vendredi 29 mai 2015

Le Rôle Evolutionnaire des Religions


On trouve des sociétés qui n'ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n'y a jamais eu de société sans religion. Henri Bergson

Cliquer sur l'image pour lire en détail l'arbre généalogique des mythes et religions

Après avoir été longtemps la « fille aînée de l’Eglise », la France est-elle devenue la "fille aînée de l’athéisme" ? En trente ans, l’hexagone est passé d’une situation où la religion catholique était dominante et incontestée (plus de 80% de la population) à une situation ou plus de 50% des Français se déclarent athées, voire près de 70% si l’on additionne les 23% de catholiques athées (c’est-à-dire des baptisés qui ne pratiquent pas leur religion et qui déclarent ne pas croire en Dieu) et les 45% de « sans religion ». (1) 

Dans un tel contexte, on comprend mieux cette nouvelle forme d’analphabétisme qui identifie la spiritualité à la religion et la religion à ses dérives sectaires, fanatiques, voire criminelles. Si les événements récents comme l’attentat contre Charlie ou les exactions de Daesh en Irak viennent confirmer ces préjugés, on peut aussi considérer la religion selon une toute autre perspective. En effet, une approche évolutionnaire de la religion n’enferme pas celle-ci dans une vision statique et abstraite mais discerne les formes différentes qu'elle peut prendre à chacun des stades évolutifs identifiés par les grands modèles de développement comme la Spirale Dynamique évoquée dans nos précédents billets.

C’est ainsi que, pour Ken Wilber, la religion doit ressembler à un « tapis roulant » capable de faire évoluer les croyants à l’intérieur même de leurs traditions à travers une série d’étapes évolutives : en les recueillant aux stades archaïque, magique et mythique, elle peut les aider à cheminer vers les stades rationnel, pluraliste et intégral. En évoluant à travers chacune de ces étapes, le croyant se libère peu à peu des démarches superstitieuses, exclusives et littérales, dogmatiques et ritualistes pour cheminer sur une voie de plus en plus profonde et intérieure, spirituelle et tolérante. Une telle approche permet de mieux comprendre les tensions stratégiques et les conflits idéologiques entre des cultures situées à des stades différents. Elle permet aussi de sortir des débats stériles qui essentialisent une religion en l’identifiant à tel ou tel stade alors qu’une même tradition peut prendre des formes très différentes selon le contexte évolutif dans lequel vivent ceux qui la pratiquent. 

Dans cette perspective évolutionnaire, la spiritualité est irréductible à la religion comme celle-ci est irréductible à un fanatisme qui renvoie au mème rouge et guerrier de la Spirale Dynamique. Le cheminement religieux pourrait être une transformation et une transmutation progressive qui conduit du stade égocentrique fondée sur la toute-puissance infantile de la "pensée magique" au stade ethnocentrique fondé sur l’appartenance identitaire jusqu’au stade géocentrique, celui du pluralisme religieux et de la complémentarité foi/rationalité, pour aboutir au stade Kosmocentrique qui intègre tous les autres dans le champ supérieur de la mystique et de la spiritualité. Il faudrait que les leaders religieux prennent conscience de ce lent et inéluctable processus de développement pour affirmer le rôle évolutionnaire des religions en sachant guider leurs coreligionnaires à travers chacune de ces étapes évolutives.

Une Spiritualité Intégrale

Stades de développement et États de conscience

Suite à la parution d’un livre de Ken Wilber intitulé Integral Spirituality, le magazine américain EnlightenmentNext a publié dans son édition de Juin 2006 un numéro principalement consacré à l'œuvre de Wilber et aux divers sujets explorés dans son livre. Dans ce numéro, Carter Phipps dressait le portrait de Ken Wilber en « philosophe du Tout » dans un article dont nous avons publié la traduction française inédite. 

Dans ce même numéro, Andrew Cohen et Ken Wilber ont un entretien long et passionnant sur les différents thèmes traités dans Integral Spirituality : la spiritualité "post-métaphyique", la différence entre états de conscience et stades de développement, le rôle évolutionnaire des religions, les trois visages de Dieu, L’Ombre etc... Dans le Journal Intégral nous avons proposé la traduction inédite de ce dialogue en cinq parties correspondant chacune à un de ces thèmes. 

Nous vous proposons ci-dessous une partie de cet entretien intitulé Le Tapis Roulant où Ken Wilber évoque le rôle évolutionnaire de la religion considérée par lui comme une sorte de « tapis roulant » recueillant les croyants aux premiers stades de l’évolution culturelle (archaïque, magique et mythique) pour les acheminer progressivement vers les stades supérieurs (rationnel, pluraliste et intégral). Pour rendre compte des correspondances existant entre les grands modèles développementaux, Wilber utilise dans cet entretien aussi bien la classification « égocentrique, ethnocentrique, géocentrique et Kosmocentrique » que les mèmes colorés de la Spirale Dynamique. 

Le Tapis Roulant. Entretien entre Ken Wilber et Andrew Cohen 

Illustration de Serge Durand. Blog Foudre évolutive. Cliquez sur l'image pour voir les détails.

Ken Wilber : … Je commencerai par des statistiques concernant les stades de développement dont nous venons de parler. Et je me servirai des termes : égocentriques, ethnocentriques, géocentriques et Kosmocentriques qui sont des termes globaux pour parler d’une manière assez générale de certains stades de développement. 

Si nous regardons au niveau mondial, à peu près soixante-dix pour cent de la population se situe à un niveau de développement ethnocentrique ou plus bas. Alors il faut se demander : à qui appartiennent les idées de ces croyances ethnocentriques ? Aux religions du monde. Selon Jean Gebser, le stade ethnocentrique correspond aux croyances mythiques. Et les grandes religions du monde, parce qu’elles sont nées il y a deux ou trois mille ans, sont encore le réceptacle des composants mythiques et magiques de l’humanité. 

Cela signifie qu’elles croient que Moïse a bien ouvert la mer Rouge, que Lao Tseu avait réellement neuf cents ans à sa naissance et que Jésus est vraiment né d’une vierge biologique. Tous ces éléments sont mythiques et la religion est la seule discipline qui ait vraiment fait en sorte que les hommes et les femmes adhèrent à des éléments magiques et mythiques. 

Maintenant, c’est très bien, mais le problème c’est que dans la religion liée au stade mythique / ethnocentrique / mème bleu, on croit également que notre sauveur ou notre Dieu est le seul Dieu possible. « Il n’y a qu’un Dieu ; Son nom est Allah » etc. Et si quelqu’un ne croit pas en ce Dieu ou en son représentant, il devient essentiellement de la chair à canon. C’est un infidèle et l’on peut tuer un infidèle. Non seulement ce n’est pas un péché... 

