vendredi 30 octobre 2015

Décroissance ou Barbarie


Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. Kenneth Boulding 

Dans notre précédent billet intitulé Le Syndrome de Copenhague nous évoquions la formidable hypocrisie qui préside à l’organisation de la conférence internationale sur le climat (COP 21) qui aura lieu à Paris en Décembre : on cherche à limiter le changement climatique sans remettre en question le modèle de pensée ainsi que le mode de vie et l’organisation socio-économique qui en sont à l’origine ! 

Partisan de cet oxymore qu’est le développement durable, les organisateurs de cette farce planétaire sponsorisée par les multinationales « amies du climat » marchent sur la tête : ils vident l'écologie de son caractère subversif en la considérant comme une nouvelle source de croissance alors même que la course folle à la croissance est incontestablement à l’origine du pillage des ressources de la planète. Résultat : en 23 ans de négociations, les émissions de CO2 ont augmenté de 63%. Il faut être fou (ou économiste) pour vouloir aboutir à un résultat différent en faisant toujours la même chose !...

Une telle entreprise d’enfumage est contestée par un nombre de plus en plus important d’individus et de groupes qui, face à un danger vital, veulent changer le système avant que le climat ne change de manière irréversible les conditions de vie sur la planète. Changer le système cela signifie à la fois convertir un mode de pensée technocratique en vision intégrale (à la fois systémique et dynamique) et transformer une société de marché, obsédée par la croissance, en une société "d'abondance frugale" fondée sur la convivialité.

Il n'y a pas de développement durable 

Pour promouvoir ce changement en résistant à la manipulation des consciences, le journal La Décroissance organise le 14 Novembre à Venissieux, dans la banlieue de Lyon, un Contre-sommet mondial sur la décroissance avec la présence de nombreux intervenants comme Serge Latouche, Anselm Jappe, Dany Robert-Dufour, Aurélien Bernier, Agnès Sinaï, Cédric Biagini, François Jarrige, Denis Bayon, Yannis Youloundas etc... Que du beau monde !...

Journaliste à la Décroissance et directeur de la maison d'édition Le pas de côté, Pierre Thiesset évoque ce contre-sommet dans un entretien à Limite, "revue d'écologie intégrale" qui vient de paraître et dont nous reparlerons : " Lors de ce contre-sommet, les intervenants rappelleront donc le clivage fondamental qui oppose les partisans de la décroissance aux partisans de la croissance verte. Les premiers revendiquent la sortie du capitalisme; les seconds, qui seront partout lors de la COP21 considèrent le réchauffement climatique comme une opportunité pour relancer l'économie, déverser de nouvelles technologies, ouvrir de nouveaux marché, accélérer un développement industriel qu'ils croient éternels... Plus l'ONU parle de développement durable, plus l'atmosphère est saturée de carbone, plus notre milieu se détruit. Il est temps d'ouvrir les yeux : il n'y a pas de développement durable. Il n'y a pas de croissance verte. 

Tous ceux qui veulent faire croire que l'expansion pourra se poursuivre indéfiniment et que le mode de vie des plus riches n'aura pas à être  négocié, par la grâce des énergies renouvelables, sont des bonimenteurs : même l'armée française reconnaît que d'ici vingt ans, les métaux nécessaires à cette économie soi-disant "verte" viendront à manquer. Game Over... Mais il ne faut pas se bercer d'illusion. La "société" n'a pas l'intention de démanteler le système industriel total, dans lequel nous sommes tous enfermés. Aucune force politique actuelle, aucun mouvement social d'ampleur ne portent une critique aussi radicale que la décroissance. Qui propose de s'attaquer à la dynamique du capital, au fétichisme de la marchandise, à la puissance du système technicien ? Les partis préfèrent quémander du pouvoir d'achat.

La décroissance est largement minoritaire, comme l'ont toujours été les penseurs hérétiques qui ont blasphémé contre la religion du Progrès (par exemple Jacques Ellul, Ivan Illich, Bernard Charbonneau, Günther Anders, Lewis Munford, etc.). Nous nous efforçons de maintenir les braises de cette écologie politique non inféodée, de diffuser des idées qui se situent dans la filiation des grands précurseurs. Ne serait-ce que pour notre dignité d'homme qui refusent d'assister passivement au spectacle de l'effondrement et de se taire devant les menées du capitalisme vert. Voilà pourquoi nous organisons un contre-sommet."

Un Choix Crucial

Plus précisément concernées par l'évolution des conditions de vie dans les temps à venir, les nouvelles générations ne sont pas dupes. Dans un sondage d'Odoxa pour les Presses Universitaires de France (PUF), rendu public le 29 Septembre, près de trois jeunes sur quatre de 15 à 30 ans ne croient pas au succès de la COP21 quand un sur trois estime qu'il faut "changer totalement notre mode de vie et prôner la décroissance" comme vient de le faire, à sa manière pontificale, le pape François dans sa nouvel encyclique Laudato Si'. En Juillet/Août, La Décroissance proposait un numéro spécial (ci-contre) consacré à ce Contre-sommet avec les contributions de nombreux auteurs étrangers qui permettaient de faire un très intéressant tour du monde de la décroissance où la remise en cause de l’éco-capitalisme allait de pair avec la promotion d’une "austérité révolutionnaire".

Dans ce numéro le philosophe Jean-Claude Michéa, écrivait dans un article intitulé Décroissance ou Barbarie : "Ce sont bien deux conceptions irréconciliables du « changement » (ou du « progrès ») qui s’affrontent à présent dont l’une coïncide - depuis bientôt un demi-siècle – avec la marche en avant suicidaire du capitalisme, et l’autre avec le projet d’un monde égalitaire et convivial dont l’idéal de liberté s’enracine dans le sens des limites et la décence commune. Le choix crucial, en somme, entre décroissance ou barbarie".

Dans ce même numéro Serge Latouche, professeur émérite d'économie à l'université d'Orsay, écrivait quant à lui un article intitulé : « Pourquoi la décroissance implique de sortir de l’économie ? » où il expliquait que ce choix crucial entre décroissance et barbarie nécessitait de décoloniser notre imaginaire de l’emprise économique. C’est cet article que nous vous proposons ci-dessous en vous incitant très fortement à lire ce numéro (Juillet/Août 20105) en le commandant sur le site du journal. Et pendant que vous y êtes, abonnez-vous à La Décroissance pour cheminer chaque mois sur les voies de ce que Latouche nomme une "abondance frugale" tout en déconstruisant - dans la joie de vivre - l'économisme dominant.


