mardi 13 janvier 2015

Une Insurrection Spirituelle


Doutez de tout et surtout de ce que je vais vous dire. Bouddha 


Si la violence barbare sème la terreur, comme elle vient de le faire en France ces jours-ci à Charlie-Hebdo, c'est pour récolter la haine dans les cœurs et la confusion dans les esprits. Résister à cette stratégie d'emprise c'est garder le cœur ouvert en refusant la facilité des amalgames et conserver l'esprit clair en interprétant les évènements comme autant de manifestations d'un contexte global qui est celui d'une double impasse constituée par les fondamentalismes religieux et marchands. 

Selon Sophie Bessis dans La double impasse : " Le grand tournant conservateur des années 1980 a fait émerger deux systèmes idéologiques qui ont prospéré sur l'épuisement de la modernité et qu'on peut qualifier de fondamentalismes. D'un côté, les apôtres du marché globalisé veulent inclure dans sa sphère toutes les activités humaines. De l'autre, de nouvelles hégémonies religieuses et identitaires tentent de reconquérir des sociétés que les évolutions mondiales plongent dans l'anomie." C'est ainsi que toute la société devient folle, prisonnière d'une fausse alternative entre ces deux pôles à la fois à la fois complémentaires et contradictoires que sont le conformisme identitaire d'un côté et le nihilisme marchand de l'autre. La semaine dernière, nous avons été les témoins sidérés d'une violence fanatique dérivée de l'hégémonie religieuse comme nous vivons quotidiennement sous l'emprise mortifère du nihilisme marchand. 

Comment sortir de cette double impasse ? Dans une Lettre ouverte au monde musulman, le philosophe Abdennour Bidar évoque la nécessité d'une révolution spirituelle : " L'avenir de l'humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière et économique, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière ! Saurons-nous nous rassembler, à l'échelle de la planète pour affronter ce défi fondamental? La nature spirituelle a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent - et qui comme l'islam actuellement se mettront alors à produire des monstres. "

Semaine après semaine, Le Journal Intégral tient la chronique de cette révolution spirituelle, initiée par les avant-gardes visionnaires, en train d'advenir alors même que la pensée dominante, aveuglée par ses préjugés, est incapable de l'observer. Animés par une dynamique évolutive et inspirés par une nouvelle vision du monde, de plus en plus d'individus suivent ensemble, sans forcément se concerter, une voie novatrice. Cette dynamique se manifeste, entre autre, à travers cette "révolution silencieuse" que constitue l'engouement actuel pour la méditation auquel nous venons de consacrer deux billets. Un engouement qui s’exprime ces jours-ci à travers le second Festival de la Méditation qui aura lieu à Paris du 24 au 26 Janvier dans le but suivant : "entrer en contact avec son intériorité, participer avec humilité à l'éveil des conscience et laisser émerger la paix au cœur de soi. "  

Une perspective libératrice

La pratique pluri-millénaire de la méditation prend une signification différente selon le contexte culturel et historique dans laquelle elle se développe. Aujourd'hui, il s'agit de retrouver une profondeur de conscience qui dépasse l'abstraction intellectuelle pour s'ouvrir à l'expérience vivante et personnelle du sacré qui est celle d'une communion intime entre la subjectivité et le milieu multidimensionnel - à la fois naturel, humain et spirituel - où elle évolue. Une telle expérience réfute à la fois, dans un même mouvement, l'avidité égoïste et le cynisme économique des sociétés marchandes comme le conformisme identitaire et l'exclusivité dogmatique des sociétés traditionnelles.

Dans le contexte de cette double impasse, la méditation participe d'une véritable "insurrection spirituelle" qui naît de la synergie entre libération personnelle, évolution culturelle et transformation socio-économique. Concevoir la pratique de la méditation dans cette perspective libératrice, c'est déconstruire les représentations sociales et médiatiques qui tendent à réduire une pratique spirituelle soit à un rituel religieux soit à une technique d'adaptation au monde tel qu'il est, renforçant de fait ce que Fabrice Midal nomme "le totalitarisme de l'utilité marchande".

La dynamique de l'évolution culturelle se manifeste toujours par une tension entre l'émergence de la nouveauté créatrice et la résistance des habitudes conservatrices. "Toute vérité franchit trois étapes, écrit Schopenhauer. D'abord, elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une opposition. Puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence." Il en est ainsi de la méditation qui fut raillée et combattue avant d'être acceptée aujourd'hui comme une évidence mais à une condition : qu'elle se plie aux lois du marché. Car si l'idéologie dominante reconnaît la méditation c'est le plus souvent pour l'interpréter à travers son système de référence comme une forme d'hygiène mentale qui la dénature.

