vendredi 31 octobre 2014

Le Grand Récit de l’Évolution


Je réalise que je suis le résultat de l’évolution de la matière, de la vie, de l’esprit et de la culture, qui se déploie depuis 14 milliards d’années. Déclaration de l’évolutionnaire 


Dans notre dernier billet, nous présentions un texte de Marc Halévy sur les Mutants Noétiques dont l’apparition correspond « au passage de la sociosphère à la noosphère sur les passerelles de l'évolutionnisme et de la complexité ». Parce qu’il intègre les cerveaux droit et gauche, le « troisième cerveau » - non physiologique - des mutants noétiques inaugure une nouvelle façon de vivre et de penser qui associe intuition et abstraction. 

Transformation épistémologique et anthropologique vont toujours de pair : à l’émergence de nouvelles formes de pensées correspond toujours un autre regard sur l’être humain. En 1980, le philosophe américain John White évoquait l’idée d’une nouvelle forme d’humanité à laquelle il donnait le nom d’Homo Noeticus en décrivant ainsi les premiers spécimens de cette espèce mutante : « Leur logique est multidimensionnelle, intégrée, simultanée et non plus linéaire, séquentielle, exclusive. » 

Grâce à cette vision intégrale, les mutants noétiques développent ce que Souleymane Bachir Diagne nomme « ‘‘une cosmologie de l’émergence’’, autrement dit un cosmos émergent de façon continue ». Cette cosmologie de l’émergence implique une anthropologie évolutionnaire ainsi résumée par Marc Halévy : « L'homme n'est plus le centre du monde : il est désormais au service de son évolution. »

Ce décentrement inscrit tout naturellement le développement humain dans le Grand Récit de l’Évolution qui devient la nouvelle perspective à la fois temporelle et métaphysique à travers lequel les avant-gardes culturelles considèrent aujourd’hui l’existence humaine. C'est ainsi que l’être humain se vit comme un « évolutionnaire » c’est-à-dire le vecteur d’une dynamique évolutive qui se joue depuis des milliards d’années au sein d’un Kosmos multidimensionnel. 

Réaction, Résignation et Révolution 

Le changement de paradigme évoqué ci-dessus rend caduque le récit moderne fondé sur l’identification de la connaissance au savoir scientifique, du bonheur à la prospérité matérielle et de la personnalité à l’égo, dominant un milieu transformé en environnement. Le souffle d’une crise systémique arrache l'homme moderne - « maître et possesseur de la nature » - à ses habitudes, à ses habitus et à ses habits d’individu-roi qui se retrouve ainsi nu et désemparé, prêt à succomber aux diverses tentations mortifères de la réaction, de la résignation ou de la révolution. 

Dans un très vieux pays comme la France, la tentation réactionnaire se manifeste à travers une régression identitaire vers un passé supposé d’autant plus grandiose qu’il est totalement idéalisé. Faute de vision créatrice, les agents de cette réaction propagent une « rétrovision » fondée sur la peur et le ressentiment, le repli et le déni. Incapable de se réinventer, on s'identifie à une histoire largement mythifiée tout en projetant son mal être sur des bouc-émissaires chargés d’expier à notre place la souffrance née d'une réelle crise d'identité. Le Suicide Français, le nouveau livre d'Eric Zemmour, est emblématique de cette tentation réactionnaire et le grand succès public qu'il rencontre en dit long sur la crise identitaire et le climat dépressif dans l'hexagone.

La résignation est le lot de ceux que Jacques Attali nomme dans son dernier essai – Devenir Soi – les "résignés-réclamants" : " Résignés à ne pas choisir ; réclamant quelques compensations à leur servitude. Étrange monde : dans des sociétés de plus en plus individualistes, de moins en moins de gens réalisent leurs rêves, de plus en plus acceptent de ne faire que réclamer les miettes d'une abondance. Et lorsqu'ils croient s'en échapper, c'est par l'ersatz de la distraction, de la collection et du bricolage".


Quant aux révolutionnaires, ils témoignent le plus souvent d’une profonde puérilité en projetant dans l’organisation sociale et politique une transformation d’autant plus radicale qu’ils sont incapable de se remettre en question, eux et leur mode de pensée, fuyant la profondeur d'une intériorité qui les effraie dans le sectarisme abstrait de l'idéologie. Toute transformation sociale nécessitant une transformation intérieure qu’ils dénient, les tenants d'une pseudo-radicalité révolutionnaire n’expriment rien d’autre que l’incapacité ontologique de l’égo à maîtriser sa volonté de puissance et de domination.

Pour confirmer cette analyse, il n'est qu'à lire le portrait à charge des acteurs de cette pseudo-radicalité dans A nos amis, le nouveau livre du Comité Invisible, auteur de L'insurrection qui vient : "Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s'étonne d'abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre leurs ambitions et leur isolement... On évite d'aller à la racine des choses au profit d'une consommation superficielle de théories, de manifs et de relations".

