mardi 27 janvier 2015

Quand Charlie médite...


Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Antonio Gramsci

Les attentats terroristes contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes ont profondément ébranlés la conscience collective, en France et bien au-delà. Dans un tel contexte de stress où les Français ont augmenté leurs achats d’anxiolytiques et de somnifères de 18 %, on peut s’enfermer dans une attitude de repli effrayé ou, au contraire, utiliser cette déstabilisation pour avancer et évoluer. 

Dans ce dernier cas, il nous faut regarder l’évènement en face comme un miroir dans lequel l'époque se révèle à elle-même. Le visage monstrueux qui s’y reflète est le nôtre, qu’on le veuille ou non. Il remet en question un modèle totalement inadapté à la marche du temps. Faire l’épreuve de l’évènement c’est être à l’écoute de ses ressentis et de ses intuitions, ancré dans la présence d’esprit, en dépassant toutes les réponses automatiques apportées par l'intellect pour occulter notre expérience vécue… et notre douleur. 

Philosophe, écrivain et enseignant de méditation, Fabrice Midal a écrit un texte intitulé « Je suis Charlie et la méditation » que nous vous proposons ci-dessous où il explique comment la pratique de la méditation nous permet de faire l’épreuve de l’évènement : « Au premier chef, la méditation nous permet de nous arrêter. De prendre le temps de simplement nous ouvrir à ce que nous, nous ressentons… Nous arrêtons alors de nourrir une sorte de panique qui vient geler et étouffer l’expérience réelle… Malgré la peur, malgré la douleur, nous devons rester dignes. Cela n’est possible qu’en étant honnêtement en rapport à ce que chacun de nous ressent… nous avons besoin d’apprendre à avoir un rapport juste à la douleur. Tel est précisément le sens réel de la méditation. Et par là, elle apaise profondément.»

Terrorisme intellectuel

Sur les cinq derniers billets du Journal Intégral, quatre étaient consacrés à la méditation, soit comme phénomène socio-culturel, soit comme pratique spirituelle. Car l’engouement constaté pour la méditation signale à la fois une évolution des mentalités et une ré-invention des formes spirituelles à travers lesquelles l’Occident actualise sa relation au sacré dans nos sociétés de l’information. 

Dans un de ces récents billets intitulé Abécédaire de la méditation, j'écrivais : "La méditation nous délivre du terrorisme intellectuel qui prend l'intuition en otage pour maintenir l'emprise de l'abstraction." En niant l'expérience fondatrice du sacré, en imposant la désolation d'un monde désenchanté, soumis au règne de la quantité, ce terrorisme intellectuel est à l'origine d'une profond vide spirituel dans lequel s'engouffrent les monstres totalitaires du fanatisme et... du terrorisme criminel. Régis Debray exprime cette physique socio-culturelle en une formule synthétique : "Le désert des valeurs fait sortir les couteaux". Quand l'expérience libératrice du sacré est refoulée, les passions identitaires s'emparent de celui-ci et le transforment en violence sacrificielle dans un projet totalitaire.

Une insurrection spirituelle est plus que jamais nécessaire pour nous libérer de ce terrorisme intellectuel qui, en désarmant les âmes et les esprits, en démobilisant nos forces vitales et créatrices, génère nihilisme et désespoir. C'est ainsi qu'on livre les esprits - notamment les plus faibles et les plus jeunes - aux fondamentalismes marchands et religieux qui se nourrissent l'un, l'autre. "Méconnaître la soif spirituelle de notre jeunesse écrit Frédérique Gautier, continuera de faire le lit de quêtes radicales dévoyées". S'insurger aujourd'hui contre le règne du nihilisme, ce n'est pas se réfugier dans les dogmes du passé et les abstractions du présent, c'est inventer et affirmer les formes nouvelles de spiritualités "post-religieuses" correspondant à nos sociétés de l'information.

En ces jours d’épreuve, la pratique de la méditation permet de résister à la tyrannie de l’urgence à laquelle voudrait nous soumettre le terrorisme. Un état d’urgence qui conduit à des interprétations partielles et superficielles, à des formes de dissociation en soi, avec les autres ou entre les communautés mais aussi à l’instrumentalisation de l’émotion collective à des fins politiques, idéologiques ou médiatiques. Méditer c'est aussi prendre le temps de se recueillir pour accueillir les enseignements que l’esprit du temps nous transmet à travers l’évènement. 

L’Ère du Vide


« Nous vivons une terrible et profonde mutation paradigmatique. Plus aucun des paradigmes anciens ne tient la route. Il y a un vide abyssal dans la conscience collective. Et, puisque la nature humaine a horreur du vide, on comble cet inadmissible trou béant avec ce qui se présente à la condition que cela puisse paraître "exaltant" pour un esprit simple et niais. Et ce qui se présente, c'est le djihadisme, savamment financé, avec l'argent du pétrole, par l'Arabie saoudite, foyer mondial du wahhabisme radical et du salafisme intégriste…

Nos sociétés vivent les conséquences du vide laissé par leur nihilisme (déjà dénoncé par Friedrich Nietzsche en 1886). Il faut, bien sûr, abattre le djihadisme avec force… mais cela ne suffira pas. Car, la maladie n'est pas la faute du microbe ; elle est la faute de l'organisme trop faible. Ce ne sont pas les hyènes qu'il faut chasser ; c'est le cadavre du buffle qu'il faut brûler. Nos sociétés occidentales - et bien d'autres avec elles - vivent une "ère du vide" pour reprendre la belle expression de Gilles Lipovetsky. » (Marc Halévy. Guerre des paradigmes... par le vide)

Dans une Lettre ouverte au monde musulman, le philosophe Abdenour Bidar rejoint l'analyse de Marc Halévy en exprimant le fait que l'avenir de l'humanité passe par "la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse l'humanité toute entière. La nature spirituelle a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour la remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent et qui comme l'islam actuellement se mettront alors à produire des monstres." 