Pourquoi la décroissance implique de sortir de l’économie ?
Serge Latouche

La décroissance est un projet révolutionnaire, en ce sens qu’elle propose une rupture radicale avec le système en place, à savoir la société de croissance. Il s’agit une fois sortis de l’illimitation de l’économie productiviste, de construire une société d’abondance frugale ou, pour le dire comme Tim Jackson (1), de prospérité sans croissance. La première forme de rupture impliquée par le projet décroissantiste consiste à décoloniser notre imaginaire, autrement dit à sortir de la religion de la croissance et à renoncer au culte de l’économie

Évidemment, s’attaquer au dogme de la croissance économique constitue une atteinte au pouvoir des « nouveaux maîtres du monde » et, en ce sens, le projet touche les fondements de la société moderne et a des implications politiques. Toutefois, cela n’en fait pas, à strictement parler, un projet politique, en ce sens que d’une part, l’organisation de la politie, ou entité politique, qui mettrait en œuvre une politique de décroissance reste indéterminée tant dans sa forme que dans son organisation et dans son fonctionnement, et d’autre part, parce que ce projet n’intègre pas une stratégie de la « prise de pouvoir » 

En outre, la société de non-croissance n’étant pas une alternative, mais une matrice d’alternatives, elle est fondamentalement plurielle, puisqu’elle rouvre l’espace à la diversité culturelle. D'où une préférence pour un pluriversalisme plutôt que pour un universalisme toujours suspect d'occidentalocentrisme. La marche vers la société d’abondance frugale est donc envisageable à priori avec les organisations politiques les plus diverses. En revanche, elle n’est pas compatible avec l’imaginaire économique. 

Il n’y a pas de croissance alternative 

L’analyse de ce que certains ont appelé "l’école" de l’Après-développement d’où sont sortis les "partisans" de la décroissance ou "objecteurs de croissance", se distingue des analyses et des positions des autres critiques de l’économie mondialisée contemporaines (mouvement altermondialiste, mouvement anti-utilitariste ou économie solidaire) et des propositions de changement individuel comme le mouvement de la simplicité volontaire, en ce qu’elle ne situe pas le cœur du problème dans le néo ou l’ultra-libéralisme ou dans ce que Karl Polanyi appelait l’économie formelle, c’est-à-dire l’univers du marché, mais dans une logique de croissance perçue comme l’essence de l’économicité. 

En cela, le projet est radical. Il ne s’agit pas de substituer une « bonne économie » à une « mauvaise », une bonne croissance ou un bon développement à de mauvais, en les repeignant en vert, en social ou équitable, avec une dose plus ou moins forte de régulation étatique ou d’hybridation par la logique du don ou de la solidarité. Faire de la décroissance un autre paradigme de développement ou une variante de développement durable, comme le font certains commentateurs et sympathisants, en France ou à l’étranger constitue un contresens théorique. 

Le projet de la décroissance en effet, n’est ni celui d’une autre croissance, ni celui d’un autre développement (soutenable, social, vert, rouge, etc.), mais bien la construction d’une autre société. Autrement dit, ce n’est pas d’emblée non plus un projet économique, fût-ce d’une autre économie, mais un projet sociétal qui implique bien de sortir de l’économie comme réalité et comme discours impérialistes. Il s’agit donc de rompre avec les pratiques économiques concrètes, mais surtout de sortir l’économie de nos têtes, autrement dit de déséconomiser les esprits. L’impérialisme de l’économicité se manifeste dans le pan-économisme dominant ou le processus d’économisation totale du monde que relève d’une autre façon la mathématisation et quantification du social. 

Cette formule « sortir de l’économie » est généralement incomprise et pour beaucoup insupportable, car nos contemporains ont du mal à prendre conscience que l’économie est une religion. Quand nous disons que, pour parler de façon rigoureuse, nous devrions parler d’a-croissance comme on parle d’a-théisme c’est très exactement de cela qu’il s’agit. Devenir des athées de la croissance et de l’économie. 

Un logiciel toxique 

La croissance et le développement étant d’abord des croyances (comme le progrès et l’ensemble des catégories fondatrices de l’économie) avant d’être des pratiques destructrices de notre écosystème, la réalisation d’une société soutenable d' "abondance frugale" ou de "prospérité sans croissance" implique bien de décoloniser notre imaginaire pour changer vraiment le monde avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur

Cette nécessité de renoncer à un logiciel toxique concerne l’ensemble des pays de la planète, même si, concrètement, cela se traduit de façon différente pour les pays du Nord et ceux du Sud et si, le paradigme économique étant une invention occidentale, il convient de commencer la cure de désintoxication dans le Nord, sans oublier l’immensité de sa dette écologique à l’égard du reste du monde. 

Bien-sûr, comme toute société humaine, une société de décroissance devra organiser la production de sa vie, c’est-à-dire utiliser raisonnablement les ressources de son environnement et les consommer à travers de biens matériels et des services, mais un peu comme ces sociétés d’abondance de l’âge de pierre décrites par Marshall Shalins qui ne sont jamais entrées dans l’économique. "Dans les sociétés traditionnelles, écrit-il, structuralement, l'économie n'existe pas". Et l’anthropologue Louis Dumont ajoute : " Il n'y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure jusqu'au moment où nous construisons un tel objet" (Homo aequalis). 

L’organisation de la vie matérielle et spirituelle – la séparation entre les deux n’étant sans doute plus pertinente – ne se fera pas dans le corset de fer de la rareté, des besoins, du calcul économique et de l’homo œconomicus. Ces bases imaginaires de l’institution de l’économie doivent être remises en question. Comme l’avait bien vu Jean Baudrillard en son temps, « une des contradictions de la croissance est qu’elle produit en même temps des biens et des besoins, mais qu’elle ne les produit pas au même rythme » Il en résulte ce qu’il appelait "une paupérisation psychologique", un état d’insatisfaction généralisé, qui « définit la société de croissance comme le contraire d’une société d’abondance » L’abondance est mise en scène à travers le spectacle de l’extraordinaire gâchis de la société de consommation, mais la réalité vécue est celle de la frustration. 

Quand l’abondance crée la pénurie 

Les situationnistes allèrent jusqu’à remettre en question, et à juste titre, le bien-fondé des concepts de richesse et de pauvreté, de développement et de sous-développement. Contre les sociétés qui parlaient de « société d’abondance », ils rappelaient que « l’abondance, comme avenir humain, ne saurait être abondance d’objets mais abondance de situations (de la vie, de dimensions de la vie) » et que le bonheur ne naît pas de la possession des biens, mais qu’il « dépend d’une réalité globale qui n’implique pas moins que des personnages en situation : des personnes vivantes et le moment qui est leur éclairage et leur sens (leur marge de possible) ».