Réaction, résignation, révolution : ces trois figures illusoires du nihilisme post-moderne sont autant de tentations à déconstruire et à dépasser pour qui veut participer au saut évolutif dans lequel doit s’engager l’humanité. Parce qu’il s’enferre dans un passé idéalisé, le réactionnaire est enfermée dans une mentalité dépassée, incapable de s’adapter à l’évolution de son milieu. Le résigné tourne en rond comme un hamster dans la roue sans perspective d’un présent sans cesse répété. Quant au révolutionnaire, en prônant un nouveau monde avec d'anciennes idées, il se fuit en courant sans relâche vers l’horizon d’un futur fantasmé. Aucun d’entre eux n’est capable de conjuguer passé, présent et futur dans la profondeur temporelle d’une même continuité évolutive.

Une évolution intégrale 

Pierre Teilhard de Chardin
Et pourtant, la perspective de l'évolution est au cœur d’une nouvelle forme de conscience et d’humanité dont se font l’écho les avant-gardes visionnaires. Pour Teilhard de Chardin, penseur de la noosphère, il était essentiel de faire « de la théorie évolutionniste une pensée évolutionnaire c’est-à-dire en la comprenant non seulement comme une théorie scientifique que nous jugeons de l’extérieur comme vraie, mais en en faisant notre manière de penser… que cette théorie de l’évolution nous devienne une manière de penser le monde et nous-même dans le monde ». 

Dans La Nouvelle Avant-garde. Vers un changement de culture, Alain Gauthier évoque cette métamorphose qui conduit d’une extériorité évolutionniste à une intériorité évolutionnaire : « La quête du bonheur ou de l’accomplissement individuel devient insuffisante ou trop étroite aujourd’hui pour un nombre croissant de personnes qui veulent donner un sens profond à leur vie. Il leur faut pour cela reconnaître et transcender les limites de leur ego et donner toute sa place à "l’impulsion évolutionnaire" qu’ils sentent en eux. En se reconnectant à leur humanité profonde, ils deviennent alors des acteurs conscients de l'évolution manifestant une conscience planétaire...

La perspective évolutionnaire est une nouvelle manière de donner du sens à la vie au XXI ème siècle, une ontologie du devenir. Elle façonne la compréhension de là où nous en sommes aujourd’hui, comment nous y sommes parvenus et quel est notre rôle aujourd’hui dans la création du monde de demain. Elle résulte à la fois des avancées de la science, de la philosophie intégrale et des nouveaux courants de la spiritualité. Elle met en évidence un processus incessant de devenir, où « quelque chose de plus est crée à partir de quelque chose de moins », et comporte trois domaines liés ensemble de manière séquentielle : matière, vie, conscience. Pierre Teilhard de Chardin en a résumé l’essence en écrivant : « Nous sommes en mouvement ! Nous allons de l’avant ! » 

Nous distinguerons ici une évolution extérieure, constatée par les sciences physiques (cosmologie, biologie), une évolution intérieure observée par les sciences sociales (psychologie, sociologie) et une évolution intégrale qui combine les deux – en y ajoutant un point de vue spirituel – pour aboutir à la notion d’impulsion évolutionnaire. 

Une très longue histoire évolutive 


Cette histoire de 13,7 milliards d’années est ponctuée par trois « Big Bangs » ou saut qualitatifs qui sont reconnus mais largement inexpliqués par la Science. Le premier Big Bang a donné naissance à l’univers visible, à notre système solaire et aux éléments minéraux et chimiques dont nous sommes composés. Le deuxième correspond à l’apparition de la vie sur la planète, allant des organisations monocellulaires aux plantes et aux animaux dont l’évolution est inscrite en nous, notamment dans celle du fœtus et de nos systèmes vitaux. Le troisième marque l’émergence de la conscience humaine douée de capacité de réflexion, qui s’est traduite successivement par différentes cultures et structures sociales – chacune reflétant une perspective ou vision du monde différente sur la nature humaine et la vie en société.

Ces différentes perspectives – égocentriques, ethnocentriques, géocentriques, cosmocentriques – sont présentes ou potentielles en chacun d’entre nous, bien que l’une d’entre elle tende à prédominer à un stade de notre vie, selon notre niveau de maturité. Elles correspondent à ce qu’Albert Einstein a appelé des « cercles croissants de compassion » : moi, le groupe qui m’est familier, l’espèce humaine, tous les habitants du monde et l’ensemble de l’univers. 