Dérision

Dans l’imaginaire occidental, profondément matérialiste, la pratique de la méditation s’est longtemps accompagnée de représentations dévalorisantes ou fantasmées dans la mesure où la pensée dominante nie la dimension irréductible de l’esprit en identifiant la réalité au monde unidimensionnel des phénomènes physiques.

Au cours du dix-neuvième siècle, la méditation participait en Europe et aux États-Unis d’un imaginaire orientaliste teinté d’exotisme, de mystère et de magie qui faisait contrepoint au positivisme occidental. Plus les connaissances étaient rares à son sujet et plus on pouvait y projeter tous les fantasmes, ceux d’une version orientale de la sainteté comme ceux d’une magie occulte développant des pouvoirs extraordinaires. Au cours du vingtième siècle, cet imaginaire orientaliste déferla sur l’occident durant les années soixante à travers le mouvement de la contre-culture qui cherchait à dépasser le paradigme abstrait de la modernité, vécu comme aliénant. 

Ce mouvement  de contestation rencontra une profonde résistance des habitus majoritaires qui s’exprima tout d’abord à travers des stratégies de dérision et de diabolisation. Lorsque j’ai commencé à méditer, il y a une quarantaine d’années, cette activité était loin d’être socialement valorisée comme elle l’est aujourd’hui. A cette époque, la méditation était jugée, au choix, comme une activité de marginaux fuyant les contraintes de la réalité ou bien comme une forme de paradis artificiel qui accompagnait la consommation de drogues psychédéliques. L’image caricaturale et dévalorisante du baba-cool extatique, cheveux longs et sourire béat, en position de lotus, renvoyait en creux au rationalisme dominant, promoteur d’une réalité unidimensionnelle. 

Diabolisation

Après la dérision, vint la diabolisation quelques années plus tard, lorsque la loi de la jungle néo-libérale chassa le vent sacré des utopies à l’origine de ce que l’on a nommé la « parenthèse enchantée » des années 60/70. Le modèle néo-libéral imposa peu à peu son hégémonie dans les années 80 en instrumentalisant ou en diabolisant - selon qu'elle pouvaient ou non les récupérer - toutes les formes de libération individuelles et collectives qui avaient émergées durant cette parenthèse enchantée et qui étaient susceptibles de s'opposer à l'individualisme pulsionnel d'Homo Œconomicus.

Suivant le célèbre slogan de Margaret Thatcher - "There is no alternative" - la contre-révolution néo-libérale s'acharna donc à délégitimer toute alternative au nouvel ordre marchand. C'est dans ce contexte contre-révolutionnaire que fut créer, de toute pièces, l'amalgame entre quête spirituelle et groupes sectaires puis entre ceux ceux-ci et organisations criminelles. C'est ainsi qu'à partir des modèles comportementalistes des années 50, la méditation fut identifiée à une forme d'hypnose permettant à des gourous manipulateurs de développer une emprise sur leurs adeptes selon une technique qui s'apparente à un lavage de cerveau. 


Nouvelle figure de l'hérétique refusant de se plier au dogme néo-libéral, le méditant fût ainsi montré du doigt, au mieux comme un doux dingue et au pire comme criminel potentiel, par une inquisition moderne composée de rationalistes athées et de religieux dogmatiques au service d'une normalisation culturelle, psychique et médiatique. Tous considéraient la spiritualité en général, et la méditation en particulier, avec d'autant plus de suspicion que, n'ayant aucune signification dans leurs systèmes de référence, elles remettaient dangereusement ceux-ci en question. Pour évaluer l'efficience d'une telle stratégie, il n'est qu'à observer le glissement sémantique du mot guru qui signifiait traditionnellement guide spirituel et qui est devenu, en trente ans, synonyme de dangereux manipulateur.

Mission accomplie donc pour cette entreprise de propagande qui cherchait à établir son hégémonie culturelle en discréditant toute pratique et en délégitimant tout enseignement qui pourraient remettre en question les fondements matérialistes et individualistes de l'idéologie dominante. Il ne s'agit pas pour nous de nier la réalité et la dangerosité de l'emprise sectaire mais de déconstruire l'amalgame funeste qui réduit l'intensité et l'engagement d'un quête spirituelle à une forme de dépersonnalisation. Pour imposer sa vision du monde, l'idéologie néo-libérale a utilisé et instrumentalisé ce que Ken Wilber a nommé la confusion Pré/Trans, à savoir la confusion entre les états transpersonnels - ceux qui transcendent l'égo -  et les états pré-personnels, ceux d'une régression archaïque au sein d'un groupe fusionnel. Nous renvoyons les lecteurs à cette analyse, reconnue depuis comme un apport fondamental à la compréhension de l'évolution culturelle. 

