaine du mouvement intégral. 

« La façon la plus simple de débuter l’histoire de la spiritualité évolutive en Amérique est de le faire avec Ralph Waldo Emerson. Surnommé le père de la culture américaine, Emerson était un pasteur chrétien qui s’est séparé de l’église après avoir compris que les estimations scientifiques de l’âge de la terre ne collaient pas avec l’interprétation littérale qu’en faisait la Bible. Emerson était obsédé par le développement spirituel des êtres humains vers ce qu’il imaginait être notre possibilité perfectible. Il était chagriné par la lenteur du changement qu’il voyait en lui-même et autour de lui, et le concept de l’évolution tout comme la transmutation des âmes (réincarnation) lui a permis de rassembler toutes les pièces du puzzle. Il a imaginé une âme humaine perfectible qui évolue à travers des vies sans fin vers sa possibilité ultime. 

Dans ses écrits, il décrivait l’Ame-d’en-Haut (over) comme l’âme de toute l’humanité s’exprimant à travers chacun de nous dans nos meilleurs moments et évoluant à travers nos actions morales durant le temps de nos vies. Au milieu des années 1800 l’œuvre et le cours d’Emerson ont fait de lui une rock star des lettres américaines incitant le critique littéraire contemporain Harold Bloom à clamer partout que l’esprit d’Emerson est l’esprit de l’Amérique. Emerson a planté les premières graines de la spiritualité évolutive dans la psyché américaine et son filleul William James reprenant son rôle l’a conduit jusqu’ aux premières décades du 20ème siècle. 

William James était appelé le père de la psychologie américaine en raison de son travail précurseur dans ce domaine. Il est devenu le président du département philosophique de Harvard et fut l’un des premiers architectes de la philosophie américaine du pragmatisme. Les conceptions fondamentales du pragmatisme ont été découvertes initialement par un petit cercle intellectuel de penseurs d’Harvard qui essayaient d’appliquer la théorie évolutionniste de Darwin de la sélection naturelle à tous les domaines de l’entreprise humaine. Dans son ouvrage le plus fameux « Varieties of Religious Experience » James explique comment la spiritualité évolue à travers les actes de grands saints et de grands sages. Il décrit les vies de ces individus extraordinaires comme des phares lumineux qui guident l’humanité en avant, dans son développement spirituel. 

De Whitehead à la Contre-culture 

Après la mort de James, Harvard s’est mis à la recherche d’un nouveau philosophe d’envergure pour diriger le département de philosophie. Ils ont recruté le professeur anglais Alfred North Whitehead pour venir à Cambridge, Massachussets et accepter le poste. Durant les dix dernières années de sa vie, Whitehead enseigna à Harvard et fit l’expérience d’une explosion de créativité dans laquelle il a développé une philosophie évolutive exhaustive appelée la philosophie du processus

Sa vision d’une réalité continue en évolution était lue et discutée par des artistes de l’avant-garde new yorkaise dans les années 40 et 50. Ces artistes qui incluaient des musiciens de jazz, des écrivains, des poètes et des peintres ont dessiné la scène de la révolution de la « contre-culture » qui a fait irruption dans les années 60. Les poètes et écrivains des années 40 et 50 – William Carlos Williams, Jackson Pollock, Jack Kerouac etc... – sont devenus les hippies des années 60 avec Timothy Leary et Ram Das sur la côte est, et Ken Kesey et les « Merry Pranksters » à San Francisco. 

Le mouvement hippie a ouvert la porte au Mouvement du potentiel humain qui ensuite a donné naissance au mouvement spirituel Orient/Occident et à la révolution du Corps/Esprit. Et au milieu de tout cela, les graines de l’évolution ont continué à germer. Des personnalités comme Michael Murphy, l’un des fondateurs du Mouvement pour le potentiel humain, et Barbara Marx Hubbard ont enseigné directement dans un contexte évolutif. 

Aujourd’hui de nombreuses formes de spiritualité évolutive sont mises en pratique et explorées par des millions de gens aux Etats Unis. Toutes trouvent leur origine dans quelques petites maisons à Concord Massachussets où Ralph Waldo Emerson et les Transcendantalistes ont contemplé l’évolution de l’esprit humain. » ( Traduction française sur le blog d’EnlightenNext

Une pensée d’avant-garde 

Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées - c’est-à-dire à la dynamique de l’évolution culturelle - il est passionnant de comprendre les filiations culturelles et spirituelles qui sont à l’origine du mouvement intégral, et notamment la filiation américaine qui va des transcendantalistes à la contre-culture en passant par la philosophie du pragmatisme de William James et celle du processus d’Alfred North Whitehead

Bien loin de son acceptation courante, le pragmatisme est, en philosophie, un courant de pensée qui selon le philosophe Roger-Pol Droit « considère les vérités comme des processus et les pensées comme des expériences ». Pour les pragmatistes, l’individu n’est pas une entité immuable, mais un processus permanent d’adaptation à son milieu. De même, il n’y a pas de vérités révélées ou éternelles, mais seulement des croyances que nous construisons parce qu’elles nous permettent d’habiter et de transformer notre milieu. Au croisement de Hegel (la réalité forme un tout) et de Darwin (la réalité est le fruit de l’évolution), la vérité leur apparaît comme une procédure évolutive. (Lire à ce sujet : John Dewey, le philosophe qui inspire Obama. Eric Aeschimann, nouvelobs.com)