La soi-disant société d’abondance est surtout une société de pénurie et de rareté des choses essentielles : l’air pur, l’eau saine, les espaces verts, le logement, mais aussi le temps et bien sûr la convivialité… La frugalité retrouvée permet de reconstruire une authentique société d’abondance sur la base de ce qu’Ivan Illitch appelait la "subsistance moderne". C’est-à-dire « le mode de vie dans une économie post-industrielle au sein de laquelle les gens ont réussi à réduire leur dépendance à l’égard du marché, et y sont parvenus en protégeant – par des moyens politiques – une infrastructure dans laquelle techniques et outils servent, au premier chef, à créer des valeurs d’usage non quantifiées et non quantifiables par les fabricants professionnels de besoins. » 


En d’autres termes, il s’agit de réenchâsser le domaine de l’économique dans le social par une aufhebung (abolition/dépassement), conséquence de la mutation anthropologique nécessaire. De là s’impose l’idée qu’une société sans croissance qui soit soutenable, équitable et prospère ne peut être que frugale. La frugalité ou la sobriété retrouvée permet la prospérité pour tous grâce à l’auto-suffisance locale, l’autonomie politique décentralisée, renforcée par un protectionnisme social, écologique et culturel. 

La décolonisation de l’imaginaire économique impliquera d’autres ruptures bien concrètes. Il s’agira de fixer les règles qui encadrent et limitent le déchaînement et l’avidité des agents économiques (recherche du profit, du toujours plus) : protectionnisme écologique et social, législation du travail, limitation de la dimension des entreprises, etc. Et en premier lieu, mettre fin à la guerre économique par une déclaration de paix. L’objection de croissance est aussi une objection à l’embrigadement dans la guerre de tous contre tous par la compétition à tout prix, un refus de cette barbarie hobbesienne de l’homo homini lupus (véritable injure à la sociabilité du loup…) 

Vers une société d’abondance frugale

Depuis August Bebel, on sait bien que le libre-échange et la concurrence "libre et non faussée" ne sont que "le renard libre dans le libre poulailler", soit le protectionnisme féroce des prédateurs. La mondialisation est ce jeu de massacre (mors tua vita mia) à l’échelle planétaire. Ainsi nous sommes aujourd’hui les poules des renards chinois comme les chinois sont les poules de nos renards. 

Un pas supplémentaire serait la "démarchandisation" de ces trois marchandises fictives que sont le travail, la terre et la monnaie. On sait que Karl Polanyi voyait dans la transformation forcée en marchandises de ces trois piliers de la vie sociale, le moment fondateur du marché autorégulateur. Leur retrait du marché mondialisé marquerait le point de départ d’une réincorporation/réencastrement de l’économique dans le social. En même temps qu’une lutte contre l’esprit du capitalisme, il conviendra donc de favoriser les entreprises mixtes où l’esprit du don et la recherche de la justice tempèrent l’âpreté du marché. 

Bien sûr, à partir de l’état présent pour atteindre l' "abondance frugale", la transition implique des régulations et des hybridations et, de ce fait, les propositions concrètes des altermondialistes, des tenants de l’économie solidaire peuvent recevoir, jusqu’à un certain point, l’appui des partisans de la décroissance. Le réalisme politique (l’éthique de la responsabilité) suppose des compromis pour l’action et si la conception de l’utopie concrète de la construction d’une société de décroissance est révolutionnaire, le programme de transition pour y arriver est nécessairement réformiste

Beaucoup de propositions « alternatives » qui ne se revendiquent pas explicitement de la décroissance peuvent donc fort heureusement y trouver pleinement leur place à condition de ne pas renoncer à la rigueur théorique (l’éthique de la conviction de Max Weber) qui exclut les compromissions de la pensée. 

(1) Tim Jackson, Prospérité sans croissance, De boeck/etopia, Bruxelles, 2010. 

Ressources 

Journal La Décroissance N°121 Quand la décroissance implique de sortir de l'économie. Serge Latouche

Contre-sommet mondial sur le climat 

Entretien avec Pierre Thiesset, journaliste à La Décroissance et directeur de la maison d'édition Le pas de côté au sujet du contre-sommet : "Ne pas se taire contre les menées du capitalisme vert" Limite. Revue d'écologie intégrale.

La Décroissance permet de s'affranchir de l'impérialisme économique Entretien avec Serge Latouche. Reporterre

Pour en finir avec l’économie Serge Latouche et Anselme Jappe

France-Culture  La Décroissance 7/11/15 et 15/11/15
  
Décroissance. Vocabulaire pour une nouvelle ère  Ouvrage collectif d'auteurs internationaux

La croissance verte est une mystification absolue  Entretien avec Philippe Bihouix in Reporterre

Nous préparons la plus grande action de désobéissance pour le climat. Reporterre. Sur les mobilisations organisées par la Coalition Climat 21.

Dans le Journal Intégral : Sortir de l'économie (1) et (2)

Voir les cinq billets du Journal Intégral sous le libellé Sortir de l’économie

mardi 20 octobre 2015

Le Syndrome de Copenhague (Bis)


Changeons le système, pas le climat.


La propagande médiatique et gouvernementale est si intense qu’il faudrait être aveugle ou malentendant pour ne pas savoir que se tiendra à Paris en Décembre une conférence internationale sur le climat (COP21) dont le but est d’aboutir à un nouvel accord, applicable à tous les pays, pour maintenir le réchauffement mondial en deçà de 2°C, limite au-delà de laquelle les changements climatiques pourraient avoir un effet dévastateur sur la planète et les être humains. En Décembre 2009, la Conférence de Copenhague (COP 15) fut le dernier grand rendez-vous de ce type et se solda par un échec : alors qu’un nouvel accord international devait succéder au protocole de Kyoto, on aboutit à un accord a minima, juridiquement non contraignant, sans proposer de dates-butoirs ni d'objectifs quantitatifs. 

En Janvier 2010, alors que je commençais la rédaction du Journal Intégral, j’intitulais mon second billet Le Syndrome de Copenhague. J’y analysais cet échec comme le refus de remettre en question le modèle (économique, technocratique et culturel) dominant à l’origine du réchauffement climatique. Une réflexion résumée par une parole de Lama Denys Rinpoche : " L'écologie extérieure sans écologie intérieure n'est qu'illusion... Intérieur et extérieur sont interdépendants. Sans un changement intérieur de mentalité et de relation, vouloir un changement à l'extérieur est illusoire". 

Les mêmes causes déterminant toujours les mêmes effets, il est évident que la COP 21 sera un théâtre de dupes qui se jouera devant la planète entière, même et surtout si on affiche au dernier acte un accord cosmétique destiné à rassurer les populations tout en évitant de remettre en question les modes de vie et de pensée ayant généré la crise écologique. Fondées sur le déni des véritables enjeux de civilisation qui sont ceux d'une transformation radicale des mentalités, des sensibilités et de l'organisation socio-économique, ces grandes messes environnementales sont des rituels collectifs de magie conjuratoire chargés d'éloigner symboliquement le danger réel d'un effondrement de notre civilisation pointé par des sources de plus en plus nombreuses et convergentes. Ce théâtre d'ombre a pour but de faire perdurer l'illusion d’un changement extérieur qui pourrait se produire de manière magique et comme "par miracle" sans une réelle transformation intérieure. 