Marc Halévy comme Abdenour Bidar fait partie de ces minorités créatives qui participent depuis plusieurs décennies à l'émergence d'un nouveau paradigme associant et intégrant modernité et tradition, science et conscience dans des formes de spiritualité "post-religieuses" : quand Abdenour Bidar se demande Comment sortir de la religion ? Marc Halévy lui répond : par Une révolution noétique. Le nouveau paradigme en train d'émerger s'exprime à travers des formes inédites de pensée et de spiritualité adaptées à notre époque mais incompréhensibles pour les tenants du modèle ancien, mobilisés par la défense de celui-ci, fut-il devenu mortifère. Cet ère du vide dans laquelle nous vivons a bien été décrite par Antonio Gramsci : " Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres."

Artisans du Sacré


Les promoteurs du nouveau paradigme refuse le terrorisme intellectuel qui nie l'expérience ineffable du sacré ou qui le réduise à des idoles comme à des idées, à des dogmes comme à des croyances. C’est la qualité d’une présence qui révèle le sacré en participant pleinement et en toute simplicité au milieu multidimensionnel - à la fois naturel, humain et spirituel - où elle évolue. La pratique de la méditation fait de chacun d'entre nous un artisan du sacré dès lors qu'il reconnecte ses pensées, ses émotions et ses actes à la toile complexe du vivant où tout communique en interdépendance. Dans un texte intitulé Nous sommes tous Charlie, Thomas d’Ansembourg analyse pourquoi ces évènements tragiques nous invitent à développer une expérience spirituelle qui constitue le socle de toutes les traditions :

« … Nous avons, par nos choix précédents, et les systèmes de pensée qui en découlent, crée une société centrifuge qui éjecte ceux qui n’ont pas réussi à se tenir au centre du système et à tourner dans le « bon » sens. Inévitablement, ceux qui n’ont plus rien à gagner dans cette course n’ont aussi plus rien à perdre et le montrent aujourd’hui de façon sanglante. 

Chacun de nous porte une part de responsabilité dans l’état centrifuge de notre société. Chacun de nous a besoin d’apprendre à se rassembler, à re-cueillir les parties de son être divisées, à développer une intériorité pacifiante et nourrissante, à se ralentir pour que la course folle ralentisse et qu’ainsi personne ne se retrouve hors course, hors système, hors de soi et de la loi au point de faire payer sa rage, son dépit et sa frustration aux autres. 

La prophétie (prêtée à Malraux et sous des formulations diverses qui n’altèrent pas sa pertinence de fond) est plus vraie que jamais : « Le XXIeme siècle sera spirituel ou ne sera pas ». En effet, si l’on fait ce qu’on a toujours fait, on obtient ce qu’on a toujours obtenu, selon la formule aussi simple que saisissante de Paul Watzlawick. Nous sommes aujourd’hui rudement invités à faire autrement; or comment faire autrement sans apprendre à penser autrement ? 

Par conséquent nous sommes aujourd’hui rudement invités à changer de système de pensée et de référence ; rudement invités à lâcher l’addiction au matérialisme étouffant ainsi qu’aux mécanismes compensatoires multiples qui résultent de notre mal être existentiel ; rudement invités à dépasser le cloisonnement des religions et des appartenances séparées (graines de division) que celles-ci peuvent générer, et à (re-)développer la conscience de la dimension spirituelle, théiste ou athée, qui semble le socle de base de la plupart de traditions et qui nous rassemble tous et tout ensemble. » 

Je suis Charlie et la Méditation. Fabrice Midal 


De la nécessité de se poser 

Nous sommes tous aujourd’hui submergés par la colère et le chagrin devant ce déferlement de violence et devant cette attaque contre ce qui constitue le socle même de notre existence : la liberté de penser, la liberté d’être, la liberté d’aimer. 

Nous nous sentons tous, en ce sens, je crois, profondément menacés. Combien d’entre nous, n’ont pas pu dormir ni retenir leurs larmes ? Combien d’entre nous ont senti, de manière plus ou moins précise, qu’attaquer Charlie Hebdo, des policiers ou un supermarché casher c’était s’attaquer aussi à notre propre personne ? 

Face à cette situation, nous entendons beaucoup de proclamations d’intention. Elles sont certes nécessaires. Il faut affirmer la liberté d’expression, le sens de la République, le rejet de toute haine de l’autre et ici de l’effroyable antisémitisme. Mais cela ne suffit nullement. 

Nous entendons aussi beaucoup d’experts proposer leur analyse. Certes il faut chercher à penser ce qui s’est passé. Mais le temps de la pensée n’est pas le temps de l’urgence. 

Nous voudrions que tout ait un sens. Nous voudrions comprendre. Mais d’abord il faut accepter que le sens vacille. Il faut accepter de ne pas vouloir aller trop vite. Et c’est le sens très fort de la marche de cette après-midi. 

Dans une telle situation, la méditation est absolument décisive et j’écris cette lettre aussi pour inviter chacun à prendre un moment pour le faire. Au premier chef, la méditation nous permet de nous arrêter. De prendre le temps de simplement nous ouvrir à ce que nous, nous ressentons. 

Parfois, nous avons écouté des informations en boucle, cherchant à calmer notre inquiétude, à discerner un sens. Il faut prendre le temps d’arrêter. De se poser. D’être en silence. Accepter d’être perdu. Accepter de ne pas savoir que dire. Accepter que nos émotions, comme toutes les émotions, ne sont pas tout à fait justes, ne suffisent pas à nous mettre à l’unisson de ce qui se passe. Nous arrêtons alors de nourrir une sorte de panique qui vient geler et étouffer l’expérience réelle. 

Ne pas fuir la douleur 

Je n’ai cessé depuis des années de dénoncer l’idée malheureuse que la méditation serait une façon de se vider l’esprit, d’être « zen ». Est-ce cela que nous voudrions aujourd’hui ? Évidemment non. 

Nous ne voulons pas être heureux, nous avons besoin d’apprendre à avoir un rapport juste à la douleur. Tel est précisément le sens réel de la méditation. Et par là, elle apaise profondément.

Parfois, je dois reconnaître qu’écoutant les informations, je suis gêné par le ton de certains journalistes qui, je trouve, manquent de sobriété, de tenue et de dignité. Malgré la peur, malgré la douleur, nous devons rester dignes. Cela n’est possible qu’en étant honnêtement en rapport à ce que chacun de nous ressent. 