Andrew Cohen.C : Non, on va au paradis. 

K.W : C’est une promotion professionnelle ! C’est là que réside le problème, qu’il s’agisse d’Allah, de Bouddha ou de qui que ce soit. Aum Shinrikyo, le groupe terroriste bouddhiste a mis du gaz sarin dans le réseau métropolitain de Tokyo. Cette tendance frappe donc n’importe quel croyant religieux au stade mythique de développement. Le problème est aggravé par le fait que les régions du monde qui s’identifient au stade mythique/bleu sont détenues par les religions du monde, et dès que l’on arrive à la région du monde liées au stade rationnel/orange c’est la science qui prend le relais. Et c’est cet énorme conflit ouvert entre les niveaux mythique et rationnel, bleu et orange, qui crée ce que j’appelle un couvercle de cocotte minute sur le monde. C’est un problème incroyable. 

Si l’on prend le terrorisme par exemple, chacun des actes terroristes les plus importants des trente ou quarante dernières années, inspirés par la religion, vient pratiquement sans exception de croyances liées au stade mythique / ethnocentrique / mème bleu. Et tous disent fondamentalement la même chose : « Dans le monde lié au stade rationnel / moderne / orange, il n’y aura pas de place pour ma religion ». Et donc, ils essaient de le faire exploser. 


Maintenant, toutes les formes de religion ne sont pas mythiques ou ethnocentriques. Il existe des formes rationnelles de religion, des formes pluralistes de religion, etc. Il y a par exemple des formes rationnelles ou géocentriques de christianisme qui se sont mises en place avec Vatican II, ce concile au cours duquel il a été dit : « Le christianisme n’est pas la seule voie de salut. D’autres religions peuvent l’être également ». C’est le christianisme ethnocentrique en évolution vers le christianisme géocentrique. On peut encore croire au Christ en tant que sauveur personnel, en tant qu’individu ayant eu une profonde réalisation et dont on aimerait égaler la conscience, quelqu’un qu’on aimerait voir devenir une partie vivante de notre vie. C’est tout à fait bien et légitime. 

Et si les leaders religieux pouvaient expliquer cela, s’ils disaient à leurs fidèles : « Voyez, c’est bien d’avoir cette foi fervente en Jésus, en Jéhovah, en Allah, en la Grande Déesse ou en Marie, ou en celui que vous pensez être l’unique sauveur, mais le Saint-Esprit parle de différentes manières et apparaît parfois sous différentes formes à d’autres peuples qui peuvent eux aussi trouver le salut. » Dire simplement quelque chose comme cela, à partir d’un niveau orange ou géocentrique, désamorcerait la haine du croyant envers tout autre être humain sur la planète. Et il appartient à la religion et à ses leaders de faire comprendre cela. 

Donc, le seul problème, le plus important dans le monde d’aujourd’hui, est que soixante-dix pour cent de la population est piégé à un niveau ethnocentrique ou inférieur par le conflit entre la religion et la modernité. La science et la modernité sont assises au-dessus des grandes régions qui sont le fief des religions traditionnelles. Et il y a cet énorme conflit qui empêche les gens de soustraire leur foi du niveau mythique, ethnocentrique et bleu pour l’élever jusqu’au niveau rationnel, géocentrique et orange. 

Il faut donc que les dirigeants religieux commencent à comprendre que la religion peut fonctionner comme un tapis roulant parce qu’en réalité elle recueille les gens aux stades archaïque, magique et mythique, et peut les aider à cheminer vers les stades rationnel, pluraliste, intégral et au-delà. Rappelle-toi, on part encore tous de zéro et on doit se développer à travers ces grands niveaux ou ces vagues de conscience. 

Il y aura toujours des gens qui croiront au magique et au mythique et c’est bien comme ça. Mais la religion peut fonctionner comme un tapis roulant qui les emmène dans des structures supérieures, et elle seule peut le faire. Donc cette image du tapis roulant exprime le rôle que peut avoir la religion dans le monde moderne et post-moderne, et auquel elle n’a pas encore pensé. Si elle adoptait cette façon de voir les choses, ce serait une démarche radicale et révolutionnaire.

Illustration de Jacques Ferber

A.C : Néanmoins pour que cela arrive, il faudrait que les leaders religieux eux-mêmes évoluent au moins jusqu’aux niveaux rationnels et pluralistes, voire même intégraux. Il faudrait qu’ils aient au moins une perspective géocentrique, de façon à mesurer combien ce saut évolutif serait radical et absolument nécessaire pour retirer ce couvercle de la tête de soixante-dix pour cent de la population mondiale qui pourrait alors entrer dans le monde moderne et post-moderne. On pourrait alors réellement commencer à être un seul monde, au lieu d’un ancien monde contre un monde nouveau, le monde pré-moderne combattant le monde moderne et post-moderne. 

K.W : C’est exact. Il faudrait qu’ils atteignent au moins le niveau orange... 

A.C : ... pour qu’ils commencent à mesurer la nécessité impérative d’interpréter leurs propres traditions avec plus de hauteur, non seulement pour la paix mondiale mais pour la survie même de nos espèces. 

K.W : Je ne vois pas d’autre voie. Ce qui doit arriver, dans un sens, est un mouvement de type « Vatican II » pour toutes les religions du monde, une tentative de se hisser à la hauteur du stade orange. Et bien sûr elles peuvent le faire à l’intérieur même de leurs traditions. Il y a, dans chaque grande religion, de nombreuses raisons légitimes pour passer à une compréhension au minimum géocentrique… Le tapis roulant doit vraiment fonctionner dans le monde pour déplacer des masses de gens du bleu à l’orange, du mythique au rationnel. Et dans nos cercles d’influence, la tâche est bien sûr de faire passer les gens du vert au jaune et au turquoise, du pluraliste à l’intégral. 

A.C : La tâche qui nous incombe, dans nos cercles d’influence, est de prendre ce sentiment de soi hautement évolué et individué qui est le nôtre avec son extraordinaire capacité à l’objectivité et à l’auto-réflexivité et de le libérer de sa propre auto-adoration narcissique pour qu’il embrasse un cadre hiérarchique ou, comme tu dirais, holarchique plus grand, dans un contexte évolutif ou de développement. Quand j’étais en visite en Israël, il y a quelques mois, je pensais beaucoup à tout cela. Il m’est apparu qu’à mesure que nous nous élevons à travers les stades de développement – du bleu chrétien, judaïque, islamique ou bouddhique etc... à l’orange et au vert jusqu’au deuxième tiers du spectre des niveaux de conscience et au-delà – le lieu d’identification du soi en évolution en passant du géocentrique au Kosmocentrique commence tout naturellement à se détacher de toute identité qui ne serait pas universelle. 