Quand l'Obs demande à Pierre Rabhi ce qu'il pense de la COP 21, celui-ci évoque : " Un rituel stupide qui laisse croire au bon peuple que les pouvoirs publics s'occupent de l'environnement. Peut-être que la COP 88 prendra enfin les mesures qui s'imposent..." Dans le contexte anesthésiant de la propagande médiatique créée autour de cet évènement, je vous propose donc de lire (ou relire) ce billet sur le syndrome de Copenhague où est affirmée la nécessité d’une approche intégrale de l’écologie qui trouve ces temps-çi des porte-paroles emblématiques comme le Pape François ou Nicolas Hulot. En reprenant dans son encyclique Laudato Si’ le concept d’écologie intégrale, le premier lui a donné récemment une visibilité planétaire. Dans "Osons" son dernier livre-manifeste,  le second écrit : " Penser écologique c'est penser intégral". 

Pour mieux comprendre le sens de cette pensée intégrale à laquelle ce blog est dédié depuis près de six ans, nous proposerons ensuite le premier billet du Journal Intégral où je définissais sa ligne éditoriale en reprenant la formule de Francis Blanche : "Face au monde qui bouge, mieux vaut penser le changement que changer le pansement". Penser le changement c'est considérer la crise écologique comme une des nombreuses manifestations d'une crise évolutive qui nécessite un saut qualitatif pour appréhender la complexité d'un monde où "tout est lié".

Le syndrome de Copenhague (06/06/10)

Victime du syndrome de Copenhague, la petite sirène est triste !... Le sommet sur le changement climatique a révélé un gouffre d'incompréhension entre des états aux intérêts divergents. A l'aune des espérances qu'il avait suscité, ce sommet accouche d'une souris rachitique. Faut-il s'en étonner ? 

Faute d'une vision globale, le sujet essentiel n'a pas été esquissé mais esquivé. Ce sujet est celui des relations entre le réchauffement climatique et les modèles - sociaux, économiques et culturels - à l'origine de la crise écologique. Car nos représentations mentales sont des modèles qui créent les modalités comportementales et culturelles à travers lesquelles, en entrant en relation avec notre milieu, nous le transformons. Les crises auxquelles nous sommes confrontées expriment l'inadaptation des modèles qui déterminent nos modes de vie. Lord Byron écrivait : " Les épines que j'ai recueillies viennent de l'arbre que j'ai planté." Ce que la sagesse des nations traduit par un proverbe fort écologique : on récolte ce que l'on sème... 

Absorbés par une sorte de transe technologique, nos contemporains ont oublié cette simple évidence, à savoir que notre environnement nous reflète. Il est le miroir de ce que nous sommes. Ce qui se passe autour de nous est aussi la manifestation de ce qui se passe en nous. Ce qui fait dire à Denys Rinpoche : " L'écologie extérieure sans écologie intérieure n'est qu'illusion... Intérieur et extérieur sont interdépendants. Sans un changement intérieur de mentalité et de relation, vouloir un changement à l'extérieur est illusoire". Comment le monde pourrait-il changer si nous ne changeons pas, d'abord et avant tout, nous-même ? Une évidence à l'origine de l'exhortation de Gandhi : "Soyez le changement que vous désirez voir dans le monde". 

Un rituel de conjuration 

L'échec du sommet de Copenhague pointe spectaculairement l'index sur le paradoxe suivant : pourquoi ces réflexions basiques sur l'interdépendance entre intériorité et environnement, accessibles à un enfant de dix ans, ne sont-elles pas au cœur de nos débats sur la crise écologique ? Sans doute trop simples et trop évidentes, elles remettent en question notre inertie, c'est à dire nos habitudes et nos intérêts, ainsi que notre conformisme, c'est à dire notre mimétisme et nos identifications. Oups !... Rien que cela !... Il est donc bien plus facile de se réfugier dans un déni généralisé qui ne fait, somme toute, que révéler notre peur panique du changement et notre nature profondément conservatrice. 

Ce déni conduit à un profond clivage : nous cherchons de manière consciente à trouver des solutions en ayant la ferme intention - inconsciente - de ne rien changer de fondamental. Ce clivage est à l'origine de ces formidables oxymores que sont le "développement durable" ou le "capitalisme vert". Comme si l'on pouvait d'une part préserver et renouveler les ressources naturelles et d'autre part avoir une stratégie de croissance fondée sur l'exploitation de ces mêmes ressources !... Formidable schizophrénie qui fait dire à Kenneth Boulding : "Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou soit un économiste". L'oxymore libéral du développement durable est une magnifique illustration, quasi surréaliste, de cet aphorisme de Lampedusa selon lequel il faut que tout change pour que rien ne change. 

Tels des médecins fascinés par les symptômes qu'ils cherchent à éradiquer - comme on cherche à casser le thermomètre qui indique la fièvre - les experts et décideurs traitent des problèmes écologiques en général, et du réchauffement climatique en particulier, avec le mode de pensée technocratique - spécialisé, objectif et fragmentaire - à l'origine même des désastres qu'ils veulent solutionner !... Dès lors les grands messes, style Sommet de Copenhague ou Grenelle de l'environnement apparaissent pour ce qu'elles sont en fait : des rituels collectifs de conjuration fondés sur le déni des véritables enjeux de civilisation qui sont ceux d'une évolution radicale des sensibilités et des mentalités. 

Servitude volontaire 


On connaissait le Syndrome de Stockholm qui désigne la propension des otages à sympathiser avec leurs ravisseurs. Stockholm n'est pas loin de Copenhague. On peut aujourd'hui parler du Syndrome de Copenhague pour désigner la propension des êtres humains à devenir les otages d'une servitude volontaire qui les rend complices des processus destructeurs de la biosphère. Grandes messes écologiques et discours ostentatoires sont autant de leurres qui visent à pointer l'accessoire pour ne pas surtout pas avoir à toucher l'essentiel. 

Il s'agit d'ériger le déni généralisé en stratégies aussi spectaculaires que dilatoires. Que tout change donc, apparemment, pour que rien ne change à cette forme de servitude volontaire qui consiste à échanger sa liberté intérieure, ses intuitions créatrices et son bien-être contre la sécurité illusoire des habitudes mortifères de vivre et de penser. Seuls certains écologiques (qualifiés de radicaux parce qu'ils vont à la racine des problèmes), des organisations non gouvernementales ou des militants altermondialistes osent poser le vrai problème : celui de la remise en question de modèles inadaptés, devenus pathogènes. 