Il est à noter que la toute puissance fantasmée du guru n'est que la projection de celle, bien réelle et devenue lieu commun, du sujet néo-libéral. De nombreux psychothérapeutes ont montré comment, aveuglé par son narcissisme, le sujet néo-libéral instrumentalise les autres au service d'un égo devenu démesuré. Ces mêmes observateurs ont analysé comment l'idéologie néo-libérale exerce son emprise en réduisant la richesse et la complexité de la subjectivité humaine à une fonction économique entièrement déterminée par des intérêts égoïstes, déstructurant de fait l'organisation psychique des individus comme l'organisation symbolique des communautés humaines. Ceci explique pourquoi, dans une forme d'inversion perverse, le néo-libéralisme conquérant a projeté sa propre logique d'aliénation sur les pratiques spirituelles en réduisant leurs visées libératrices à une forme d'emprise.

Légitimation

Ces stratégies de stigmatisation ne parvenant pas à endiguer et à assécher la vague spirituelle en cours, on a recouru dans le même temps à une autre stratégie : la reconnaissance publique de certaines minorités religieuses, comme le bouddhisme, qui gagnaient en visibilité dans un pays en voie de déchristianisation progressive. En réduisant la méditation à une forme de rituel religieux lié son contexte traditionnel, on faisait en sorte que la lettre institutionnelle asphyxie le souffle subversif de l’esprit. Une telle stratégie de reconnaissance culturelle permettait effectivement de neutraliser, en partie, la dimension subversive d’une pratique qui vise à transcender l’ego dans des sociétés marchandes fondées sur sa toute-puissance. 

Thierry Janssen évoque le passage entre la reconnaissance institutionnelle et la légitimation scientifique qui l'a suivie : « Le Dalaï-Lama et d’autres maîtres ont voulu, avec de bonnes intentions, révéler à l’Occident que nous avions des outils à disposition dans les traditions spirituelles pour mieux comprendre l’esprit humain et le monde. Pour nous sensibiliser, ils ont pensé devoir parler le langage scientifique, qui a vu naître le Mind and Life Institute et toutes sortes d’initiatives qui ont tenté de montrer que la méditation avait des raisons de nous intéresser puisqu’on pouvait ‘prouver’ qu’elle a des effets physiologiques. » (La méditation est un chemin spirituel)


Crée en 1987, le Mind and Life Institute avait pour but de promouvoir un dialogue entre science et bouddhisme. À la suite de ces discussions, un nombre sans cesse croissant de projets de recherche sur les effets à court et long terme de la méditation a été lancée dans de nombreux laboratoires à travers le monde. Dans les années 90, un renversement s’est opéré suite aux études scientifiques qui ont prouvé, de manière quantifiable, les conséquences positives de la méditation tant sur le plan psychique que sur le plan somatique. On assista donc à une forme de légitimation très ambiguë de la méditation conçue alors comme un outil au service du bien-être psychique et de la santé physique en oubliant l’essentiel, à savoir qu’elle est une voie d’éveil et de libération spirituelle. 

Dans la continuité de cette légitimation scientifique, la méditation de la « pleine conscience » (mindfulness meditation) fut adaptée par Jon Kabat-Zin pour en faire une technique aidant les gens à surmonter leur stress, leur anxiété, leur douleur et à affronter leur maladie.  Selon Ron Purser et David Loy : « La méditation de la pleine conscience (mindfulness) s’est imposée d’un coup, faisant son entrée dans les écoles, les entreprises, les prisons et les organismes gouvernementaux, l’armée américaine notamment. Des millions de gens tirent des bénéfices concrets de leur pratique de pleine conscience : moins de stress, une meilleure concentration et un peu plus d’empathie peut-être. Évidemment, on ne peut que se réjouir de ce développement majeur. Il a néanmoins sa part d’ombre. » (La commercialisation de la pleine conscience) 

Une nouvel hygiénisme 

Cette part d’ombre n’a cessé de grandir durant les deux étapes suivantes qui furent celle de la médiatisation et de la marchandisation. Identifiée à une panacée universelle, la méditation subit une médiatisation effrénée qui en fit le vecteur d’une nouvelle forme d’hygiénisme comme le fût, en son temps, la gymnastique. 

Fabrice Midal déconstruit ainsi ce discours médiatique : « La méditation est à l’esprit ce que la gymnastique fût, au début du vingtième siècle, pour le corps. Tout comme la gymnastique répondit à la sédentarisation massique d’une vaste population ayant vécu auparavant au grand air et s’adonnant à une activité physique régulière, la méditation constituerait une réponse hygiénique à un mode de vie saturé d’informations en tous genres. Méditer consisterait, à une époque qui connaît un déficit structurel d’attention – entraînant les conséquences que nous connaissons : stress, dépression, hyperactivité, état d’angoisse chronique –, à exercer son esprit à être plus présent. 