Il semblerait que notre identité aille de plus en plus vers une perception de soi vraiment universelle et dans un même temps s’éloigne de toute notion de soi qui ne correspondrait pas à cela, y compris l’appartenance à une tradition historique, que celle-ci soit bouddhiste, juive, chrétienne, musulmane ou autre. 

Les divers niveaux d'existence de la Spirale Dynamique

K.W : Oui. Parce qu’alors tout ce qu’il reste à transcender est ce que les bouddhistes appellent « l’esprit de lignée ». Ce qu’il faut, en fait, c’est « transcender et inclure ». On peut toujours honorer notre lignée – c’est « inclure » – mais on doit également la transcender.

A.C : Une identité Kosmocentrique telle que je l’entends, est basée sur l’éveil direct au soi authentique ou à l’impulsion évolutive qui - comme tu l’as fait remarquer - commence seulement à émerger quelque part entre un niveau géocentrique et Kosmocentrique de développement.

K.W : Et comme tu le sais, il n’y a pas encore de lignée correspondant à cela. 

A.C : C’est toute la question, car l’on s’identifie à l’impulsion créatrice en tant que telle, qui est en fin de compte la perception de soi Kosmocentrique comme elle est expérimentée le plus authentiquement. Et il n’y a pas d’identité relative pour cette partie du soi. Cela voudrait dire, par conséquent, qu’à mesure que l’humanité progresserait vers ces niveaux supérieurs– d’orange scientifique à pluraliste vert jusqu’au second tiers, et au-delà, c’est à dire en fin de compte d’une perspective géocentrique à une perspective plus Kosmocentrique – les pionniers se dissocieraient progressivement de toute identification à une lignée pour s’identifier de plus en plus à une vraie perception de soi universelle allant bien au-delà de toutes les différences relatives liées à une mythologie. Comme tu le disais justement, il y a des interprétations plus élevées, plus profondes, et plus inclusives des mythes qui viennent des grandes traditions. Je dis néanmoins que les mythes eux-mêmes devraient finir par être transcendés radicalement. Ou au moins, le besoin de s’y identifier. 

K.W : Oui. Transcender et inclure. 

(1) La France, fille aînée de l’athéisme. Xavier Théry. Causeur 

Ressources 

 Dans Le Journal Intégral : Ken Wilber, philosophe du Tout


Pour une spiritualité parachevant la modernité. Serge Durand. Carnet Philosophique

jeudi 14 mai 2015

La Conscience : Un Système Complexe en Evolution


Il n'existe rien de constant si ce n'est le changement. Bouddha

Le Professeur Allan Combs au Troisième Forum International de l’Évolution de la Conscience

Dans nos derniers billets consacrés aux modèles développementaux en général et à la Spirale Dynamique en particulier, nous évoquions le changement de paradigme dont ces modèles sont porteurs. Un changement qui correspond à l'entrée de nos sociétés dans une ère nouvelle : celle de l'information. Fondée sur la relation, le nouveau paradigme de la complexité propose une vision globale et dynamique, là où la modernité, fondée sur la séparation abstraite, poursuivait une démarche analytique, objective, réductionniste, au cœur d'une pensée technocratique à l'origine de la crise globale que nous connaissons.

Ce changement de paradigme transforme notre compréhension de la vie et de la conscience désormais conçues par la science de pointe comme des systèmes dynamiques en évolution constante et en complexité croissante. Cette nouvelle approche de la vie et de la conscience a été expliquée  par le psychologue Allan Combs, professeur émérite à l’Université de Caroline du Nord, lors de la troisième édition du Forum international de l'évolution de la conscience qui s’est tenue à Paris le 18 Octobre dernier avec pour thème : « Comprendre pour évoluer : la science de l’évolution de la conscience ». 

Le domaine de recherche d’Allan Combs est celui de la neuropsychologie, des études sur la conscience et de la théorie des systèmes. Fort de ce background, il analyse dans la vidéo ci-dessous le mouvement de complexification continue qui, de la matière à la vie, conduit à l’émergence de la conscience et à son évolution. Percevoir la continuité évolutive entre les mondes de la matière, de la vie et l'esprit, c’est comprendre comment une dynamique issue du fond des âges et du cosmos se manifeste aujourd’hui chez l’être humain à travers divers stades de développement, et ce dans tous les domaines : psychiques et spirituels, sociaux et culturels, organisationnels et technologiques. 

Au cours des cinquante dernières années, les sciences humaines ont identifiées et cartographiées ces stades évolutifs dans divers champs de la vie individuelle et collective. Cette cartographie fait apparaître la conscience comme un système dynamique auto-suffisant, émergeant, se maintenant et évoluant en interaction avec son milieu. Plutôt un flux évolutif au sein d'un milieu complexe qu'une entité fixe dans un environnement objectivé. Cette approche systémique permet de mieux comprendre pourquoi l'évolution de conscience passe aujourd'hui par un nouveau stade, celui d'une vision globale qui redonne à l’intuition et à la spiritualité une place centrale qui leur avait été déniée par la modernité abstraite. 

Une approche systémique de la conscience

Intervenants du Troisième Forum de l’Évolution de la Conscience

Co-rédacteur en chef du « Journal of Conscious Evolution » et rédacteur en chef adjoint de « Dynamical Psychology », Allan Combs est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs livres dont « Conscious Explained Better », « The Radiance of Being » et « Living the integral life » préfacé par Ken Wilber. Il est aussi le co-créateur avec Ken Wilber de la matrice Wilber-Combs, bien connue des intégralistes.

A l’instar de son ami Ervin Laszlo dont nous avons évoqué les travaux à plusieurs reprises, notamment ici, l’originalité de ses recherches réside dans une approche systémique de la conscience. A contrario d’une démarche analytique classique, l’approche systémique perçoit le phénomène qu’elle observe et étudie comme un système dynamique de relations qui maintient sa cohérence grâce à un processus d’auto-création (autpoièse), cette propriété de se produire lui-même et de se développer en interaction avec son environnement.