Henri Bergson a soutenu que l’essence de la vie est le mouvement par lequel la vie est transmise. Quand on prend conscience de l’évolution, on s’éveille à une orientation profonde qui est inhérente à la force de vie et à l’existence elle-même. A la base, le but de l’existence est de survivre ; avec le temps le but de l’existence devient de créer ce qui n’existe pas encore. Quand nous sentons l’impulsion créatrice de l’univers vibrer dans notre corps, notre cœur et notre esprit, nous faisons l’expérience du sens de l’évolution. 

Les « évolutionnistes » sont fortement influencés par la théorie scientifique de l’évolution qui, à la suite de Darwin, se limite à ses aspects observables et extérieurs. Les « évolutionnaires » apprécient eux aussi tout ce que les sciences de l’évolution nous apportent, mais ils ne sont pas les simples témoins du processus évolutionnaire. Ce sont des acteurs engagés – et souvent passionnés – qui sont convaincus que l’évolution implique l’individu, sa capacité de choix et sa responsabilité. Ils ont intériorisé l’évolution et en font l’expérience viscérale et émotionnelle autant qu’intellectuelle. Ils éprouvent un sentiment d’urgence que notre culture évolue au-delà de son stade actuel et que chacun d’entre nous joue un rôle positif dans la co-création du futur. » 

Un temps évolutionnaire 


Fondé sur l'abstraction d'un temps linéaire, le récit progressiste de la modernité s'est révélé incapable de rendre compte de la continuité vivante et concrète de l’évolution qui s'effectue dans un mouvement spiralé à travers des cycles d'une complexité et d'une intégration toujours plus grandes. C'est ainsi qu'on a opposé la marche triomphante d'un progrès linéaire à un passé diabolisé devenu synonyme d'obscurantisme et de conservation. Cette rupture de continuité est à l’origine de toutes les idéologies progressistes de la table rase et du délire techno-scientiste dont on a pu mesurer les conséquences désastreuses tout au long du vingtième siècle. Parce que les mutants noétiques réhabilitent le rôle central de l’intuition, ils participent à la profondeur organique et à la continuité concrète d’un temps évolutionnaire. 

Selon Alain Gauthier : « Le temps d’une vie humaine ne nous a pas permis jusqu’à présent de voir l’évolution. Henri Bergson a observé que nous « fixons » le temps comme nous séparons les choses dans l’espace ; notre intellect ne nous permet pas de « penser » l’évolution. Mais Pierre Teilhard de Chardin a suggéré que la capacité à faire l’expérience du temps profond est un potentiel émergent dans l’espèce humaine. En développant cette capacité à « voir et sentir » en quatre dimensions, l’évolutionnaire se sent connecté à la nature évolutive de la conscience, de la culture, de la vie et du cosmos. Le « mirage de solidité » disparaît et une nouvelle vision du monde en devenir est de plus en plus présente, combinant unité et mouvement. 

L’évolutionnaire fait également preuve d’un optimisme profond, par sa confiance en la vie et son engagement pour le futur. Il ou elle sait intimement que l’évolution est à l’œuvre dans le processus d’élargissement de la conscience et la transformation de la culture. Cette confiance est palpable, contagieuse car elle dépasse les qualités de sa personnalité par l’aisance, la paix profonde, le dynamisme, la créativité et la lumière qui émanent de son être. Elle reflète la conviction que le processus de l’évolution est orienté vers la recherche du Beau, du Vrai et du Bien dans ce monde imparfait, en dépit des souffrances, des conflits et du chaos qui en font partie ». 

Déclaration de l’évolutionnaire


L’équipe d’EnlightenNext participe à ce courant évolutionnaire en organisant, entre autre, les Forums internationaux de l’évolution de la conscience dont le dernier vient de se dérouler fin Septembre avec beaucoup de succès. Ils ont cherché à résumer leur vision à travers La Déclaration de l’évolutionnaire qui, en quelques phrases, synthétise le nouveau type de conscience en train d’émerger : 

« Je réalise qu’à ce moment précis de l’histoire, le temps est venu de développer, ensemble, une nouvelle vision qui révèle le potentiel humain, donne du sens à nos vies et nous aide à faire face aux défis majeurs du 21e siècle. Je réalise que je suis le résultat de l’évolution de la matière, de la vie, de l’esprit et de la culture, qui se déploie depuis 14 milliards d’années. 

Je réalise que je suis une expression de cette évolution, que je suis connecté(e) aux forces qui ont façonné l’univers, créé les merveilles de la nature et établi les conditions propices au développement de la conscience et de la culture. 

Je réalise que le futur n’est pas écrit, que nous sommes libres du passé, que nous pouvons changer le monde, forger notre destin et influencer le cours de l’histoire par les choix que nous faisons en tant qu’individus, communautés, nations et espèce humaine. 

Réalisant tout cela, j’aspire à évoluer en conscience pour développer de nouvelles perspectives, intuitions et compréhensions qui nous libèrent, nous inspirent et nous donnent une confiance et un optimisme renouvelés pour mieux répondre aux grands enjeux de notre temps. 