Car le réchauffement climatique n'est qu'une des dimensions d'une crise écologique qui, elle-même, n'est qu'une dimension d'une crise globale dont les multiples expressions - économiques, énergétiques, culturelles, nucléaires, financières, géopolitiques, démographiques - posent un défi vertigineux : celui de la survie de l'espèce et, à travers elle, de la préservation d'un patrimoine évolutif de plusieurs millions d'années. 

Vision systémique 


Le déni de cette situation consiste à envisager tous ces problèmes séparément sans percevoir la dimension systémique qui les relie. Se focaliser sur les symptômes et chercher à les éradiquer à partir des modèles qui les ont générés, est encore le meilleur moyen que l'on a trouvé pour s'enfoncer plus avant dans la crise. 

L'attitude évolutionnaire consiste, quant à elle, à percevoir chacune de ces crises dans la relation dynamique qu'elle entretient avec les autres à partir de l'ensemble systémique dont elles sont, chacune, l'expression. Cet ensemble est celui d'une crise globale qui exprime, de manière objective, l'inadaptation de notre pensée à l'évolution de notre puissance technologique. 

Un tel diagnostic, et lui seul, permet d'envisager les stratégies évolutives et les modèles novateurs susceptibles de nous libérer de cette fragmentation aliénante de la pensée. Et ce n'est pas un hasard si, au moment où ces crises se font de plus en plus graves et nombreuses, apparaissent de nouvelles perspectives évolutives qui s'expriment notamment par l'émergence d'une culture intégrale et d'une intelligence collective capable de la diffuser à travers les réseaux sociaux et informatifs des technologies numériques. 

"Face au monde qui bouge, mieux vaut penser le changement que changer le pansement" !... (4/1/2010) 

Cet aphorisme de Francis Blanche exprime bien l'esprit de ce blog : proposer de nouveaux modèles pour penser le changement de civilisation que nous sommes en train de vivre, en dépassant les fausses solutions - issues de modèles à l'agonie - qui sont autant de pansements sur une jambe de bois. Car, comme le dit d’Albert Einstein : "Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré.


Tous deux hommes d'esprit, l'humoriste et le chercheur partagent, de fait, le même regard subversif qui déplace les lignes et invente de nouveaux horizons en se riant des habitudes. Partagée par les gens d'esprit, cette nécessité d'une mutation de conscience a été expliquée par Edgard Morin en 1988, il y a plus de vingt ans, dans le magazine Nouvelles Clés

" Il faut peut-être que la crise s'approfondisse, approcher plus près du désastre, pour provoquer les sursauts de la prise de conscience. Comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité ? Par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. C'est cette jonction qui fait les grands mouvements. Il faut espérer que quelque chose de cet ordre va se produire... 

La seule chose que je crois, c'est que la révolution salutaire ne pourra pas venir uniquement de l'extérieur, c'est à dire par des réformes d'institutions, par des changements économiques et politiques. La mutation viendra aussi de l'intérieur, et sans doute à deux niveaux : d'abord par ce que j'appelle la réforme de la pensée, qui consiste à penser de manière plus complexe et plus riche, plus adéquate, moins mutilée; et deuxièmement par une réintériorisation de l'existence humaine qui cessera de s'agiter dans tous les sens uniquement en fonction des conquêtes extérieures, de plus en plus artificiellement stimulées et surexcitées. 

Je mets donc comme condition à la sortie de l'agonie une réforme intérieure, dans les deux sens du terme : l'un beaucoup plus réflexif et intellectuel, l'autre beaucoup plus intériorisé, dans le sens de la vie de l'âme, pour employer ce mot entre guillemets, bien qu'il corresponde à une réalité profonde." (Entretien repris dans Nouvelles Clés n°58, Spécial : 20 ans d'entretiens visionnaires) 

Le Journal Intégral cherchera à rendre compte des avancées et obstacles rencontrés par cette réforme intérieure qui est fondée à la fois sur l'élaboration d'un nouveau mode de pensée, intégral, et sur un retour aux sources vivifiantes de l'intériorité. Parce qu'elle retrouve l'esprit au cœur de l'humain, cette réforme de la pensée replace l'homme au cœur d'une société que l'économie avait colonisée. 

Ressources

Dans Le Journal Intégral



Sous le libellé Écologie Intégrale, voir les 14 billets consacrés à ce sujet.

Osons : Plaidoyer d'un homme libre. Nicolas Hulot

Laudato Si'  Pape François

Je ne suis pas né pour augmenter le produit national brut : visite chez Pierre Rabhi L'Obs 

jeudi 8 octobre 2015

Sortir de l'Economie ? (2)


L’économie totalitaire ne prive pas le peuple de ses libertés, elle prive seulement la liberté de sa substance vivante. Raoul Vaneigem 

Si l’approche intégrale propose une nouvelle intelligibilité globale du réel, c'est  notamment en mettant en rapport les mondes intérieurs de la conscience et de la culture (subjectivité et intersubjectivité) avec leurs corrélats objectifs que sont les organisations sociales, politiques, économiques et leur infrastructure technique. Dans le billet précédent nous avons tout d'abord présenté le contexte évolutif et culturel dans lequel s’inscrivent les réflexions sur la "sortie de l’économie". Nous avons ensuite proposé la première partie de Sortir de l’économie ? , une conférence de Steeve du collectif Quelques ennemis du meilleur des mondes

Ci-dessous, la seconde partie de cette conférence déconstruit avec précision ce fondamentalisme marchand qui soumet les rapports sociaux à un fétichisme de l’abstraction à l’œuvre aussi bien dans la subjectivité individualiste que dans la culture rationaliste. La sortie de l’économie implique, comme le pensait Cornelius Castoriadis : « la création d’un nouvel imaginaire rompant radicalement avec l’imaginaire de la maîtrise rationnelle qui caractérise notre civilisation (tout en soulignant qu’il s’agit plutôt, dans les faits, d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle) ». Dans la perspective intégrale qui est la nôtre, la création de cet imaginaire est inspirée par l'accession à un nouveau stade du développement humain dans le contexte des sociétés de l'information. 


Sortir de l’économie ? Seconde Partie 

L’économie : une structure (religieuse) parmi d’autres

Toutes les sociétés possèdent une certaine structure qui se décline tant au niveau des pratiques, du comportement des individus, qu’au niveau de la culture, de l’imaginaire et donc des valeurs. Pour un philosophe comme Castoriadis, c’est même le côté imaginaire qui est fondamental puisque, pour lui, c’est dans l’imaginaire que la réalité sociale s’institue. Pour donner quelques exemples, on peut penser à la société Kwakiutl qui était structurée autour du Potlatch, ou encore aux tribus Tupi-guarani de Pierre Clastre structurées, selon lui, autour du tabou alimentaire interdisant à un chasseur de manger le gibier qu’il avait lui-même tué ; on peut aussi citer l’anthropologue David Graeber qui évoque quant à lui le cas des Lélé, en Afrique, dont la vie est structurée par les « dettes de sang », etc...