Il ne s’agit pas pour nous de présenter cette approche systémique de manière détaillée mais de donner quelques éléments d’informations qui permettent de replacer les propos parfois lapidaires d’Alan Combs dans le contexte du paradigme émergent. D’autres billets dont nous donnons les références dans la rubrique Ressources permettent d’explorer plus avant les concepts de système ou de complexité qui sont centraux dans l’émergence d’un nouveau paradigme. 

Dans La Déclaration d’Unité, Ervin Laszlo décrit ainsi le modèle systémique de la conscience humaine : « Je fais partie du monde. Le monde n’est pas en dehors de moi, et je ne suis pas en dehors du monde. Le monde est en moi et je suis en lui... Je fais partie de la nature et la nature fait partie de moi. Je suis ce que je suis dans ma communication et communion avec l’ensemble du vivant. Je suis un tout irréductible et cohérent avec le réseau de la vie sur la planète… Je suis plus qu’un organisme fait de peau et d’os ; mon corps, mes cellules et organes sont la manifestation de ce qui est réellement moi : un système dynamique auto-suffisant, auto-évoluant, émergeant, se maintenant et évoluant en interaction avec tout ce qui existe autour de moi. »

En 1970, le biophysicien Harold Morowitz écrivait : "Toute chose vivante est une structure dissipative, c'est à dire qu'elle ne dure pas en soi-même, mais seulement  en tant que résultat du flux continuel de l'énergie dans le système." C'est ainsi que les individus apparaissent selon lui comme "des perturbations locales dans ce flux d'énergie universel." La physique de pointe retrouve de fait le point de vue de toutes les grandes traditions spirituelles selon lesquelles les formes vivantes sont l'expression ponctuelle et phénoménale d'une énergie universelle. Ce flux d'énergie permet aux systèmes vivants de se développer au cours du temps à partir des interactions avec leurs milieux évolutifs qui déterminent des formes de plus en plus complexes.

Le paradigme de la complexité

En réaction au réductionnisme analytique qui fut au cœur de la modernité scientifique, l’approche systémique s’inscrit dans un nouveau paradigme relationnel, celui de la complexité, qu’Edgar Morin a fait connaître en France. La notion de complexité est à prendre ici dans son étymologie « cum-plectere » qui signifie « ce qui est tissé ensemble » dans un entrelacement (plexus). Le paradigme de la complexité envisage effectivement tout phénomène comme un tissu d’interrelations dont l’auto-création est assortie de propriétés émergentes qui se manifestent à travers des formes évolutives de plus en plus complexes et intégrées.

Au cœur de la complexité, la dynamique évolutive est à l'origine d'une interdépendance qui régit les relations entre tous les éléments d’un même système. Pour Joël de Rosnay : « La complexité est la grande révolution scientifique de notre temps… Désormais, les chercheurs, quelle que soit leur discipline, évoluent d’une vision analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative. » 

Dans un texte intitulé Histoires de la complexité, Marc Halévy explique la montée en complexité au cœur de l’évolution : « L'histoire de la Nature n'est que l'histoire de la complexification, de la montée en complexité. Cette histoire passe toujours par les mêmes étapes. A un niveau de complexité donné, les entités qui le peuplent, se rencontrent au gré de leur quête d'individuation et d'intégration. Des complémentarités et des antagonismes apparaissent. Des interactions se développent. Elles deviennent parfois récurrentes et stables sous forme d'interrelations. Ces interrelations se combinent en architectures plus ou moins durables qui intègrent, en un sur-système de niveau supérieur, les entités initiales. Ces sur-systèmes, parce qu'ils s'organisent à partir d'interrelations nouvelles, font émerger des propriétés radicalement nouvelles qui leur permettent d'inventer de nouveaux modes d'interactions. Et ainsi de suite, ad libitum … » 

Les Trois « Big Bangs » 


Dans la vidéo ci-dessous, Combs évoque donc l’évolution de la conscience dans son double aspect, temporel et structurel, comme la conséquence d’un mouvement évolutif de plusieurs milliards d’années qui correspond à une augmentation progressive du niveau de complexité à travers les stades de la matière et de la vie. 

En évoquant Le Grand Récit de l’Évolution, Alain Gauthier parle des trois "Big Bangs" à l'origine de la matière, de la vie et de la conscience : « Cette histoire de 13,7 milliards d’années est ponctuée par trois « Big Bangs » ou sauts qualitatifs qui sont reconnus mais largement inexpliqués par la Science. Le premier Big Bang a donné naissance à l’univers visible, à notre système solaire et aux éléments minéraux et chimiques dont nous sommes composés. Le deuxième correspond à l’apparition de la vie sur la planète, allant des organisations monocellulaires aux plantes et aux animaux dont l’évolution est inscrite en nous, notamment dans celle du fœtus et de nos systèmes vitaux. Le troisième marque l’émergence de la conscience humaine douée de capacité de réflexion, qui s’est traduite successivement par différentes cultures et structures sociales – chacune reflétant une perspective ou vision du monde différente sur la nature humaine et la vie en société. 

 Ces différentes perspectives – égocentriques, ethnocentriques, géocentriques, cosmocentriques – sont présentes ou potentielles en chacun d’entre nous, bien que l’une d’entre elle tende à prédominer à un stade de notre vie, selon notre niveau de maturité. Elles correspondent à ce qu’Albert Einstein a appelé des « cercles croissants de compassion » : moi, le groupe qui m’est familier, l’espèce humaine, tous les habitants du monde et l’ensemble de l’univers. » La Nouvelle Avant-garde. Vers un changement de culture

Les modèles développementaux en général et la Spirale Dynamique évoqués dans nos précédents billets sont des cartographies qui rendent compte des diverss stades du développement humain (cognitif, émotionnel, moral, spirituel etc...), de l'évolution culturelle (vision du monde, système de valeur) et de l'organisation sociale (politique, économique et technologique).  Une vision intégrale permet de mieux comprendre comment les champs du développement humain, de l'évolution culturelle et de l'organisation sociale évoluent de manière systémique à travers des stades d'intégration et de complexité croissante. Chaque saut évolutif d'un stade au suivant détermine un changement de paradigme qui ouvre sur une nouvelle "vision du monde".

Une cosmologie de l’émergence 

Ce grand récit généalogique montre que les termes d’évolution et de complexification sont quasi-synonymes, évoquant le même mouvement soit en termes diachroniques de temporalité, soit en termes synchroniques de structure. La complexification des systèmes s’effectuant effectivement dans une temporalité évolutive. 