Il nous faudra revenir plus en détails sur ces courants de pensée américains, assez peu connus du public français, qui récusent l’emprise de l’abstraction au détriment de la saisie immédiate de la vie comme processus, évènement et évolution. Aujourd’hui ces courants philosophiques connaissent un profond regain d’intérêt chez des penseurs contemporains qui ne sont pas évolutionnaires. Gilles Deleuze par exemple considèrait que "cette pensée anglaise et américaine d'avant la dernière guerre était extraordinairement riche... William James est un effarant génie." Fondée sur les concepts de flux et d'évènement, la pensée totalement immanente de Deleuze s'est inspirée notamment de celles de Bergson et de Whitehead. Deux autres grands philosophes contemporains Isabelle Stengers et Bruno Latour s’intéressent aussi beaucoup au pragmatisme et à la pensée du processus de Whitehead pour comprendre de quelle manière les agents sociaux comme les communautés construisent leur réalité. 

Fin d'une parenthèse désenchantée 

Ken Wilber a repris et intégré l’héritage des penseurs évolutionnaires issus d’Europe, des États-Unis et d'Inde en l’adaptant au contexte des connaissances à la fin du vingtième siècle. Un contexte marqué par la non-séparabilité quantique en physique, par la pensée systémique issue de la biologie qui réactualise l'organicisme traditionnel, par les modèles développementaux en sciences humaines et par la quête d’un nouveau paradigme initié par la contre-culture et la rencontre Orient/Occident dans les années soixante. Née d’une convergence entre sciences expérimentales, sciences humaines, philosophie et spiritualité, le mouvement intégral est inspiré par une nouvelle vision du monde qui met fin à la « parenthèse désenchantée » ouverte au dix-neuvième siècle avec la domination de la pensée mécaniste et réductionniste. 

Faire la généalogie du mouvement intégral, c’est retracer la continuité d’une même spiritualité évolutionnaire à travers ses diverses filiations intellectuelles, culturelles et spirituelles. C’est découvrir comment le nouveau paradigme - celui de la co-évolution entre l’homme et son milieu - a émergé en diverses étapes pour opérer la synthèse entre le holisme de la tradition et l’évolutionnisme moderne à travers un "holisme évolutionnaire". Dans La Nouvelle Avant-garde, Vers un changement de Culture divers auteurs internationaux analysent la façon dont ce nouveau paradigme se manifeste à travers de nouvelles formes culturelles. La rédaction de cet ouvrage a été dirigée par Carine Dartiguepeyrou qui aura l'occasion de le présenter au cours de l'Integral European Conference.

Integral European Conference : un mouvement intégral européen

Connaître le passé est une condition indispensable pour développer une vision juste et créative du futur. A travers l'émergence d'un mouvement intégral européen, la spiritualité évolutionnaire retrouve aujourd'hui ses racines historiques. Dans la continuité d'une dynamique culturelle de trois siècles, cette nouvelle avant-garde est le vecteur d'un saut évolutif, seul à même de résoudre la crise systémique née de l'effondrement du paradigme abstrait de la modernité. 

Ce saut évolutif ne se fera pas sans affronter les préjugés d’une certaine nomenklatura intellectuelle qui se nourrit d'une pensée en miette en tournant en rond comme un poisson dans son bocal. Comme le clergé à la fin de l’ancien régime, ces gardiens du temple réductionniste considèrent comme sacrilège tout ce qui pourrait attenter à des dogmes qui sont bien souvent le masque idéologique de leurs intérêts et de leur pouvoir symbolique.

Comme à chaque changement de paradigme, une avant-garde est le vecteur d'une nouveau vision du monde qui va se heurter aux tenants du modèle dominant et dépassé. Gandhi avait bien résumé la dynamique du développement culturel qui se manifeste à travers la tension évolutive entre l'ancien et le nouveau : « D’abord ils t’ignorent, puis ils se moquent de toi, ensuite ils te combattent et à la fin ils te suivent. »  Une formule que l'Integral European Association pourrait mettre en exergue.

Ressources 


Guide de  la spiritualité. Serge Durand Edition Almora

Une brève histoire de la spiritualité évolutionniste. Tom Huston. Magazine Eveil et Évolution  n°4

A brief history of evolutionary spirituality. Tom Huston

Philosophy is not a luxury Site de Jeff Carrera. 


The American roots of evolutionnary spirituality. Jeff Carreira

Entretien avec Jeff Carreira sur la philosophie intégrale (en anglais). Radio Évolutionnaire
https://soundcloud.com/radio-evolutionnaire/unknown-integralement-votre
John Dewey, philosophe du pragmatisme. Roger-Pol Droit. Le Point 

John Dewey, le philosophe qui inspire Obama. Eric Aeschimann, Le Nouvel Observateur. 

Le pragmatisme. Une philosophie venue d'Amérique. Jean-François Dortier. Sciences Humaines.

Alfred North Whitehead. Mohamed Taleb. Le Monde des Religions.

Fragments : Alfred North Whitehead. Références audios, vidéos et netographiques.

Cours sur Whitehead. Gilles Deleuze

Dans le Journal Intégral. Plusieurs billets sur les filiations culturelles du mouvement intégral. L’ère des créateurs : une généalogie culturelle, Grandeur et décadence de la modernité, L’évolution culturelle.