Méditation sur l’amour bienveillant 

Mercredi quand j’ai dû diriger la pratique de la méditation, j’ai été saisi, pendant un moment, d’un profond désarroi. Que faire dans une telle situation ? Il était évident qu’il fallait laisser tomber l’enseignement que j’avais prévu et, tous ensemble, s’engager dans la pratique de la présence attentive mais surtout dans celle de la bienveillance. 

La pratique de la bienveillance se fait en deux grandes étapes. Étant entré en relation à ce que vous vivez, il faut avoir une attitude de bienveillance. Votre douleur, prenez-là dans vos bras, comme si elle était un enfant qu’on vous aurait confié. 

Prenez votre douleur et posez-là dans le berceau de la tendresse la plus aimante. Ne la jugez pas. Apaisez votre douleur avec l’éventail de la douceur. Si vous ne ressentez rien de particulier, car tout est trop flou, trop confus pour que vous sachiez réellement ce que vous ressentez, éprouvez de la bienveillance pour cela. 

Éprouvez de la bienveillance si vous êtes débordé, abasourdi, désarçonné, plein de haine ou de colère. Accueillez avec bienveillance votre découragement, votre désespoir, votre inquiétude ou votre angoisse. 

Dans un deuxième temps, après avoir pris soin de votre propre douleur, ouvrez votre cœur. Ouvrez votre cœur envers tous ceux qui en ce moment souffrent comme vous, vivent la même détresse que vous. Prenez toute cette douleur dans vos bras. Apaisez-là. 

Quand des événements aussi terribles surviennent, il est normal de sentir une forme d’impuissance, d’avoir l’impression de perdre quelque chose de notre vaillance, de notre courage. Pratiquer la méditation est une manière très réelle de nous mettre à l’unisson de la peine du monde, de témoigner notre solidarité envers ceux qui souffrent, de sentir que nous sommes tous unis dans une même douleur. Qu’en réalité, nous ne sommes pas démunis. Notre cœur qui souffre en témoigne. Il est ouvert. 

Pratiquer la bienveillance en un moment de grand chaos est une manière très réelle et très belle de garder un rapport vivant à la dignité la plus pure de l’être humain. Car notre dignité, ne consiste pas à savoir que faire, à être parfait, mais simplement à avoir l’aspiration que tous les êtres soient libres de la souffrance, que chacun puisse trouver la paix profonde du cœur. 

Ressources 




Nous sommes tous Charlie. Thomas d’Assembourg

L'intériorié citoyenne : une Vidéo de Thomas d'Assembourg


Am I Charlie Hebdo ? An Integralist Considers the Events in Paris. Sur le site Integral Life, les anglophones peuvent écouter et lire l’émission dans laquelle Jeff Salzman décrypte les attentats terroristes à Paris à partir d’une perspective intégrale. Il a pour invité Amir Ahmed Nasr, activiste qui a du s’exiler au Canada pour fuir la vindicte des islamistes. Nous reviendrons sur certains éléments de cette réflexion dans un prochain billet.

mardi 13 janvier 2015

Une Insurrection Spirituelle


Doutez de tout et surtout de ce que je vais vous dire. Bouddha 


Si la violence barbare sème la terreur, comme elle vient de le faire en France ces jours-ci à Charlie-Hebdo, c'est pour récolter la haine dans les cœurs et la confusion dans les esprits. Résister à cette stratégie d'emprise c'est garder le cœur ouvert en refusant la facilité des amalgames et conserver l'esprit clair en interprétant les évènements comme autant de manifestations d'un contexte global qui est celui d'une double impasse constituée par les fondamentalismes religieux et marchands. 

Selon Sophie Bessis dans La double impasse : " Le grand tournant conservateur des années 1980 a fait émerger deux systèmes idéologiques qui ont prospéré sur l'épuisement de la modernité et qu'on peut qualifier de fondamentalismes. D'un côté, les apôtres du marché globalisé veulent inclure dans sa sphère toutes les activités humaines. De l'autre, de nouvelles hégémonies religieuses et identitaires tentent de reconquérir des sociétés que les évolutions mondiales plongent dans l'anomie." C'est ainsi que toute la société devient folle, prisonnière d'une fausse alternative entre ces deux pôles à la fois à la fois complémentaires et contradictoires que sont le conformisme identitaire d'un côté et le nihilisme marchand de l'autre. La semaine dernière, nous avons été les témoins sidérés d'une violence fanatique dérivée de l'hégémonie religieuse comme nous vivons quotidiennement sous l'emprise mortifère du nihilisme marchand. 

Comment sortir de cette double impasse ? Dans une Lettre ouverte au monde musulman, le philosophe Abdennour Bidar évoque la nécessité d'une révolution spirituelle : " L'avenir de l'humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière et économique, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière ! Saurons-nous nous rassembler, à l'échelle de la planète pour affronter ce défi fondamental? La nature spirituelle a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent - et qui comme l'islam actuellement se mettront alors à produire des monstres. "

Semaine après semaine, Le Journal Intégral tient la chronique de cette révolution spirituelle, initiée par les avant-gardes visionnaires, en train d'advenir alors même que la pensée dominante, aveuglée par ses préjugés, est incapable de l'observer. Animés par une dynamique évolutive et inspirés par une nouvelle vision du monde, de plus en plus d'individus suivent ensemble, sans forcément se concerter, une voie novatrice. Cette dynamique se manifeste, entre autre, à travers cette "révolution silencieuse" que constitue l'engouement actuel pour la méditation auquel nous venons de consacrer deux billets. Un engouement qui s’exprime ces jours-ci à travers le second Festival de la Méditation qui aura lieu à Paris du 24 au 26 Janvier dans le but suivant : "entrer en contact avec son intériorité, participer avec humilité à l'éveil des conscience et laisser émerger la paix au cœur de soi. "  

Une perspective libératrice

La pratique pluri-millénaire de la méditation prend une signification différente selon le contexte culturel et historique dans laquelle elle se développe. Aujourd'hui, il s'agit de retrouver une profondeur de conscience qui dépasse l'abstraction intellectuelle pour s'ouvrir à l'expérience vivante et personnelle du sacré qui est celle d'une communion intime entre la subjectivité et le milieu multidimensionnel - à la fois naturel, humain et spirituel - où elle évolue. Une telle expérience réfute à la fois, dans un même mouvement, l'avidité égoïste et le cynisme économique des sociétés marchandes comme le conformisme identitaire et l'exclusivité dogmatique des sociétés traditionnelles.