En écrivant le grand récit de l’évolution, les chercheurs d’avant-garde, sur toute la planète, évoquent, selon les mots de Souleymane Bachir Diagne « une cosmologie de l’émergence » en considérant le cosmos comme un organisme vivant et créatif, émergeant de façon continue à travers un processus de complexification dont la conscience humaine est une manifestation très récente. 

Cette cosmologie de l’émergence marque la fin d’un dualisme cartésien fondé sur la séparation abstraite entre la matière et l’esprit. Elle signe le retour à l’unité organique et harmonique du cosmos et de l’anthropos, au cœur de toutes les grandes traditions. Dans le nouveau paradigme de la complexité, l’être humain est perçu comme un « évolutionnaire » c’est-à-dire un vecteur conscient et créatif de la dynamique évolutive qui anime à la fois les systèmes cosmiques et physiques, biologiques et anthropologiques. 

Deux oiseaux sur la même branche

La matrice Wilber-Combs

Cette conception de la conscience comme flux dynamique rejoint les intuitions des sagesses non duelles de l’orient qui envisageaient les deux visages, éternels et évolutionnaires, de la conscience. D’un côté, la conscience se présente comme une lumière immobile, immuable et éternelle mais de l'autre, elle est pure action et évolue sans cesse dans le monde. Ce paradoxe est célébré depuis les premiers textes sacrés. Les Vedas (écritures hindous) disaient déjà : « Deux oiseaux sur la même branche ; l’un qui goûte les fruits sucrés et l’autre qui observe ». 

Le silence apparaît comme une interface entre les deux visages de la conscience. D’où le rôle central que lui confère Alan Combs : « « Dans ce cosmos créatif dans lequel nous vivons, des évolutions fondamentales émanent du silence ». Ouverture sur le silence, la méditation permet l’émergence créatrice de processus inconscients, accélère la croissance psychologique, stimule l’inspiration, développe l’intuition et permet de s’éveiller à ce qu’Andrew Cohen nomme « l’impulse évolutionnaire ». 

Au cœur de la méditation, un lâcher prise permet de se libérer des formes habituelles et des identités fixes pour poser un regard neuf et créatif sur soi comme sur le monde. Tous les grands penseurs de l’évolution, de Bergson à Teilhard de Chardin, de Hegel à Sri Aurobindo, envisagent celle-ci comme un mouvement vers l’avant qui ouvre sur la nouveauté et l’inédit. 

Cette ouverture de la conscience permet, en transcendant les limites de l’ego, de développer son empathie et de se mettre au service des autres en donnant à la notion d’interdépendance une incarnation concrète et une traduction humanitaire, sociale ou politique. Tous les êtres humains étant interdépendants, l’évolution ou la souffrance de l’un agit sur tous les autres. Une interdépendance qui englobe tous les êtres sensibles, y compris les animaux, comme l'a dit Matthieu Ricard lors de cette même journée. 

Métanoïa 

Si nous avons pris le temps de résumer les propos d’Allan Combs et le contexte intellectuel auxquels ils se réfèrent, c’est que, dans cet entretien, l’abstraction de certains concepts, les embarras de la traduction et la tendance de l’orateur à la digression ne permettent pas toujours de suivre le fil du discours avec facilité. Il n’empêche. Cette vidéo montre l’énorme décalage pouvant exister entre les chercheurs de pointe aux États-Unis dans le domaine de la conscience et une recherche hexagonale trop souvent prise en otage par des conceptions réductionnistes et matérialistes totalement dépassées. 

Limités par cette conception abstraite, nous subissons ce terrorisme intellectuel tant que nous ne comprenons pas la dynamique évolutive à l’œuvre dans la généalogie et le développement de la conscience. En nous inscrivant dans cette généalogie évolutive, le paradigme de la complexité permet de se projeter vers de nouveaux stades de développement. Seul un tel saut évolutif et qualitatif est à même de résoudre une crise systémique qui déstabilise les équilibres fondamentaux de l'espèce humaine.

Le processus de complexification propre au cosmos et à la vie se nomme créativité pour la conscience humaine. L'être humain devient évolutionnaire dès lors que, se sachant héritier de ce processus, il y participe intimement en développant une singularité créatrice. Sur son chemin, il devra affronter les tenants d'une conception abstraite de la nature humaine, qualifiée de « paranoïaque » par Michel Mafessoli. En effet, cette abstraction fige le flux de la conscience pour en faire un instrument de domination de l'égo qui s'approprie son milieu d'évolution en le transformant en ressources à exploiter selon son intérêt, ses pulsions et ses fantasmes de toute-puissance.

L'évolutionnaire se libère de cette paranoïa dominatrice par une métanoïa, ce processus de conversion au cours duquel la conscience se reconnecte au flux évolutif de son développement. Le paradigme de la complexité met ainsi à jour la perspective d'une intégration noétique, évoquée par Teilhard de Chardin, qui est à la fois le futur de la conscience et l'expression de sa transcendance.

Allan Combs. Les deux visages de la conscience



Ressources 

Allan Combs. Site personnel

Vidéo. Adventures in the Wilber/Combs Matrix  Allan Combs 


vendredi 1 mai 2015

La Spirale Dynamique à la Première Personne


Vous ne pourrez évoluer à moins d'essayer d'accomplir quelque chose au-delà de ce que vous avez déjà réalisé. Ralph Wado Emerson


Dans nos trois derniers billets - "Charlie et la Spirale" (1)/(2)  et "Une Spirale Dynamique aux couleurs de l'évolution" - nous avons évoqué certains aspects de la Spirale Dynamique, ce modèle développemental inventé par Clare Graves et réactualisé par ses élèves Don Beck et Christopher Cowan. Ce modèle permet de décoder les diverses "Visions du monde" (worldviews) et les systèmes de valeurs qui façonnent notre réalité individuelle et collective et qui correspondent aux principales étapes de l'évolution personnelle et socio-culturelle.

Pour clore cette série, voici un texte dans lequel Jacques Ferber évoque les six premiers stades de la Spirale Dynamique en donnant chaque fois la parole à un individu-type identifié à une de ces six "visions du monde". Si cette présentation à la première personne est vivante et significative, c'est qu'elle touche la subjectivité et à la sensibilité des lecteurs bien plus que ne peut le faire une approche abstraite et platement objective. Mieux vaut cependant avoir lu les précédents billets présentant les modèles développementaux comme la Spirale Dynamique ainsi que le contexte à la fois culturel et épistémologique dans lequel ils s'inscrivent. Ceci afin de ne pas faire de contresens en lisant ce billet-ci. 