Dans cette perspective, la méditation constituerait une alternative à la consommation anarchique d’anxiolytiques et de tranquillisants. Mais ces analyses, si elles ne sont pas fausses, restent cependant insuffisantes ou périphériques. Pour entrer au cœur du phénomène, il faut essayer de comprendre notre situation historique et comment la méditation vient répondre à un appel de notre époque tout entière. » (La Méditation. Que-sais-je ?) 

Comme d’autres observateurs, Thierry Janssen évoquent le danger de cette nouvelle forme d’hygiénisme : "Nous avons une responsabilité, nous autres qui nous intéressons à la pleine conscience et qui en parlons publiquement, parce que nous ne devons pas oublier que la méditation a été véhiculée par les traditions spirituelles de l’humanité… La science est un système de croyance au service de la performance, de l’innovation, de la production consommable d’innovations. Nous devons être vigilants face au jeu du monde occidental qui tend à réduire la méditation à une xième recette qui pourrait nous permettre de vaincre la nature, la nôtre avant tout… Sans cela nous allons le dénaturer et un jour, cela va nous revenir à la figure, comme un « business de la mindfulness ». C’est tentant de répondre à la demande croissante, mais attention ! Même si le mot peut faire peur dans un monde scientifique, c’est d’abord un chemin spirituel". (La méditation est un chemin spirituel) 

Une dérive mercantile

Après la phase de médiatisation advint donc tout naturellement, ces dernières années, ce que redoutait Thierry Jansen, à savoir la phase de marchandisation à travers le business de la « pleine conscience ». L’essence de notre société capitaliste étant de tout transformer en marchandise, la méditation est en partie devenue, surtout aux États-Unis, un produit vendu sur le marché juteux de la santé, de la psychologie et du développement personnel. 

Publié dans sa version originale sous le titre Beyond McMindfulness, un article de Ron Purser et David Loy dénonce en Juillet 2013 l'utilisation commerciale de la pleine conscience et l’idéologie qui sous-tend celle-ci : "La révolution de la pleine conscience semble offrir une panacée universelle pour régler à peu près toutes les questions de la vie quotidienne. Plusieurs ouvrages ont été publiés récemment sur le sujet : Être parent en pleine conscience (Mindful Parenting), Manger en pleine conscience (Mindful Eating), Enseigner en pleine conscience (Mindful Teaching), Une politique de la pleine conscience (Mindful Politics), La thérapie de la pleine conscience (Mindful Therapy), Diriger en pleine conscience (Mindful Leadership), Une nation consciente (A Mindful Nation), La guérison consciente (Mindful Recovery), Le pouvoir de l’apprentissage conscient (The Power of Mindful Learning), Le cerveau conscient (The Mindful Brain), La pratique de l’attention dans les périodes de crise (The Mindful Way through Depression), Le chemin de l’attention vers l’auto-compassion (The Mindful Path to Self-Compassion). 

Quasi-quotidiennement, les médias font référence à des études scientifiques sur les multiples bienfaits de la méditation de la pleine conscience en termes de santé et comment une pratique aussi simple peut provoquer des transformations neurologiques dans le cerveau… L’empressement à laïciser et marchandiser la pleine conscience sous la forme d’une technique commercialisable risque d’aboutir à une dénaturation malheureuse de cette pratique ancienne, qui visait bien plus qu’à soulager un mal de tête, réduire la pression artérielle, ou aider des gestionnaires à être plus concentrés et plus productifs.

Bien qu’une technique épurée et laïcisée, que certains appellent aujourd’hui le « McMindfulness », puisse rendre la pleine conscience plus acceptable pour le monde de l’entreprise, sa décontextualisation de sa vocation première de libération et de transformation et de son ancrage dans l’éthique sociale, revient comme Faust à vendre son âme. Plutôt que d’exercer la pleine conscience comme un moyen d’éveiller les individus et les organisations des racines malsaines de l’avidité, de la malveillance et de l’ignorance, elle est généralement remodelée en une technique banale, thérapeutique de développement personnel qui peut, en fait, renforcer ces racines» (La commercialisation de la pleine conscience

Se changer et changer le monde

Nous en arrivons au paradoxe suivant : en faisant de la méditation un outil d’adaptation au système dominant, on trahit totalement son esprit. En dénaturant une voie de libération, on renforce les chaînes de l'aliénation jusque dans les couches plus profondes de l'esprit. Ce processus est fort bien résumé par Fabrice Midal : "Utiliser la méditation pour être plus productif et, finalement, pour faire mieux marcher le mécanisme d’aliénation est l’un des effets du totalitarisme de l’utilité marchande". (Philosophie magazine). Si elle n'est pas accompagnée d'une réflexion critique et d'un engagement éthique, la méditation peut être instrumentalisée pour renforcer un système profondément aliénant qui réduit l'être humain au rôle unidimensionnel d'agent économique.