Aussi, notre société, comme toutes les autres, n’échappe pas à cette structuration autour d’un noyau fondamental. Mais alors, quel est le point nodal de notre civilisation ? L’économie bien sûr (8) ! Il suffit, de fait, d’allumer n’importe quelle radio ou mass média, pour constater que ce sont toujours les mêmes catégories économiques qui sont ressassées sans relâche : travail, emploi, marchandises, croissance, PIB etc. Notre société est, tout entière, vouée à l’économie. Pour l’économiste Serge Latouche il faut en effet comprendre, en faisant en cela référence à C. Castoriadis, "l’économique comme [une] signification imaginaire sociale structurant la modernité », ou comme « un ensemble de significations ", c’est-à-dire par « l’ensemble des valeurs et des présupposés historiques et culturels sur lesquels repose l’Occident moderne (9) ». Ainsi, en quelque sorte, l’économie a pris la place des religions aujourd’hui disparues, ou qui ne jouent plus, en tous cas, un rôle déterminant dans la structuration des pratiques sociales. Dit autrement : l’économie est notre religion ! 

Et de fait, comme pour toutes les sociétés qui ont existé, la constitution de notre société reste de type fétichiste. Les créations de l’homme finissent par s’émanciper, s’autonomiser, pour finalement apparaître devant lui comme une réalité objective qui en retour l’assujettissent. C’est le syndrome du veau d’or. Pour nous, ce ne sont plus les totems, les montagnes sacrées ou que sais-je, qui nous semblent posséder un pouvoir, mais les marchandises et donc l’argent. Marx parle ainsi du « fétichisme de la marchandise ». 

Lorsque nous payons avec une pièce de monnaie ou un billet, nous croyons que ces moyens de paiement jouissent en eux-mêmes d’une valeur. Pourtant, nous sommes ici victimes d’une illusion puisque c’est en définitive l’ensemble des individus qui, par leurs actions quotidiennes et répétées, font que ces derniers valent quelque chose. Autrement dit, c’est parce que tout le monde croit qu’un billet de 10 euros vaut 10 euros que c’est réellement le cas. Ce fétichisme n’est pas un voile permettant d’occulter une vraie réalité qui serait sous-jacente, mais c’est au contraire un « fétichisme réel » duquel découle la structure concrète de notre forme de vie. Notre société, bien loin d’être rationnelle et émancipée des religions comme les philosophes du siècle des lumières le croyaient, est donc au contraire profondément religieuse (10). 

Un fait social total

L’économie est donc un "fait social total" (Cf. M. Mauss) qui affecte tous les aspects de notre civilisation (politique, culturel, technique, etc.). Il est donc, premièrement, impossible de la réguler à partir de la sphère sociale et, deuxièmement, pas souhaitable de chercher à la corriger voire à l’améliorer. 

Premièrement : la sphère sociale n’est ni extérieure, ni hétérogène, à la sphère économique : c’est l’économie, le capitalisme, en tant que fait social total, qui est une forme de vie sociale à part entière. Marx est clair sur ce point : « le capitalisme est un rapport social ». Il est, partant, impossible de réguler l’économie en prenant appui sur la sphère sociale ou encore de ré-enchâsser celle-ci dans des rapports sociaux. L’économie induit, en effet, en elle-même, un certain type de rapport social : une collection de monades séparées qui cherchent chacune à maximiser leur petit intérêt égoïste. Les rapports sociaux n’existent pas en soi ! La division sociale/économique est une invention récente. Ces deux dimensions ont toujours étés mêlées sans que ni l’une ni l’autre n’existe en soi à proprement parler. 

Deuxièmement : il faut également prendre garde à certaines tentatives faites dans le but de conserver le concept d’économie tout en voulant lui faire intégrer les limites terrestres en internalisant, par exemple, les externalités négatives, ou, encore, en incluant le 4ème principe de la thermodynamique de Nicholas Georgescu-Roegen, ou bien, pareillement, en adoptant les « thèses » sur l’économie circulaire (11). Une telle vision des choses tombe en effet dans le piège de la critique technicienne de la société technicienne. Ce qui est reproché à l’économie n’est pas, ici, d’induire un rapport social spécifique, inédit, historiquement déterminé, mais plus prosaïquement son inefficacité : soit qu’elle comptabilise mal le rapport coût/bénéfice, ou l’épuisement des ressources soit qu’elle n’optimise pas les déchets (économie circulaire : les déchets des uns doivent devenir les intrants des autres). 

L’imaginaire, en tant que ce qui institue le social, reste inchangé : c’est toujours la rationalité calculatrice qui dicte ses choix en lieu et place de réflexions et de décisions communes. La délibération collective sur ce qu’il est bon, ou pas, de faire demeure inféodée au calcul froid et impersonnel. La structuration de la société, suivant cette optique, reste donc fondée sur une valeur technicienne. C’est une critique interne au monde tel qu’il ne va pas pour mieux le faire durer. L’économie a ainsi totalement colonisé notre imaginaire. Toutefois, cette colonisation ne s’arrête, bien évidemment, pas là puisque ce sont également toutes les pratiques sociales, nos actes quotidiens, qui sont dictés par l’économie et notamment cette activité que nous appelons le travail ! 

L’économie et le travail (Moishe Postone) 

Sortir de l'économie : quatrième de couverture.
Comme l’économie, le travail est une catégorie de pensée qui doit être replacé dans son époque. Ainsi, ce que nous entendons aujourd’hui par travail résulte d’une longue construction sociale, qui a commencée grosso modo vers le XVIIème siècle. Il n’est donc pas possible de qualifier de travail les diverses activités de nos ancêtres. Ainsi, J.P. Vernant montre-t-il qu’il est totalement fallacieux de plaquer notre concept de travail sur les diverses activités auxquelles se livraient les Grecs Anciens. « On trouve en Grèce des métiers, des activités, des tâches, on chercherait en vain le « travail » » (12). Il n’est bien sûr pas seul. Citons par exemple Dominique Méda qui reprend elle aussi cette idée dans son dernier livre Réinventer le travail

L’activité que nous nommons travail est donc historiquement spécifique à notre époque et même mieux, si l’on suit Moishe Postone, c’est précisément ce travail (sous le capitalisme) qui seul permet de caractériser notre société. Autrement dit, c’est le travail qui joue un rôle structurant pour la société capitaliste. Il remplace les rapports sociaux et agit lui-même comme une médiation sociale. Pour Postone le travail a un double caractère. Un caractère concret qui caractérise les interactions de l’homme avec la nature ; ce que le travailleur produit effectivement : du pain, etc. Et, un caractère abstrait (qui n’est pas le travail concret en général) qui lui donne une dimension sociale unique : une forme de médiatisation sociale inédite. 