A plusieurs reprises, et notamment dans "Charlie et la Spirale", nous avons présenté la démarche de Jacque Ferber, universitaire, formateur et créateur du site Développement Intégral. Il organise régulièrement des stages de formation à la Spirale Dynamique et au modèle AQAL de Ken Wilber, deux perspectives de l'approche intégrale, cette vision globale et dynamique correspondant à la complexité évolutive de nos sociétés de l'information. Sa prochaine formation à l'approche intégrale aura lieu à Bruxelles du 29 au 31 Mai.

La Spirale Dynamique à la première personne. Jacques Ferber


Qu’est ce qui est important pour vous? Quelles sont vos valeurs? Savez-vous que votre manière de voir le monde n’est pas isolée, que beaucoup d’autres personnes partagent globalement vos conceptions sur le monde, et qu’il est possible de faire une carte de ces visions du monde? C’est justement à ce travail de cartographie que l’approche intégrale et la Spirale Dynamique ont consacré leurs efforts, afin de nous aider à mieux comprendre comment nous donnons du sens à notre vie et de mieux «voir» la base de nos réactions aux événements et aux situations que nous vivons. 

Ce que les penseurs évolutionnaires (tels que Wilber, Graves, Piaget, Gebser, Kohlberg, Erikson, Loevinger, pour ne citer que quelques un de ces pionniers) ont vu et montré c’est que ces manières de voir le monde n’étaient pas quelconque mais qu’elles suivaient une progression sous forme d’une suite de stades, se présentant dans un ordre pré-déterminé. Le stade suivant correspond à un élargissement dans la capacité d’appréhender des phénomènes plus vastes, dans un processus de type «transcende et inclut» signifiant ainsi que le stade suivant englobe ou tout du moins tente de canaliser le précédent. 

Mais comment présenter des lunettes de vision du monde? Comment chausser les lunettes d’autres manières de voir, d’autres «mindsets» (états d'esprit)  ? Dans cet article je donnerai une présentation à la 1ère personne, faisant parler un individu centré tout particulièrement à un stade donné. Bien entendu, il s’agit d’un «idéal-type» comme disent les sociologues, c’est-à-dire d’un modèle de personne, un individu pouvant présenter des variantes par rapport à cet idéal-type. Dans cet article, je me consacrerai à présenter les six premiers stades (les stades du premier cycle ou tiers). Les stades suivants sont étudiés et analysés (à la première personne ou non) dans d'autres articles.

Beige (Instinctif, Survie) 


Ce niveau de développement, bien qu’étant toujours présent dans chacun de nous, ne s’exprime que dans des conditions extrêmes, lorsque nous nous sentons directement attaqué, que l’on survit dans des situations particulièrement rudes. Dans ce cas, le langage disparaît et nous revenons à notre base presque animale, instinctive, qui nous pousse à survivre. Voici ce que pourrait exprimer un individu fonctionnant sur le mode Instinctif-Survie (Beige): 

Faim…. froid… peur… soif… fuir…. attaquer… dormir… douleur… chaleur…. 

Violet (Tribal – Magique – Fusionnel) 


Je sens tous les membres de ma tribu autour de moi. Nous sommes tous liés par le sang et nous sommes unis comme les doigts de la main. Si l’un fait défaut, c’est un autre qui vient le remplacer. Ce sont mes frères, mes cousins, ma famille. S’il y en a un qui fait une « bêtise » cela retentit sur tout les autres membres de la tribu. Les autres ne sont pas de ma famille, ce sont des étrangers et ils peuvent être dangereux. Je ne les connais pas et je n’ai rien à faire avec eux. Il n’y a rien de bon à attendre d’eux. Tout vient de ma tribu, de ma famille. 

Les anciens sont respectés chez nous parce qu’ils savent comment nous protéger des dangers. Et quand ils sont morts, on les respecte encore plus car ils nous aident à appeler les bons esprits, à recevoir les bonnes aides. Mais gare. Si on ne s’occupe pas bien de nos ancêtres, ils peuvent venir nous tourmenter, devenir des esprits mauvais. J’ai d’ailleurs très peur de ces esprits mauvais et des farces terribles qu’ils nous jouent parfois. 

Mon nom est important. Connaître le nom de quelqu’un ou quelque chose c’est avoir du pouvoir sur lui ou sur cette chose. Notre nom nous est donné par les anciens qui voient en nous ce que nous sommes. Notre nom c’est ce qui nous constitue. La nature vit avec nous. Elle est là, forte et nourricière. La terre est comme ma mère qui me nourrit. Je la vénère et lui fais des offrandes car il n’y a pas de séparation entre la nature et nous. Nous faisons partie de cette nature qui nous entoure, qui nous nourrit, qui nous protège. 


Ici, notre côté, dans notre territoire, nous sommes protégés. Plus loin, de l’autre côté, dans l’autre monde, c’est le règne des esprits et de la mort et il préférable de ne pas y aller. Tout cela je l’ai appris des anciens qui m’ont tout enseigné. J’ai peur de la nuit, j’ai peur des saisons qui passent. J’ai souvent faim. Mais la tribu est là pour me protéger et me nourrir. Maudit celui qui qui ose s’éloigner de la tribu. 

Certains de ma famille ont des pouvoirs. Ils peuvent communiquer avec les esprits, leur demander de faire des choses pour nous. Ils savent aussi les plantes que l’on peut utiliser pour se soigner. En vieillissant, j’ai appris tout ça et maintenant c’est moi qui suis le mieux placé pour protéger ma tribu. Mais aujourd’hui, je sens que je vais mourir. Je le lis sur le visage du grand arbre qui se trouve au bord de notre monde, et cela ne trompe pas, car je suis lié à cet arbre par mon nom, par ma naissance. Lui et moi ne sommes qu’un. S’il est vert et puissant, alors je suis en bonne santé, mais si ses feuilles se déchirent, c’est signe que je vais tomber malade. Il y a quelques jours, l’arbre a commencé à dépérir, et je sens que mes dernières forces m’abandonnent. Je retourne à la terre d’où je suis venu, je repars dans le ventre de la Déesse, qui enfantera d’autres enfants avec ma chair, avec mon sang. 