Face à une telle dérive, un mouvement composé d'enseignants et de praticiens cherchent à redonner à la pratique de la méditation sa force de transformation individuelle et collective au service de tous les êtres vivants. Dans la continuité du mouvement Occupy aux États-Unis, le livre Occupy Spirituality comme le collectif Occupy Buddhism évoquent une nouvelle forme de spiritualité née de la convergence entre pratiques méditatives, références éthiques, simplicité volontaire, actions sociales et engagements politiques. 


Ces mouvements font écho à la conception moderne du bouddhisme engagé auquel Éric Rommeluère a consacré un ouvrage de référence : « Le bouddhisme engagé est un bouddhisme moderne né de la rencontre et des interactions entre les idéaux de l'Orient et de l'Occident, l'un porteur d'une tradition de libération intérieure, l'autre d'une tradition de liberté politique… Dans ses formes traditionnelles, le bouddhisme considère la souffrance comme la manifestation d’une angoisse existentielle. Ses enseignements et ses méthodes sont autant de propositions pour en défaire les mécanismes mentaux. Depuis plus d’un siècle cependant, influencés par les conceptions modernes de l’aliénation et de l’émancipation, de nombreux bouddhistes ont élargi leur regard aux mécanismes sociaux de la souffrance : se changer soi-même et changer le monde ne sont plus que deux facettes d’un même projet. Un bouddhiste peut – et même doit – s'engager dans la vie politique, économique ou civile afin de concrétiser un idéal de société juste et équitable, quitte, et c'est une autre nouveauté, à s’opposer aux structures établies. » (Le bouddhisme engagé)

Un nouveau stade évolutif

Chez plusieurs auteurs modernes qui s'inscrivent dans les traditions chrétiennes et indiennes, juives et islamiques, on retrouve cette idée centrale d'une conjonction entre libération personnelle, évolution des mentalités et transformation socio-économique. Mais, bien au-delà de telle ou telle tradition ou confession, la vision intégrale en train d’émerger est celle d’une insurrection spirituelle, née du surgissement intérieur des forces créatrices de la vie et des puissances libératrices de l’âme, contre l’emprise mortifère que l’économisme dominant exerce à la fois sur tous et sur chacun.

Il y a insurrection spirituelle dès lors que l’ouverture aux profondeurs de l’esprit permet le jaillissement, la canalisation et la transmutation des forces de la vie et de la psyché jusque-là verrouillées par l’abstraction du mental au service de la toute-puissance de l’égo. Dans cette perspective intégrale, libération personnelle, évolution culturelle et transformation sociale apparaissent intimement liées comme autant d’organes solidaires d’un même système vivant en développement. Dès lors que l’on accède aux profondeurs de la conscience, les frontières érigées entre individu et collectivité, intériorité et extériorité, peuvent être intégrées et dépassées dans un nouveau stade évolutif.

La révolution spirituelle évoquée par Abdennour Bidar pour exorciser le fanatisme identitaire correspond à l'émergence de ce nouveau paradigme capable d'associer le meilleur de la tradition - sa dimension organique, holiste et sacrée - avec le meilleur d'une modernité fondée sur les valeurs de la raison, de l'individu et de l'évolution. Cette association aboutit à un modèle de co-évolution entre l'individu et son milieu : la dynamique d'individuation qui est au cœur du développement humain apparaît dès lors comme une modalité particulière d'une évolution vers la complexité propre à son milieu cosmique et naturel.

Il est évident que, dans ce nouveau stade évolutif, on distingue précisément ce qui relève de la spiritualité et de la religion. La première renvoie au vécu d'une expérience personnelle alors que la seconde se réfère à un dogme qui sert de cadre identitaire à des sociétés ethnocentrées. La spiritualité n'est jamais réductible à la religion alors même que cette dernière tend toujours à instrumentaliser celle-là à des fins identitaires. Les consciences formatées par le rationalisme abstrait ont bien du mal à faire la distinction entre une spiritualité libératrice - qui intègre et dépasse l'individu - et une religion fondée sur la prééminence du collectif qui impose ses codes identitaires à ses ouailles. Identifiant toute forme de spiritualité à un obscurantisme religieux, le rationalisme abstrait renforce ce dernier en empêchant l'émergence d'une alternative spirituelle qui permettrait de dépasser la lettre du dogme et de l'institution pour retrouver l'esprit dont ils sont issus.