Le travail est une activité socialement médiatisante, historiquement spécifique. Le travail n’est pas une activité ayant un but en soi, comme produire du pain pour sa communauté par exemple. Le contenu concret est secondaire. D’ailleurs, je suis toujours abasourdi lorsqu’à la radio, ou dans les journaux, il n’est question que d’emplois sans égard à la nature de ces emplois. Produire des bombes ou du pain, peu importe pourvu qu’il y ait du travail à donner ! La question du sens, du pourquoi, est totalement absente. Le travail, ou son produit si l’on préfère, est simplement un moyen d’acquérir le produit du travail des autres. Il médiatise les relations entre les individus et permet l’émergence d’une forme d’interdépendance inédite dans laquelle, comme le dit A. Gorz, « personne ne produit ce qu’il consomme ni ne consomme ce qu’il produit ». Le travail fonctionne comme un moyen nécessaire pour obtenir le produit des autres individus et par là entrer en relation avec eux. 

P. Lamalattie
Le travail est ainsi automédiatisant et autosymbolisant. Il n’est plus nécessaire de recourir à des conceptions du bien ou du mal, à des symboles, à la parole, ou encore à des représentations du monde pour régler la vie dans notre société, pour coordonner les différentes activités, pour donner une place, un statut, à tout un chacun. Le travail se médiatise lui-même : les produits du travail s’échangent selon leur valeur intrinsèque et non selon des rapports sociaux manifestes et non déguisés. De ce fait les anciennes cultures qui ordonnaient jadis la vie des peuples et des civilisations sont progressivement laminées et détruites. Seule demeure désormais la simple « dépense de matière cérébrale, de muscles, de nerf » (Marx) comptée en unité de temps et ce, dans une totale indifférence vis-à-vis du contenu pourvu que ça se vende !

Les conséquences de cette structuration sociale autour du travail sont nombreuses et malheureusement funestes. J’en retiendrai deux qui me semblent importantes à bien saisir :  1. L’économie n’a pas pour but de créer des valeurs d’usage mais uniquement des marchandises, dont le seul but est d’être vendues pour gagner toujours plus d’argent (13) ;  2. L’économie est un mode de socialisation axiologiquement neutre qui met en relation des individus conçus comme totalement indépendants des uns des autres, des atomes séparés les uns des autres contraints à l’échange pour vivre. 

L'effondrement écologique

Ces deux conséquences permettent en effet de rendre compte de nombreux aspects de la « crise » actuelle qui n’est pas une crise temporaire, conjoncturelle, mais bien une crise profonde de notre civilisation. En voici deux : 1) Le fait que l’activité productive ne cherche pas à satisfaire des besoins mais seulement à transformer 1 Euros en 2 Euros entraîne ipso facto la disparition de toutes limites. Il n’est en effet pas question d’arrêter de produire tel bien une fois satisfaits les besoins que celui-ci est censé remplir. Il faut toujours continuer à produire et à vendre pour pouvoir acquérir le produit du travail des autres. 

2) L’obsolescence programmée est donc une nécessité du système économique mais certainement pas la résultante des agissements de méchants industriels qui nous voudraient du mal. Que se passerait-il en effet si nos voitures, nos frigos, etc. duraient ad vitam aeternam ? Ce serait une catastrophe ! Comme il en faudrait de moins en moins, une quantité phénoménale de gens se retrouveraient au chômage. Il en est de même de la publicité qui est absolument nécessaire afin de créer toujours de nouveaux besoin, via la frustration, et donc de vendre encore d’autres marchandises.

Par ailleurs, le jeu de la concurrence, en forçant les industriels à produire des marchandises toujours moins chères, contraint également ces derniers à en produire toujours plus afin d’éviter la contraction de la masse de valeur. S’il fallait autrefois, disons, vendre 10 chemises à 10 Euros pour récupérer 100 Euros désormais ce sont 100 chemises à 1 Euros qu’il faut réussir à vendre pour récupérer autant d’argent et reproduire ainsi le cycle du capital. Les anti-productivistes proclamés devraient ainsi bien comprendre que la production pour la production ne découle pas de l’hubris, de raisons morales donc, mais bien plutôt du monde de production capitaliste.

Le repli narcissique des individus sur eux mêmes

La crise n’est pas seulement écologique mais possède également un versant anthropologique. Plusieurs auteurs ont bien vu le phénomène. Je pense ici à Christopher Lasch et à sa "Culture du narcissisme" ou encore à Dany Robert Dufour qui décrypte "L’individu qui vient", et bien sûr à Jean-Claude Michéa qui a bien montré que libéralisme économique et libéralisme culturel étaient indissociablement liés. 

Le fait que l’économie produise, outre des marchandises, des individus esseulés, contraints à échanger leurs marchandises, n’est pas neutre d’un point de vue anthropologique. Ceux-ci n’ont en effet pas besoin de discuter du bien ou du mal, ou de se soumettre aux rites et aux coutumes de leur communauté. Leur rapport se réduit à celui qu’entretiennent leurs marchandises (leur prix ou leur valeur respective). L’individu, désormais seul, n’entrevoit comme horizon que l’extension indéfinie de ses droits individuels (notamment sur le plan des mœurs) et toute limite posée, soit par la réalité, soit par les autres, devient une entrave insupportable à son désir de liberté. Ainsi, l’engagement, le lien ou le conflit avec autrui sont de plus en plus vécus comme des atteintes insupportables à la gestion hédoniste de sa petite vie. 

Notre société se retrouve donc aujourd’hui constituée d’un agrégat d’enfants capricieux toujours prêts à céder à leurs pulsions, consommatrices notamment. C’est la figure de l’adulescent qui à 40 ans regarde des dessins animés et joue sans arrêt avec des gadgets électroniques. Bref, le capitalisme produit tout sauf des adultes capables d’apprendre à refouler/sublimer leurs pulsions et donc capables de dépasser leur ego pour tenter d’édifier une société meilleure pour tous. Évidemment, il y aurait beaucoup d’autres aspects de notre société contemporaine à passer au crible. Mais, pour des raisons de temps et d’espace je m’arrêterai là.

La sortie de l'économie, c'est quoi alors ?

Les structurations des sociétés sont diverses et variées mais également soumises au passage du temps. Il est donc, théoriquement, possible de changer de structuration i.e. sortir de l’économie !  Il ne s’agit pas de donner un plan détaillé, clef en main, mais simplement de donner quelques idées générales qui permettent d’ouvrir vers d’autres possibles. La forme que prendra la société post-économique, nul ne peut la connaître à l’avance (14).