Rouge – (Egocentrique – Impulsif – Dominance) 


Enfant, j’ai été dominé parce que j’étais le plus faible. Mais j’ai serré les dents, je n’ai jamais pleuré ni gémi quand j’avais mal. Je n’ai pas peur de prendre des coups ni d’être blessé. Je me sens fort, vigoureux et j’aime l’excitation de la bagarre. Je ne crains personne. Tout vient de moi et de ma puissance. Je suis devenu le chef car j’ai prouvé ma bravoure au combat. Mes ennemis me craignent, les miens m’admirent et me font confiance pour les guider et les protéger. Je n’ai pas peur de la nuit et même les esprits n’osent pas m’attaquer devant ma détermination. Je préfère mourir debout plutôt que de m’agenouiller devant ces pourritures d’ennemis. Qu’ils crèvent dans le ventre de leur mère… 

Honneur, force et courage sont mes valeurs qui m’animent et me font écraser et humilier tous ceux qui viennent se mettre dans mon chemin.  Je vis comme je le veux, dans le moment présent, et j’emm… ceux que ça dérange! Je ne me soucie pas de ce qui arrivera dans 10 ans, mais maintenant ce qui est important c’est de ne pas perdre la face, et de faire ce que je veux. 

Je mène mon clan à la victoire et les autres peuples peuvent nous craindre, car s’ils ne me reconnaissent pas comme leur chef, nous les casserons, et nous violerons leurs femmes, en les humiliant dans leur défaite. Avant chaque combat, avant chaque événement important, nous pratiquons des rituels pour mettre le sort de notre côté, et nous sacrifions des animaux ou des humains, car nos dieux ont besoin de sang pour s’abreuver et nous donner notre force. Après le combat, nous faisons de grandes fêtes: nous célébrons la bravoure, la force et le plaisir de vivre en luttant. Et nous avons gagné ces femmes qui viennent nous donner du plaisir. 

Je sens qu’avec l’âge et les blessures, ma force diminue. Je vois bien dans le regard de certains qu’ils n’attendent qu’une chose, prendre ma place et m’achever. Si l’un d’eux me trahit, je le tue. Je ne dors que d’un œil la nuit pour les surveiller. Je ne laisserai ma place de chef à personne… 

Bleu – (Normatif – Hiérarchique – Devoir) 


Je suis le fils de mon père, le descendant du père de mon père, et de tous nos pères depuis le premier homme. Je fais le même métier que mon père et que le père de mon père, et mon fils fera de même. Je respecte profondément mon père comme tous ceux qui sont plus âgés que moi. Je respecte aussi toutes les personnes qui sont au dessus de moi dans la société, car c’est la Loi de l’Ordre. Médecins, notaires, juristes, professeurs, savants, prêtres, dirigeants. Ils savent et leur devoir est de diriger la masse des humbles et des modestes comme moi qui sont dans l’ignorance. Le mien est d’accomplir ma tâche avec humilité et obéissance. 

Dieu (le Seigneur, Allah, le Parti) est celui qui a créé toutes choses pour qu’elles soient et demeurent ainsi. Il a créé cela dans un acte de volonté et d’amour, et sa lumière illumine le monde. Soyons humble et remercions Sa Grâce de nous avoir créés. Malheur à celui qui se moque de Dieu ou qui ne suit pas ses préceptes. Qu’il soit châtié comme un impie, comme un infidèle, qu’il soit condamné à demeurer en enfer. Notre devoir est de le convertir, de gré ou de force, à la Vérité de Dieu, l’Unique, le Créateur. Chaque semaine, je vais prier en famille. Nous allons aussi dire au prêtre les fautes que nous avons commises. Il nous donne alors une pénitence à faire afin que nous soyons lavés de nos fautes et purifiés par la miséricorde divine. Seul Dieu pardonne. 

J’ai une maison solide, car mon père, par son travail, sa rigueur et sa discipline de vie, a bâti cette maison, à la sueur de son front. Ma mère, avait prié longuement, pour que notre maison ne soit pas brûlée, ni démolie lors d’une guerre. Et grâce Lui en soit rendue, car cette maison est toujours debout. Je crois qu’il a reconnu nos mérites, nos efforts pour agir dans le droit chemin. Je le remercie chaque soir, car, dans Sa bonté, Il nous permet de vivre convenablement. 


Je suis jeune encore, mais l’année prochaine je vais me marier à une jeune femme que nos parents ont choisi. Je ne la connais pas encore, mais je suis sûr que nous saurons bâtir un ménage, et que nous aurons de beaux et forts enfants, si Dieu le veut. Ma femme sera pure et vierge comme l’était ma mère lors de son mariage. Elle ne sera pas comme l’une de ces catins qui couchent avec le premier venu. D’ailleurs je ne le permettrai pas. 

Si ma femme, d’aventure, devait m’être infidèle, je la chasserais et la répudierais. Mais si elle m’est fidèle et qu’elle respecte mon autorité, comme une femme doit le faire, si elle s’occupe bien de la maison, si elle sait tenir son rang, je saurais lui assurer une vie convenable et digne par mon travail. Mais, tout de même, je me méfierai, car il est bien connu que les femmes sont futiles et inconstantes et qu’il faut bien les tenir.


J’apprendrai à mes enfants, et surtout à mon fils, à agir pour le Bien et à combattre le Mal, à ne pas essayer de prétendre à plus que ce que le divin lui a donné à sa naissance, et surtout à rester dans le droit chemin. Surtout, qu’il ne devienne pas comme mon frère qui s’est perdu dans le stupre et le péché. Il est parti à la ville, il a joué de l’argent, il s’est vautré dans la luxure. Mais Dieu l’a châtié, car le fils qu’il venait d’avoir est mort en bas âge. 

J’ai toujours la larme à l’œil quand j’entends notre hymne national, et je suis heureux de faire partie de mon pays. Je suis prêt éventuellement à me sacrifier si ma patrie était en danger, car c’est elle qui me nourrit, qui fait de moi ce que je suis. 

Orange (Individuel – Rationnel – Réussite) 


Je veux réussir et gagner beaucoup d’argent. Je travaille très dur pour atteindre les objectifs que je me suis fixé, et je mets en œuvre les ressources nécessaires, en fonction des contraintes humaines, techniques et organisationnelles qui ont pu être identifiées. Mes collaborateurs sont des gens très compétents, qui s’impliquent, comme moi, dans leur travail. Car nous savons que la concurrence est rude, et je préfère être du côté des gagnants. La compétition est nécessaire et inévitable et c’est grâce à la concurrence que les prix diminuent et que nous pouvons accroître notre niveau de vie et notre confort. Nous devons réussir: l’échec n’est pas une option. 