Cette confusion Pré/Trans est un drame dans la mesure où elle compromet l'indispensable révolution spirituelle évoquée par Abdennour Midar. Celle-ci consisterait à développer la dimension libératrice de la spiritualité tout en critiquant les formes institutionnelles de la religion - leurs pesanteurs et leurs dogmatismes aussi bien que leurs médiations rituelles et cléricales. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les religions ont toujours combattues ou récupérées les mystiques qui, de par leur authenticité et leur inspiration, représentaient pour elles des éléments subversif inacceptables.

Une folle sagesse

L’analyse que nous venons d’effectuer montre que, de toute évidence, le système et l’imaginaire capitalistes dans lesquels nous vivons n’ont aucun intérêt à faire la promotion des voies spirituelles qui permettraient de s’en émanciper de manière individuelle et collective. Les stratégies utilisées pour neutraliser toute forme d’insurrection spirituelle se sont transformées au fil du temps à travers ces diverses périodes qui furent celles de la stigmatisation (dérision/diabolisation) puis de la récupération (reconnaissance culturelle/légitimation scientifique) jusqu’au processus de profanation (médiatisation/marchandisation). Ces stratégies aboutissent à dénaturer toute pratique spirituelle pour en faire une technique d’adaptation au modèle dominant en renforçant ainsi l’emprise exercée par celui-ci. 

Si l’espace qui est lui est dédiée ici rend notre réflexion quelque peu schématique en ne permettant pas toutes les nuances qu’il conviendrait de lui apporter, notre but est simplement d’aider ceux qui pratiquent la méditation ou qui s’y intéressent en déconstruisant des représentations sociales et médiatiques très influencées par l’idéologie officielle et ses porte-voix. Certains diront - et ils n'auront sans doute pas tort - que la marchandisation actuelle permet à beaucoup de gens de se familiariser avec un univers intérieur qu'il leur sera loisible d'explorer par la suite à travers une voie plus authentique. Encore faut-il leur donner les moyens d'exercer un esprit de discernement capable de faire personnellement la distinction entre démarche libératrice et illusions marchandes. C'est cet esprit de discernement qui guide tout un courant de réflexions dont ce billet se fait l'écho. C'est à partir d'un élan intérieur, d'une ouverture de conscience et d'un esprit critique que chacun peut expérimenter ou s'engager dans telle pratique ou telle voie qui correspondent à son cheminement.

A partir d'une perspective systémique, il est facile de constater que tout système dominant ne reconnait que les idées, les pratiques et les comportements dans lequel il peut lui-même se reconnaître et qui lui permettent de perdurer. Le philosophe Michel Foucault a bien montré que les instances de légitimation ont aussi pour but de déprécier et d'ostraciser, de stigmatiser et de dénier pratiques et discours qui pourraient subvertir le pouvoir en place et les institutions qui l'incarnent. Comme il l'écrit dans L'ordre du discours : " Dans toute société, la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers...".

Dans cet esprit, il s’agit donc d’aborder avec beaucoup de circonspection toute les formes de reconnaissances académiques, médiatiques ou institutionnelles dont le but, plus ou moins avoué, est de faire perdurer le système tel qu’il est, quitte à l’adapter de manière minimale pour intégrer les forces créatrices susceptible de le subvertir. Tout ceci n'est pas très nouveau. Souvenons-nous des paroles de St Paul : " Que personne ne s'abuse : si quelqu'un parmi vous se croît sage à la manière de ce monde, qu'il devienne fou pour être sage ; car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu". Commentant cette phrase à propos du tantra, Fabrice Midal écrit : " La voie de la totalité est la voie d'une sagesse qui devient folie parce que libre de toutes les conventions habituelles et du poids de l'ordre social - ordre qui ne dit jamais la vérité mais en est même toujours la trahison. Le terme de sagesse traduit ici le tibétain ye-she, la connaissance primordiale par opposition à la connaissance intellectuelle qui naît par élaboration conceptuelle sans rapport direct aux phénomènes". (Conférences de Tokyo)

L'important est de ne pas se mentir en croyant suivre une voie de libération alors qu'on ne fait que s'enferrer dans les labyrinthes conçus par l'égo pour faire perdurer son emprise et la développer. Dans un monde utilitaire fondé sur l'économisme et la technique, une folle sagesse chemine discrètement sur la voie du don et de la gratuité, de l'éros et de la compassion, de la poésie et de la création, de la connaissance et de l'inspiration, de l'éveil de la conscience à l'intelligence collective. En cultivant une attitude de lâcher prise, le méditant se désidentifie du mental et de son abstraction, de l'utilitarisme qui en découle et du nihilisme qui en est la conséquence, loin, bien loin des autoroutes majoritaires où s'engouffrent, en troupeau, les clones formatés du néo-libéralisme (qui proclament tous en chœur leur individualisme). Préférant les chemins de traverse, la folle sagesse est animée par une dynamique évolutive qui subvertit et transforme, dans un même souffle inspiré, la subjectivité, la culture et l'organisation socio-économique.