Dans le contexte de cette double impasse, la méditation participe d'une véritable "insurrection spirituelle" qui naît de la synergie entre libération personnelle, évolution culturelle et transformation socio-économique. Concevoir la pratique de la méditation dans cette perspective libératrice, c'est déconstruire les représentations sociales et médiatiques qui tendent à réduire une pratique spirituelle soit à un rituel religieux soit à une technique d'adaptation au monde tel qu'il est, renforçant de fait ce que Fabrice Midal nomme "le totalitarisme de l'utilité marchande".

La dynamique de l'évolution culturelle se manifeste toujours par une tension entre l'émergence de la nouveauté créatrice et la résistance des habitudes conservatrices. "Toute vérité franchit trois étapes, écrit Schopenhauer. D'abord, elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une opposition. Puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence." Il en est ainsi de la méditation qui fut raillée et combattue avant d'être acceptée aujourd'hui comme une évidence mais à une condition : qu'elle se plie aux lois du marché. Car si l'idéologie dominante reconnaît la méditation c'est le plus souvent pour l'interpréter à travers son système de référence comme une forme d'hygiène mentale qui la dénature.

Dérision

Dans l’imaginaire occidental, profondément matérialiste, la pratique de la méditation s’est longtemps accompagnée de représentations dévalorisantes ou fantasmées dans la mesure où la pensée dominante nie la dimension irréductible de l’esprit en identifiant la réalité au monde unidimensionnel des phénomènes physiques.

Au cours du dix-neuvième siècle, la méditation participait en Europe et aux États-Unis d’un imaginaire orientaliste teinté d’exotisme, de mystère et de magie qui faisait contrepoint au positivisme occidental. Plus les connaissances étaient rares à son sujet et plus on pouvait y projeter tous les fantasmes, ceux d’une version orientale de la sainteté comme ceux d’une magie occulte développant des pouvoirs extraordinaires. Au cours du vingtième siècle, cet imaginaire orientaliste déferla sur l’occident durant les années soixante à travers le mouvement de la contre-culture qui cherchait à dépasser le paradigme abstrait de la modernité, vécu comme aliénant. 

Ce mouvement  de contestation rencontra une profonde résistance des habitus majoritaires qui s’exprima tout d’abord à travers des stratégies de dérision et de diabolisation. Lorsque j’ai commencé à méditer, il y a une quarantaine d’années, cette activité était loin d’être socialement valorisée comme elle l’est aujourd’hui. A cette époque, la méditation était jugée, au choix, comme une activité de marginaux fuyant les contraintes de la réalité ou bien comme une forme de paradis artificiel qui accompagnait la consommation de drogues psychédéliques. L’image caricaturale et dévalorisante du baba-cool extatique, cheveux longs et sourire béat, en position de lotus, renvoyait en creux au rationalisme dominant, promoteur d’une réalité unidimensionnelle. 

Diabolisation

Après la dérision, vint la diabolisation quelques années plus tard, lorsque la loi de la jungle néo-libérale chassa le vent sacré des utopies à l’origine de ce que l’on a nommé la « parenthèse enchantée » des années 60/70. Le modèle néo-libéral imposa peu à peu son hégémonie dans les années 80 en instrumentalisant ou en diabolisant - selon qu'elle pouvaient ou non les récupérer - toutes les formes de libération individuelles et collectives qui avaient émergées durant cette parenthèse enchantée et qui étaient susceptibles de s'opposer à l'individualisme pulsionnel d'Homo Œconomicus.

Suivant le célèbre slogan de Margaret Thatcher - "There is no alternative" - la contre-révolution néo-libérale s'acharna donc à délégitimer toute alternative au nouvel ordre marchand. C'est dans ce contexte contre-révolutionnaire que fut créer, de toute pièces, l'amalgame entre quête spirituelle et groupes sectaires puis entre ceux ceux-ci et organisations criminelles. C'est ainsi qu'à partir des modèles comportementalistes des années 50, la méditation fut identifiée à une forme d'hypnose permettant à des gourous manipulateurs de développer une emprise sur leurs adeptes selon une technique qui s'apparente à un lavage de cerveau. 


Nouvelle figure de l'hérétique refusant de se plier au dogme néo-libéral, le méditant fût ainsi montré du doigt, au mieux comme un doux dingue et au pire comme criminel potentiel, par une inquisition moderne composée de rationalistes athées et de religieux dogmatiques au service d'une normalisation culturelle, psychique et médiatique. Tous considéraient la spiritualité en général, et la méditation en particulier, avec d'autant plus de suspicion que, n'ayant aucune signification dans leurs systèmes de référence, elles remettaient dangereusement ceux-ci en question. Pour évaluer l'efficience d'une telle stratégie, il n'est qu'à observer le glissement sémantique du mot guru qui signifiait traditionnellement guide spirituel et qui est devenu, en trente ans, synonyme de dangereux manipulateur.

Mission accomplie donc pour cette entreprise de propagande qui cherchait à établir son hégémonie culturelle en discréditant toute pratique et en délégitimant tout enseignement qui pourraient remettre en question les fondements matérialistes et individualistes de l'idéologie dominante. Il ne s'agit pas pour nous de nier la réalité et la dangerosité de l'emprise sectaire mais de déconstruire l'amalgame funeste qui réduit l'intensité et l'engagement d'un quête spirituelle à une forme de dépersonnalisation. Pour imposer sa vision du monde, l'idéologie néo-libérale a utilisé et instrumentalisé ce que Ken Wilber a nommé la confusion Pré/Trans, à savoir la confusion entre les états transpersonnels - ceux qui transcendent l'égo -  et les états pré-personnels, ceux d'une régression archaïque au sein d'un groupe fusionnel. Nous renvoyons les lecteurs à cette analyse, reconnue depuis comme un apport fondamental à la compréhension de l'évolution culturelle. 