J’aime quand ma femme, qui adore la mode, porte des vêtements de marque. Les autres hommes m’envient, mais je suis tranquille car je sais que tant que je gagnerais plein d’argent elle sera avec moi. Et si elle me quitte, nous avons fait un contrat qui m’évitera de tout lui donner. Je fais un peu de jogging le dimanche matin, pour garder la forme, et ralentir le vieillissement. 

Je me tue à expliquer l’importance de l’économie et de la concurrence à tous ces jeunes étourdis, férus de nourriture bio, d’écologie, et d’économie alternative. Ils voudraient vivre d’eau pure et d’amour entre tous les peuples. Mais en attendant, ils voyagent avec des compagnies « low cost», ils ont tous leur téléphone mobile et leur ordinateur portable, et ils voudraient avoir tout cela sans avoir à travailler. Mais qui a construit ces technologies ? Ils croient peut être que ça pousse tout seul ? Au lieu de nous cracher dessus, ils devraient nous remercier de leur avoir apporter ce progrès, d’avoir supprimé la famine de nos pays, d’avoir considérablement augmenté la richesse et l’espérance de vie de chacun. Mais peut être veulent-ils revenir à l’époque de la lampe à huile et de l’eau à chercher au puits ?... En tout cas, sans moi! Je préfère finir ma vie riche et en bonne santé, plutôt que pauvre et malade. 

Comme je le dis souvent, nous ne sommes pas allés dans la Lune par des pratiques magiques, mais par des technologies modernes fondés sur des modèles mathématiques qui reflètent les lois du monde physique. Car tout peut s’expliquer. Tout a une cause, même quand on ne la voit pas encore. Il suffit de chercher un peu plus et un jour cette explication verra le jour grâce à l’expérience et la raison. Je veux que mes enfants réussissent comme je l’ai fait moi-même, et je les ai inscrit à une école privée, car je voudrais qu’ils intègrent une grand école plus tard, afin de pouvoir choisir leur métier. 

Vert (Pluraliste – Empathique – Communautaire)


Tableau de Pierre Lamalattie
Le monde va à sa perte. Entre les multinationales qui gouvernent le monde pour obtenir toujours plus de profits et les guerres qui ne cessent d’avoir lieu dans tous les pays du monde, je suis désespérée. Je vois l’américanisation grandissante, l’ultra-libéralisme et la mondialisation détruire la planète, et en particulier supprimer des cultures ancestrales merveilleuses. Entre les nouvelles technologies, les jeux vidéos hyper-violents, et la robotisation grandissante du monde, quel futur offre-t-on à nos enfants? Les droits de l’homme (et de la femme) sont partout violés dans le monde, comme le montre les rapports éloquent d’Amnesty International et cela me touche de voir toute cette haine et toute cette violence inhumaine, et toute cette souffrance…

Il faut développer les qualités de chaque individu. Il paraît qu’on n’utilise qu’une toute petite partie de nos possibilités, et je travaille au développement des miennes. Je pratique le Chi-qong et le massage ayurvédique. Je sors d’un stage de développement personnel qui porte sur l’énergétique chinoise et les soins par les plantes, et j’ai très envie d’aller faire un séjour avec un maître chaman qui vient du Pérou et qui m’a été recommandé par une amie. Je n’ai absolument plus confiance dans la médecine allopathique et je fais attention à ce que mon fils ne soit pas vacciné. 

Je pense aussi que notre environnement est très important pour notre santé physique et psychique. Je suis très sensible à l’énergie qui se dégage d’un lieu. De ce fait j’utilise les techniques du feng-shui pour aménager mon chez moi et je mange pratiquement végétarien en faisant attention de ne prendre que des légumes bio. Mais cela ne suffit pas, car on peut être contaminé par le monde environnant: le nucléraire, les radiations des fours à micro-ondes, les pesticides, les OGN, etc.. 

Je vous aime. Je sais que l’amour peut sauver le monde. En tout cas, c’est que je ressens au plus profond de mon être. Nous sommes passés dans un nouvel âge, où l’être humain peut enfin se réconcilier avec sa vraie nature. Si tous les êtres humains voulaient partager cette amour, la vie pourrait être vraiment belle, j’aime tellement partager avec vous mes ressentis, comme j’aime rencontrer des personnes venues d’autres cultures: Afrique, Asie, Océanie, Amérique, etc. Rencontrer tous ces êtres et partager un peu de leur vie est peut être ce qui me motive le plus dans ma vie. 

Je suis horrifiée par ce que les hommes ont fait aux femmes pendant tous ces siècles, et je lutte dans une association qui milite à la fois pour le droit des femmes dans le monde, pour la non-violence et contre le racisme. Car violence, racisme et sexisme vont de pair. Bien entendu, dans cette association, il n’y a pas de chef, car nous nous respectons les uns les autres. Nous prenons nos décisions de manière consensuelle et tout le monde a droit à la parole, tout le monde doit être d’accord avant qu’une décision collective soit prise.

Parfois, il peut y avoir des actes ou des paroles blessantes que nous essayons d’accompagner avec beaucoup d’empathie. Cela ne marche pas toujours, car c’est parfois difficile, mais en nous accueillant avec encore plus avec amour, en pratiquant l’écoute empathique comme dans la Communication Non Violente, je suis sûr que nous parviendrons à dépasser cette violence, et qu’ainsi l’humanité ira mieux. ( fin de "La Spirale Dynamique à la première personne" de J. Ferber.)

A Suivre...

Le mème Vert correspond à la fin du premier cycle de la Spirale Dynamique. Le mème Jaune qui le suit correspond au "second cycle" de la Spirale où se développe la capacité de saisir les diverses visions du monde comme un tout évolutif et intégré. Lire à ce sujet le billet de Jacques Ferber : "Vivre avec fluidité dans un monde complexe : le stade intégratif-adaptatif de la spirale."



Ressources

Formation : l'approche intégrale  et la Spirale Dynamique  Jacques Ferber

La Spirale Dynamique à la première personne  Jacques Ferber in Développement Intégral

Vivre avec fluidité dans un monde complexe : le stade intégratif/adaptatif (Jaune) de la Spirale in Développement Intégral

Développement intégral  Site de Jacques Ferber
 
L'approche intégrale de Ken Wilber  Par Jacques Ferber in Journal Intégral

Dans le Journal Intégral : Charlie et la Spirale (1) et (2).  Une spirale dynamique aux couleurs de l'évolution. Dans la rubrique Ressources de ces billets vous trouverez nombre de références concernant la Spirale Dynamique et l'approche intégrale. 

Les Curriculum Vitae de Pierre Lamalattie