Chevaucher le Tigre


C’est en effet loin des lumières officielles que se poursuivent les authentiques voies de libération dans une forme de radicalité qui ne cherche ni à séduire ni à commercer mais qui, bien au contraire, n'hésite pas à remettre en question les racines personnelles et collectives de la peur et de l'avidité. L'évolution relève de l'ascèse et non de la consommation : c'est ainsi que l'on apprend de ces maîtres implacables que sont nos erreurs et nos illusions, de manière souvent douloureuse. Des impasses qui s'avèrent fécondes dès lors qu’elles offrent l’occasion de mobiliser notre potentiel d’énergie/conscience pour s’en libérer.

Dans ce cheminement initiatique, la méditation peut prendre une toute autre tonalité, comme celle décrite par le maître tibétain Chogyam Trungpa : " La méditation ne consiste pas à essayer d'atteindre l'extase, la félicité spirituelle  ou la tranquillité, ni à tenter de s'améliorer. Elle consiste simplement à créer un espace où il est possible de déployer et défaire nos jeux névrotiques, nos auto-illusions, nos peurs et nos espoirs cachés. Nous produisons cet espace par le simple recours à la discipline consistant à ne rien faire. A vrai dire, il est très difficile de ne rien faire. Il nous faut commencer par ne faire à peu près rien, et notre pratique se développera graduellement. Ainsi la méditation est-elle un moyen de brasser les névroses de l'esprit et de les utiliser comme partie intégrante de la pratique. Pas plus que le fumier, nous ne jetons ces névroses au loin; au contraire, nous les répandons sur notre jardin, et elles deviennent partie de notre richesse." ( Le mythe de la liberté et la voie de la méditation)

Alors que les illusions marchandes nient la profondeur du réel, la pratique authentique s'ancre en lui dans une perspective de transmutation radicale. Loin de fuir ce qui fait obstacle, le cheminement initiatique lui fait face, l'intègre et le transmue en "chevauchant le tigre" c'est à dire en utilisant le mal comme remède dans une logique homéopathique. Une telle attitude relève de l'esprit de chevalerie qui met l'énergie individuelle au service d'un élan transcendant. Rien à voir avec un développement personnel qui instrumentalise l'élan spirituel au service des visées narcissiques de l'égo. Dans cet exercice de dévoilement et de transmutation qu'est la quête spirituelle, une boussole peut nous guider : c’est la capacité d’une pratique ou d’une voie à éveiller en nous une puissance insurrectionnelle qui fait surgir les forces libératrices de la vie, de l’âme et l’esprit. La mobilisation et l'expression de ces forces évolutionnaires permet de subvertir et de transformer les habitudes, les formes, les organisations et les conditionnements personnels, sociaux et culturels qui leur font obstacle.

C'est ainsi que peut se dérouler une révolution spirituelle qui est d'abord une métanoïa, c'est à dire une conversion de l'extérieur vers l'intérieur et de l'intérieur vers le supérieur. Si nous sommes incapables d'inventer de nouvelles formes spirituelles adaptées à notre époque - l'ère de l'information - alors il est évident, comme le soulignait Abdennour Midar, que la nature spirituelle ayant horreur du vide, les monstres du fanatisme ne cesseront de se développer en réagissant de manière violente au déni de l'esprit qui fonde les sociétés marchandes. Si nous ne tirons aucune leçon d'une expérience collective comme celle que nous venons de vivre, nous serons soumis à des épreuves encore plus dures. Rien ne peut arrêter la dynamique évolutive de la vie/esprit : si nous sommes incapables de comprendre dans l'harmonie et la joie de la création, alors nous devrons apprendre dans la souffrance et le chaos. L'heure est donc venue de se réveiller du sommeil de plomb du nihilisme pour participer à l'émergence d'un nouveau stade évolutif en partie cartographié par des penseurs visionnaires. Comme le disait Nietzsche : "L'homme est une corde tendue entre l'animal et le surhumain - une corde au dessus d'un abîme".

Ressources 

Festival de la Méditation organisé par Méditation France, EnlightenNext, Génération Tao.