Il est à noter que la toute puissance fantasmée du guru n'est que la projection de celle, bien réelle et devenue lieu commun, du sujet néo-libéral. De nombreux psychothérapeutes ont montré comment, aveuglé par son narcissisme, le sujet néo-libéral instrumentalise les autres au service d'un égo devenu démesuré. Ces mêmes observateurs ont analysé comment l'idéologie néo-libérale exerce son emprise en réduisant la richesse et la complexité de la subjectivité humaine à une fonction économique entièrement déterminée par des intérêts égoïstes, déstructurant de fait l'organisation psychique des individus comme l'organisation symbolique des communautés humaines. Ceci explique pourquoi, dans une forme d'inversion perverse, le néo-libéralisme conquérant a projeté sa propre logique d'aliénation sur les pratiques spirituelles en réduisant leurs visées libératrices à une forme d'emprise.

Légitimation

Ces stratégies de stigmatisation ne parvenant pas à endiguer et à assécher la vague spirituelle en cours, on a recouru dans le même temps à une autre stratégie : la reconnaissance publique de certaines minorités religieuses, comme le bouddhisme, qui gagnaient en visibilité dans un pays en voie de déchristianisation progressive. En réduisant la méditation à une forme de rituel religieux lié son contexte traditionnel, on faisait en sorte que la lettre institutionnelle asphyxie le souffle subversif de l’esprit. Une telle stratégie de reconnaissance culturelle permettait effectivement de neutraliser, en partie, la dimension subversive d’une pratique qui vise à transcender l’ego dans des sociétés marchandes fondées sur sa toute-puissance. 

Thierry Janssen évoque le passage entre la reconnaissance institutionnelle et la légitimation scientifique qui l'a suivie : « Le Dalaï-Lama et d’autres maîtres ont voulu, avec de bonnes intentions, révéler à l’Occident que nous avions des outils à disposition dans les traditions spirituelles pour mieux comprendre l’esprit humain et le monde. Pour nous sensibiliser, ils ont pensé devoir parler le langage scientifique, qui a vu naître le Mind and Life Institute et toutes sortes d’initiatives qui ont tenté de montrer que la méditation avait des raisons de nous intéresser puisqu’on pouvait ‘prouver’ qu’elle a des effets physiologiques. » (La méditation est un chemin spirituel)


Crée en 1987, le Mind and Life Institute avait pour but de promouvoir un dialogue entre science et bouddhisme. À la suite de ces discussions, un nombre sans cesse croissant de projets de recherche sur les effets à court et long terme de la méditation a été lancée dans de nombreux laboratoires à travers le monde. Dans les années 90, un renversement s’est opéré suite aux études scientifiques qui ont prouvé, de manière quantifiable, les conséquences positives de la méditation tant sur le plan psychique que sur le plan somatique. On assista donc à une forme de légitimation très ambiguë de la méditation conçue alors comme un outil au service du bien-être psychique et de la santé physique en oubliant l’essentiel, à savoir qu’elle est une voie d’éveil et de libération spirituelle. 

Dans la continuité de cette légitimation scientifique, la méditation de la « pleine conscience » (mindfulness meditation) fut adaptée par Jon Kabat-Zin pour en faire une technique aidant les gens à surmonter leur stress, leur anxiété, leur douleur et à affronter leur maladie.  Selon Ron Purser et David Loy : « La méditation de la pleine conscience (mindfulness) s’est imposée d’un coup, faisant son entrée dans les écoles, les entreprises, les prisons et les organismes gouvernementaux, l’armée américaine notamment. Des millions de gens tirent des bénéfices concrets de leur pratique de pleine conscience : moins de stress, une meilleure concentration et un peu plus d’empathie peut-être. Évidemment, on ne peut que se réjouir de ce développement majeur. Il a néanmoins sa part d’ombre. » (La commercialisation de la pleine conscience) 

Une nouvel hygiénisme 

Cette part d’ombre n’a cessé de grandir durant les deux étapes suivantes qui furent celle de la médiatisation et de la marchandisation. Identifiée à une panacée universelle, la méditation subit une médiatisation effrénée qui en fit le vecteur d’une nouvelle forme d’hygiénisme comme le fût, en son temps, la gymnastique. 

Fabrice Midal déconstruit ainsi ce discours médiatique : « La méditation est à l’esprit ce que la gymnastique fût, au début du vingtième siècle, pour le corps. Tout comme la gymnastique répondit à la sédentarisation massique d’une vaste population ayant vécu auparavant au grand air et s’adonnant à une activité physique régulière, la méditation constituerait une réponse hygiénique à un mode de vie saturé d’informations en tous genres. Méditer consisterait, à une époque qui connaît un déficit structurel d’attention – entraînant les conséquences que nous connaissons : stress, dépression, hyperactivité, état d’angoisse chronique –, à exercer son esprit à être plus présent. 


Dans cette perspective, la méditation constituerait une alternative à la consommation anarchique d’anxiolytiques et de tranquillisants. Mais ces analyses, si elles ne sont pas fausses, restent cependant insuffisantes ou périphériques. Pour entrer au cœur du phénomène, il faut essayer de comprendre notre situation historique et comment la méditation vient répondre à un appel de notre époque tout entière. » (La Méditation. Que-sais-je ?) 

Comme d’autres observateurs, Thierry Janssen évoquent le danger de cette nouvelle forme d’hygiénisme : "Nous avons une responsabilité, nous autres qui nous intéressons à la pleine conscience et qui en parlons publiquement, parce que nous ne devons pas oublier que la méditation a été véhiculée par les traditions spirituelles de l’humanité… La science est un système de croyance au service de la performance, de l’innovation, de la production consommable d’innovations. Nous devons être vigilants face au jeu du monde occidental qui tend à réduire la méditation à une xième recette qui pourrait nous permettre de vaincre la nature, la nôtre avant tout… Sans cela nous allons le dénaturer et un jour, cela va nous revenir à la figure, comme un « business de la mindfulness ». C’est tentant de répondre à la demande croissante, mais attention ! Même si le mot peut faire peur dans un monde scientifique, c’est d’abord un chemin spirituel". (La méditation est un chemin spirituel) 

Une dérive mercantile

Après la phase de médiatisation advint donc tout naturellement, ces dernières années, ce que redoutait Thierry Jansen, à savoir la phase de marchandisation à travers le business de la « pleine conscience ». L’essence de notre société capitaliste étant de tout transformer en marchandise, la méditation est en partie devenue, surtout aux États-Unis, un produit vendu sur le marché juteux de la santé, de la psychologie et du développement personnel. 