 Je crois au Futur. Je suis un évolutionnaire. » 

Des formes nouvelles 

" Des formes nouvelles ! Sinon rien du tout ! " Tchekhov

Être évolutionnaire c’est participer à l’immense conspiration de la vie contre l’emprise mortifère des institutions et des mentalités dominantes qui cherchent à étouffer la dynamique créatrice et intégrative de la vie/esprit. Face au nihilisme idéologique et existentiel, être évolutionnaire aujourd’hui c’est avoir l’énergie, le courage et la persévérance de tisser les nouvelles formes esthétiques et conceptuelles qui constituent la trame du futur. A l’image de Treplev, personnage central de La Mouette de Tchekhov, qui s’exclamait : « Des formes nouvelles ! Sinon rien du tout ! ». 

C’est à partir de cette trame formelle que se développera le milieu culturel et spirituel dans lequel évolueront, de manière tout à fait naturelle, ces nouvelles générations que sont Les Enfants du Futur. « Ce qui advient dans le visible, écrit Christian Bobin, n'est qu'un effet - parfois très retardé - de qui s'est auparavant passé dans l'invisible ». Être vecteur de l’impulsion évolutionnaire c’est participer à l’histoire de l’espèce en inventant les formes novatrices dans lesquelles se reconnait la conscience collective à chaque étape de son développement. Ce tissage invisible s’effectue dans l’anonymat des avant-gardes, souvent dans la marginalité, en rencontrant le désintérêt, l’incompréhension quand ce n’est pas l’ostracisme du plus grand nombre, totalement identifié à des modèles dépassés en train de s’écrouler. 

Comme l’écrit Dany Lafferière : « D'ordinaire, les contemporains ignorent qu'ils sont en train de préparer quelque chose dont on ne sentira l'impact que plus tard, dans dix, vingt ou cinquante ans. Ce qui constitue la trame de notre vie actuelle a été tissé dans le passé. Notre vie ne trouvera sa pleine légitimité que bien longtemps après notre mort. » (L’art presque perdu de ne rien faire.) 

Être évolutionnaire c’est vivre dans la profondeur organique de cette continuité temporelle qui donne sa légitimité à tout acte créateur et sa véritable dimension à toute vie humaine. 

Ressources


La Nouvelle Avant-garde. Vers un changement de culture. Ouvrage dirigé par Carine Dartiguepeyrou

Le Co-leadership évolutionnaire. Alain Gauthier 

Les Enfants du Futur (1) et (2)

A voir l'extrait vidéo passionnant de l'émission Ce soir ou Jamais qui révèle dans un débat très emblématique la grande bataille idéologique d'aujourd'hui entre une sensibilité réactionnaire et identitaire incarnée par Eric Zemmour, auteur du Suicide Français, et la dynamique d'individuation, d'empathie et d'ouverture au monde célébrée par Jacques Attali dans Devenir Soi. (8' 25")

1 commentaire:

  1. Une Ile

    Ressentir l’appel du large,
    Le vent, la vue au lointain.
    Importent peu les perspectives,
    Tant que s’impose l’ouverture :
    Le grand Oui pour la Vie,
    Pour la Mort aussi…
    Vivre le passage
    Avec légèreté et profondeur.
    Faire face aux tornades,
    Aux ouragans invisibles des colères,
    Aux nuages du traumatisme collectif.
    Nous sommes hagards du vertige
    Proposé par l’immonde
    Et les déséquilibres barbares
    De nos mondes incertains.

    Nos îles font bien l’affaire
    Pour s’évader de cet enfer.
    Mais on voyage vite de nos jours
    Et sommes liés bien au-delà des discours.
    Alors, merci de prendre le large
    Et de créer vos propres îles.
    Cultivons nos terres avec amour,
    On en a marre des discours,
    Des impasses de nos détours.
    Quel est le poids des masses, des continents,
    Sur nos consciences et notre essence ?
    Sous quelle forme la Vie continue l’Odyssée ?
    Sommes nous déjà du passé ?

    Univers en expansion :
    Certains parlent de la fin d’un cycle,
    Pourquoi pas, si c’est une spirale.
    Nous sommes multiformes,
    De passage dans la Matière.
    Sous le voile des uniformes
    Se cache toujours une infime lumière.
    J’ai foutu le camp sur mon île.
    J’y suis bien.
    Il y a du passage par ici, de la Vie.
    J’ai foutu le camp,
    Mais je ne suis pas bien loin,
    Il y a des sages par ici, de l’Esprit.
    Nous sommes en Vie,
    En guerre contre l’apathie.
    Nous sommes libres
    Au-delà de l’absurde.
    Bienvenue !

    ML (2014)

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