Programme du Festival de la Méditation (14p.)

La Double Impasse. Sophie Bessis. L'universel à l'épreuve des fondamentalismes religieux et marchands.

Lettre ouverte au monde musulman. Abdennour Midar

La commercialisation de la pleine conscience. A lire dans son intégralité sur le blog d’Eric Rommeluère : J'ai deux kôans à vous dire

L'instrumentalisation de la méditation, du bouddhisme : Attention danger ! Le blog Voie Éveillée du Cœur propose plusieurs articles sur les dangers de l'instrumentalisation occidentale de la méditation. 

Le bouddhisme engagé. Un article synthétique de Éric Rommeluère

Le bouddhisme engagé  Livre d'Eric Rommeluère.

La méditation anti-stress. Bel article d'Eric Rommeluère sur l'instrumentalisation de la méditation. 

Un Zen Occidental. Blog de l'association éponyme animé par Eric Rommeluère. Sous la rubrique D'orient en occident, on y trouvera de nombreux textes sur l'acculturation du bouddhisme en Occident  et notamment plusieurs textes de David Loy. A lire aussi dans ce même glog deux articles de Ken Knabb, pratiquant zen et introducteur du situationnisme aux USA : Un regard critique sur le bouddhisme engagé ainsi qu'un article de Gary Snyder devenu un classique : Le bouddhisme et la révolution à venir.

Notes pour une révolution bouddhiste. David Loy

Pour les ouvrages de Frédéric Midal, voir la rubrique Ressources dans Abécédaire de la méditation.

1 commentaire:

  1. Excellent comme toujours:) cela me fait aussi penser au livre d'Andrew Cohen sur l'Eveil evolutionnaire... c'est dailleurs probablement ton site qui m'a amene a le lire:) Voici egalement mon dernier poeme assez en phase avec ton article!
    Bien humainement,
    marko (et au passage mes meilleurs voeux pour chaque nouvelle journee!)

    A Bon Entendeur

    Il n’y a pas de mots pour décrire
    L’assassinat de plumes,
    D’autant moins lorsque des barbares
    S’emparent de la barbarie
    Pour délier leurs dialectiques vaines et cruelles.
    Alors c’est mon silence qui accompagne
    Ces Hommes sacrifiés sur l’autel d’obscures raisons.

    Mais je pleure avant tout la division et l’arbitraire.
    Je pleure car la police aussi assassine en mon pays,
    Parmi d’autres un Homme comme Rémi.
    Expression vivante de la liberté
    Face à l’oppression du béton et de fortunes cyniques.
    Je m’associe à la douleur de ces milliers de familles
    Déchirées et déportées par les bombes chaque jour.
    Attentats qui sèment indifférence et résignation
    Lorsqu’ils surgissent au lointain ;
    Haine et confusion lorsqu’ils frappent à nos portes.

    Allah est grand, Dieu, Jah,
    Puissance Créatrice, Esprit en Action,
    Que l’on ne peut nommer lorsque vibre en Nous
    L’expression profonde de Sa force et Sa splendeur.
    Les bombes, les drones et les tortures font ricochet,
    De même les feux de la discorde sans cesse attisés
    Par des meurtres arbitraires, des manipulations insensées,
    L’humiliation de nos frères et sœurs,
    L’amas de richesses obscènes et l’ignorance cultivée.
    Je pleure en silence et mes larmes
    Transportent la tempête dans l’Océan Eternel.
    Des lames de fond appellent au réveil des consciences
    Face aux obscurantismes financiers, religieux, techniques,
    Et autres aveuglements dépassés.

    Intelligences piratées par les artifices de la puissance,
    Arrogance du contrôle de ces âmes noires
    Qui prônent l’union dans l’uniforme,
    La division dans l’essence de nos Etres,
    Les conflits et la confusion en chacun de Nous.
    Je ne suis pas Charlie,
    Je ne suis pas Rémi,
    Je suis une âme libre et autonome,
    Solitaire et solidaire avec chaque expression du divin,
    En communion avec la liberté de l’instant
    Et l’expression de l’instinct, catalysées par la conscience.

    Allah est grand, Dieu, Jah,
    Etes-vous seulement vivant pour vibrer
    A l’unisson des âmes inspirées ?
    Vos dieux théoriques, votre arrogance sapiens,
    Vos richesses et votre puissance ne sont rien,
    S’ils ne laissent exploser en Vous
    La clameur silencieuse de la Vie,
    Les bourrasques de l’Esprit Créateur,
    Le feu sacré de l’Amour…
    A bon entendeur,
    Puisse mon silence apaiser vos cœurs.

    ML (2015)

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