Publié dans sa version originale sous le titre Beyond McMindfulness, un article de Ron Purser et David Loy dénonce en Juillet 2013 l'utilisation commerciale de la pleine conscience et l’idéologie qui sous-tend celle-ci : "La révolution de la pleine conscience semble offrir une panacée universelle pour régler à peu près toutes les questions de la vie quotidienne. Plusieurs ouvrages ont été publiés récemment sur le sujet : Être parent en pleine conscience (Mindful Parenting), Manger en pleine conscience (Mindful Eating), Enseigner en pleine conscience (Mindful Teaching), Une politique de la pleine conscience (Mindful Politics), La thérapie de la pleine conscience (Mindful Therapy), Diriger en pleine conscience (Mindful Leadership), Une nation consciente (A Mindful Nation), La guérison consciente (Mindful Recovery), Le pouvoir de l’apprentissage conscient (The Power of Mindful Learning), Le cerveau conscient (The Mindful Brain), La pratique de l’attention dans les périodes de crise (The Mindful Way through Depression), Le chemin de l’attention vers l’auto-compassion (The Mindful Path to Self-Compassion). 

Quasi-quotidiennement, les médias font référence à des études scientifiques sur les multiples bienfaits de la méditation de la pleine conscience en termes de santé et comment une pratique aussi simple peut provoquer des transformations neurologiques dans le cerveau… L’empressement à laïciser et marchandiser la pleine conscience sous la forme d’une technique commercialisable risque d’aboutir à une dénaturation malheureuse de cette pratique ancienne, qui visait bien plus qu’à soulager un mal de tête, réduire la pression artérielle, ou aider des gestionnaires à être plus concentrés et plus productifs.

Bien qu’une technique épurée et laïcisée, que certains appellent aujourd’hui le « McMindfulness », puisse rendre la pleine conscience plus acceptable pour le monde de l’entreprise, sa décontextualisation de sa vocation première de libération et de transformation et de son ancrage dans l’éthique sociale, revient comme Faust à vendre son âme. Plutôt que d’exercer la pleine conscience comme un moyen d’éveiller les individus et les organisations des racines malsaines de l’avidité, de la malveillance et de l’ignorance, elle est généralement remodelée en une technique banale, thérapeutique de développement personnel qui peut, en fait, renforcer ces racines» (La commercialisation de la pleine conscience

Se changer et changer le monde

Nous en arrivons au paradoxe suivant : en faisant de la méditation un outil d’adaptation au système dominant, on trahit totalement son esprit. En dénaturant une voie de libération, on renforce les chaînes de l'aliénation jusque dans les couches plus profondes de l'esprit. Ce processus est fort bien résumé par Fabrice Midal : "Utiliser la méditation pour être plus productif et, finalement, pour faire mieux marcher le mécanisme d’aliénation est l’un des effets du totalitarisme de l’utilité marchande". (Philosophie magazine). Si elle n'est pas accompagnée d'une réflexion critique et d'un engagement éthique, la méditation peut être instrumentalisée pour renforcer un système profondément aliénant qui réduit l'être humain au rôle unidimensionnel d'agent économique.

Face à une telle dérive, un mouvement composé d'enseignants et de praticiens cherchent à redonner à la pratique de la méditation sa force de transformation individuelle et collective au service de tous les êtres vivants. Dans la continuité du mouvement Occupy aux États-Unis, le livre Occupy Spirituality comme le collectif Occupy Buddhism évoquent une nouvelle forme de spiritualité née de la convergence entre pratiques méditatives, références éthiques, simplicité volontaire, actions sociales et engagements politiques. 


Ces mouvements font écho à la conception moderne du bouddhisme engagé auquel Éric Rommeluère a consacré un ouvrage de référence : « Le bouddhisme engagé est un bouddhisme moderne né de la rencontre et des interactions entre les idéaux de l'Orient et de l'Occident, l'un porteur d'une tradition de libération intérieure, l'autre d'une tradition de liberté politique… Dans ses formes traditionnelles, le bouddhisme considère la souffrance comme la manifestation d’une angoisse existentielle. Ses enseignements et ses méthodes sont autant de propositions pour en défaire les mécanismes mentaux. Depuis plus d’un siècle cependant, influencés par les conceptions modernes de l’aliénation et de l’émancipation, de nombreux bouddhistes ont élargi leur regard aux mécanismes sociaux de la souffrance : se changer soi-même et changer le monde ne sont plus que deux facettes d’un même projet. Un bouddhiste peut – et même doit – s'engager dans la vie politique, économique ou civile afin de concrétiser un idéal de société juste et équitable, quitte, et c'est une autre nouveauté, à s’opposer aux structures établies. » (Le bouddhisme engagé)

Un nouveau stade évolutif

Chez plusieurs auteurs modernes qui s'inscrivent dans les traditions chrétiennes et indiennes, juives et islamiques, on retrouve cette idée centrale d'une conjonction entre libération personnelle, évolution des mentalités et transformation socio-économique. Mais, bien au-delà de telle ou telle tradition ou confession, la vision intégrale en train d’émerger est celle d’une insurrection spirituelle, née du surgissement intérieur des forces créatrices de la vie et des puissances libératrices de l’âme, contre l’emprise mortifère que l’économisme dominant exerce à la fois sur tous et sur chacun.

Il y a insurrection spirituelle dès lors que l’ouverture aux profondeurs de l’esprit permet le jaillissement, la canalisation et la transmutation des forces de la vie et de la psyché jusque-là verrouillées par l’abstraction du mental au service de la toute-puissance de l’égo. Dans cette perspective intégrale, libération personnelle, évolution culturelle et transformation sociale apparaissent intimement liées comme autant d’organes solidaires d’un même système vivant en développement. Dès lors que l’on accède aux profondeurs de la conscience, les frontières érigées entre individu et collectivité, intériorité et extériorité, peuvent être intégrées et dépassées dans un nouveau stade évolutif.

La révolution spirituelle évoquée par Abdennour Bidar pour exorciser le fanatisme identitaire correspond à l'émergence de ce nouveau paradigme capable d'associer le meilleur de la tradition - sa dimension organique, holiste et sacrée - avec le meilleur d'une modernité fondée sur les valeurs de la raison, de l'individu et de l'évolution. Cette association aboutit à un modèle de co-évolution entre l'individu et son milieu : la dynamique d'individuation qui est au cœur du développement humain apparaît dès lors comme une modalité particulière d'une évolution vers la complexité propre à son milieu cosmique et naturel.

Il est évident que, dans ce nouveau stade évolutif, on distingue précisément ce qui relève de la spiritualité et de la religion. La première renvoie au vécu d'une expérience personnelle alors que la seconde se réfère à un dogme qui sert de cadre identitaire à des sociétés ethnocentrées. La spiritualité n'est jamais réductible à la religion alors même que cette dernière tend toujours à instrumentaliser celle-là à des fins identitaires. Les consciences formatées par le rationalisme abstrait ont bien du mal à faire la distinction entre une spiritualité libératrice - qui intègre et dépasse l'individu - et une religion fondée sur la prééminence du collectif qui impose ses codes identitaires à ses ouailles. Identifiant toute forme de spiritualité à un obscurantisme religieux, le rationalisme abstrait renforce ce dernier en empêchant l'émergence d'une alternative spirituelle qui permettrait de dépasser la lettre du dogme et de l'institution pour retrouver l'esprit dont ils sont issus.

Cette confusion Pré/Trans est un drame dans la mesure où elle compromet l'indispensable révolution spirituelle évoquée par Abdennour Midar. Celle-ci consisterait à développer la dimension libératrice de la spiritualité tout en critiquant les formes institutionnelles de la religion - leurs pesanteurs et leurs dogmatismes aussi bien que leurs médiations rituelles et cléricales. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les religions ont toujours combattues ou récupérées les mystiques qui, de par leur authenticité et leur inspiration, représentaient pour elles des éléments subversif inacceptables.

Une folle sagesse

L’analyse que nous venons d’effectuer montre que, de toute évidence, le système et l’imaginaire capitalistes dans lesquels nous vivons n’ont aucun intérêt à faire la promotion des voies spirituelles qui permettraient de s’en émanciper de manière individuelle et collective. Les stratégies utilisées pour neutraliser toute forme d’insurrection spirituelle se sont transformées au fil du temps à travers ces diverses périodes qui furent celles de la stigmatisation (dérision/diabolisation) puis de la récupération (reconnaissance culturelle/légitimation scientifique) jusqu’au processus de profanation (médiatisation/marchandisation). Ces stratégies aboutissent à dénaturer toute pratique spirituelle pour en faire une technique d’adaptation au modèle dominant en renforçant ainsi l’emprise exercée par celui-ci. 

Si l’espace qui est lui est dédiée ici rend notre réflexion quelque peu schématique en ne permettant pas toutes les nuances qu’il conviendrait de lui apporter, notre but est simplement d’aider ceux qui pratiquent la méditation ou qui s’y intéressent en déconstruisant des représentations sociales et médiatiques très influencées par l’idéologie officielle et ses porte-voix. Certains diront - et ils n'auront sans doute pas tort - que la marchandisation actuelle permet à beaucoup de gens de se familiariser avec un univers intérieur qu'il leur sera loisible d'explorer par la suite à travers une voie plus authentique. Encore faut-il leur donner les moyens d'exercer un esprit de discernement capable de faire personnellement la distinction entre démarche libératrice et illusions marchandes. C'est cet esprit de discernement qui guide tout un courant de réflexions dont ce billet se fait l'écho. C'est à partir d'un élan intérieur, d'une ouverture de conscience et d'un esprit critique que chacun peut expérimenter ou s'engager dans telle pratique ou telle voie qui correspondent à son cheminement.

A partir d'une perspective systémique, il est facile de constater que tout système dominant ne reconnait que les idées, les pratiques et les comportements dans lequel il peut lui-même se reconnaître et qui lui permettent de perdurer. Le philosophe Michel Foucault a bien montré que les instances de légitimation ont aussi pour but de déprécier et d'ostraciser, de stigmatiser et de dénier pratiques et discours qui pourraient subvertir le pouvoir en place et les institutions qui l'incarnent. Comme il l'écrit dans L'ordre du discours : " Dans toute société, la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers...".

Dans cet esprit, il s’agit donc d’aborder avec beaucoup de circonspection toute les formes de reconnaissances académiques, médiatiques ou institutionnelles dont le but, plus ou moins avoué, est de faire perdurer le système tel qu’il est, quitte à l’adapter de manière minimale pour intégrer les forces créatrices susceptible de le subvertir. Tout ceci n'est pas très nouveau. Souvenons-nous des paroles de St Paul : " Que personne ne s'abuse : si quelqu'un parmi vous se croît sage à la manière de ce monde, qu'il devienne fou pour être sage ; car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu". Commentant cette phrase à propos du tantra, Fabrice Midal écrit : " La voie de la totalité est la voie d'une sagesse qui devient folie parce que libre de toutes les conventions habituelles et du poids de l'ordre social - ordre qui ne dit jamais la vérité mais en est même toujours la trahison. Le terme de sagesse traduit ici le tibétain ye-she, la connaissance primordiale par opposition à la connaissance intellectuelle qui naît par élaboration conceptuelle sans rapport direct aux phénomènes". (Conférences de Tokyo)

L'important est de ne pas se mentir en croyant suivre une voie de libération alors qu'on ne fait que s'enferrer dans les labyrinthes conçus par l'égo pour faire perdurer son emprise et la développer. Dans un monde utilitaire fondé sur l'économisme et la technique, une folle sagesse chemine discrètement sur la voie du don et de la gratuité, de l'éros et de la compassion, de la poésie et de la création, de la connaissance et de l'inspiration, de l'éveil de la conscience à l'intelligence collective. En cultivant une attitude de lâcher prise, le méditant se désidentifie du mental et de son abstraction, de l'utilitarisme qui en découle et du nihilisme qui en est la conséquence, loin, bien loin des autoroutes majoritaires où s'engouffrent, en troupeau, les clones formatés du néo-libéralisme (qui proclament tous en chœur leur individualisme). Préférant les chemins de traverse, la folle sagesse est animée par une dynamique évolutive qui subvertit et transforme, dans un même souffle inspiré, la subjectivité, la culture et l'organisation socio-économique.

Chevaucher le Tigre


C’est en effet loin des lumières officielles que se poursuivent les authentiques voies de libération dans une forme de radicalité qui ne cherche ni à séduire ni à commercer mais qui, bien au contraire, n'hésite pas à remettre en question les racines personnelles et collectives de la peur et de l'avidité. L'évolution relève de l'ascèse et non de la consommation : c'est ainsi que l'on apprend de ces maîtres implacables que sont nos erreurs et nos illusions, de manière souvent douloureuse. Des impasses qui s'avèrent fécondes dès lors qu’elles offrent l’occasion de mobiliser notre potentiel d’énergie/conscience pour s’en libérer.

Dans ce cheminement initiatique, la méditation peut prendre une toute autre tonalité, comme celle décrite par le maître tibétain Chogyam Trungpa : " La méditation ne consiste pas à essayer d'atteindre l'extase, la félicité spirituelle  ou la tranquillité, ni à tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. A vrai dire, il est très difficile de ne rien faire. Il nous faut commencer par ne faire à peu près rien, et notre pratique se développera graduellement. Ainsi la méditation est-elle un moyen de brasser les névroses de l'esprit et de les utiliser comme partie intégrante de la pratique. Pas plus que le fumier, nous ne jetons ces névroses au loin; au contraire, nous les répandons sur notre jardin, et elles deviennent partie de notre richesse." ( Le mythe de la liberté et la voie de la méditation)

Alors que les illusions marchandes nient la profondeur du réel, la pratique authentique s'ancre en lui dans une perspective de transmutation radicale. Loin de fuir ce qui fait obstacle, le cheminement initiatique lui fait face, l'intègre et le transmue en "chevauchant le tigre" c'est à dire en utilisant le mal comme remède dans une logique homéopathique. Une telle attitude relève de l'esprit de chevalerie qui met l'énergie individuelle au service d'un élan transcendant. Rien à voir avec un développement personnel qui instrumentalise l'élan spirituel au service des visées narcissiques de l'égo. Dans cet exercice de dévoilement et de transmutation qu'est la quête spirituelle, une boussole peut nous guider : c’est la capacité d’une pratique ou d’une voie à éveiller en nous une puissance insurrectionnelle qui fait surgir les forces libératrices de la vie, de l’âme et l’esprit. La mobilisation et l'expression de ces forces évolutionnaires permet de subvertir et de transformer les habitudes, les formes, les organisations et les conditionnements personnels, sociaux et culturels qui leur font obstacle.

C'est ainsi que peut se dérouler une révolution spirituelle qui est d'abord une métanoïa, c'est à dire une conversion de l'extérieur vers l'intérieur et de l'intérieur vers le supérieur. Si nous sommes incapables d'inventer de nouvelles formes spirituelles adaptées à notre époque - l'ère de l'information - alors il est évident, comme le soulignait Abdennour Midar, que la nature spirituelle ayant horreur du vide, les monstres du fanatisme ne cesseront de se développer en réagissant de manière violente au déni de l'esprit qui fonde les sociétés marchandes. Si nous ne tirons aucune leçon d'une expérience collective comme celle que nous venons de vivre, nous serons soumis à des épreuves encore plus dures. Rien ne peut arrêter la dynamique évolutive de la vie/esprit : si nous sommes incapables de comprendre dans l'harmonie et la joie de la création, alors nous devrons apprendre dans la souffrance et le chaos. L'heure est donc venue de se réveiller du sommeil de plomb du nihilisme pour participer à l'émergence d'un nouveau stade évolutif en partie cartographié par des penseurs visionnaires. Comme le disait Nietzsche : "L'homme est une corde tendue entre l'animal et le surhumain - une corde au dessus d'un abîme".

Ressources 

Festival de la Méditation organisé par Méditation France, EnlightenNext, Génération Tao.

Programme du Festival de la Méditation (14p.)

La Double Impasse. Sophie Bessis. L'universel à l'épreuve des fondamentalismes religieux et marchands.

Lettre ouverte au monde musulman. Abdennour Midar

La commercialisation de la pleine conscience. A lire dans son intégralité sur le blog d’Eric Rommeluère : J'ai deux kôans à vous dire

L'instrumentalisation de la méditation, du bouddhisme : Attention danger ! Le blog Voie Éveillée du Cœur propose plusieurs articles sur les dangers de l'instrumentalisation occidentale de la méditation. 

Le bouddhisme engagé. Un article synthétique de Éric Rommeluère

Le bouddhisme engagé  Livre d'Eric Rommeluère.

La méditation anti-stress. Bel article d'Eric Rommeluère sur l'instrumentalisation de la méditation. 

Un Zen Occidental. Blog de l'association éponyme animé par Eric Rommeluère. Sous la rubrique D'orient en occident, on y trouvera de nombreux textes sur l'acculturation du bouddhisme en Occident  et notamment plusieurs textes de David Loy. A lire aussi dans ce même glog deux articles de Ken Knabb, pratiquant zen et introducteur du situationnisme aux USA : Un regard critique sur le bouddhisme engagé ainsi qu'un article de Gary Snyder devenu un classique : Le bouddhisme et la révolution à venir.

Notes pour une révolution bouddhiste. David Loy

Pour les ouvrages de Frédéric Midal, voir la rubrique Ressources dans Abécédaire de la méditation.