La remise en cause de la structuration de notre société par l’économie implique, on l’aura compris bien plus qu’une critique du mode de distribution, ou de la propriété des moyens de production. Outre la fin de la soumission au travail, à la croissance, cela nécessite plus fondamentalement à réfléchir et à définir de nouvelles raisons d’être, de nouveaux principes qui fonderaient de nouvelles formes de vie. Cornelius Castoriadis pensait ainsi que notre civilisation avait un besoin impérieux d’une création d’un nouvel imaginaire rompant radicalement avec l’imaginaire de la maîtrise rationnelle qui caractérise notre civilisation (tout en soulignant qu’il s’agit plutôt, dans les faits, d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle). 

1. La neutralité axiologique de l’intérêt général doit être remplacée par la recherche du bien commun. Le bien commun est de l’ordre de la valeur non du calcul privé destiné à maximiser des intérêts (comme le fait tout homo-oeconomicus). 

2. La production, la distribution, la consommation des richesses (et non de la valeur) doivent recouvrer une dimension consciente. Autrement dit passer par des « rapports sociaux manifestes ». Il s’agirait de commencer par définir nos besoins puis de réfléchir à la meilleure façon de les satisfaire. 

3. Aux individus séparés, atomisés, il faut opposer la communauté fondée sur l’engagement moral ; n’oublions pas, comme le souligne Michéa, que le mot commun vient du latin munus qui signifie charges et obligations. 

4. De la même façon que l’outil convivial chez Illich doit être porteur de sens, les transferts de biens et de services doivent avoir du sens, voire même symboliser les rapports entre les individus. Autrement dit, à côté de l’échange doivent également intervenir des transferts du type don et même, surtout à mon avis, des T3T selon la terminologie de Testart (les Transferts du troisième Type qui ne relèvent ni du don, ni de l’échange) (15). On peut ici penser à l’instauration d’une sorte de service civil par exemple. 

5. La création du concept d’économie a nécessité de séparer ce qui était souvent mélangé (le diplomatique, le religieux, etc.) pour constituer une nouvelle unité conceptuelle. A contrario la sortie de l’économie implique d’abandonner ce concept (production, distribution, consommation) dans lequel il n’y a plus de place pour les dimensions morales et spirituelles, et même tout sens. Seule la pure matérialité reste : toujours plus, toujours plus vite mais jamais pourquoi ? 

A voir ces quelques indications, on comprend aisément que les formes que peut prendre une société au-delà de l’économie sont fort diverses et nombreuses. D’ailleurs les formes de vie des sociétés pré-économiques étaient elles-mêmes très différentes. Il s’agit donc avant tout de faire preuve d’imagination et d’abandonner nos lunettes économiques pour envisager une forme de vie, si ce n’est idyllique, du moins un peu moins mutilante. De toute façon, étant donné qu’il n’existe actuellement aucun projet clef en main et encore moins de force sociale suffisante pour le mettre en œuvre, c’est sans aucun doute au niveau de l’imaginaire et de la propagation des idées qu’il faut commencer par œuvrer. 

Quoi faire alors ? : d’un point de vue plus concret, on peut commencer par remarquer que la colonisation de nos vies par l’économie n’est pas totale. Il existe au sein de notre société des ilots non-économiques : la famille, les relations entre amis par exemple. Une stratégie consisterait ainsi par commencer à défendre ces îlots en résistant et en luttant contre le système, mais aussi d’en créer de nouveaux dans lesquels il serait possible d’expérimenter de nouveaux types de cohésion sociale, pour enfin les déployer et les étendre à toute la société. Avis aux amateurs ! 

Notes 

(8) Si, à un moment donné, disons dans la période qui s’étend entre les deux guerres jusqu’à la fin des 30 glorieuses, il est compréhensible que certains auteurs aient mis l’accent sur le côté industriel, du système technicien ou encore de la rationalité étatique que rien, alors, ne semblait pouvoir arrêter, la crise de la fin des années 70 a bien montré que c’était au contraire l’économie qui était le facteur dominant. 

(9) Serge Latouche, L’invention de l’économie p.9 

(10) Et, soit dit en passant, c’est sans doute bien pire de se croire libéré des religions que de le reconnaître et d’agir en conséquence. 

(11) Pour peu que ça marche car l’activité économique est sans télos, sans but, elle est livrée a elle-même sans égard aux fins : son but est de toujours produire plus ! Quoi ? On s’en moque ! 

(12) Jean-Pierre Vernant Mythe et pensée chez les Grecs (1965) 

(13) En particulier, les marchandises ne sont pas créées pour répondre à des besoins. Par ailleurs, il n’y a pas de besoins transhistoriques et consubstantiels à l’homme (contrairement à la vulgate marxiste qui pensait que l’augmentation inexorable des forces productives conduirait à l’assouvissement de tous les besoins des hommes…). Les besoins sont toujours relatifs à une culture donnée, elle-même localisée dans l’espace et dans le temps. Au passage, il est intéressant de noter que, de ce point de vue, la définition du développement durable comme moyen d’assurer les besoins des générations futures et parfaitement dépourvue de sens… 

(14) D’ailleurs, si l’on n’y prend pas garde il se peut que la sortie de l’économie débouche sur des formes de vie peu enviables du type mafieux par exemple. 

(15) Voir, à ce sujet, Critique du don, Ed. Syllepse 2007 

Ressources

Revue en ligne  Sortir de l’économie  N° 1 à 4 

Sortir de l’économie   Quelques ennemis du meilleur des mondes.  Le livre 

Pour en finir avec l'économie  Décroissance et Critique de la Valeur. Serge Latouche / Anselm Jappe

vendredi 2 octobre 2015

Sortir de l'économie ? (1)


L'économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l'économie. Guy Debord  


La modernité est née il y a environ cinq siècles d’un processus d’abstraction qui s’est diffusé progressivement à tous les aspects de la nature humaine : conscience, culture et société. Dans le domaine de la conscience, ce processus d’abstraction a promu une rationalité qui, au cours du temps, va dégénérer en réductionnisme et en scientisme alors que, dans le domaine de la culture, il affirma l'universalité des droits de l'homme tout en générant l’individualisme et le nihilisme. Au niveau social, ce processus a été le vecteur de valeurs démocratiques tout en réduisant progressivement les rapports sociaux à des échanges marchands. 

Alors que nous abordons un autre cycle évolutif - l’ère de l’information - on assiste non seulement à l'effondrement du paradigme abstrait de la modernité à travers de nombreuses crises mais aussi à l'émergence d'un nouveau paradigme fondée sur l'idée de complexité selon laquelle "tout est lié". Les séparations abstraites issues de l'ancien paradigme sont incapables de développer la vision globale et intégrée propre à cette complexité. C'est ainsi qu'aujourd'hui une véritable insurrection des consciences s'érige contre l'hégémonie de l'abstraction en refusant la réduction de l’être humain à des mécanismes (biologiques, cérébraux ou économiques) comme elle refuse d’identifier la connaissance à une science abstraite fondée sur le déni de la vie et de la sensibilité.

Le capitalisme apparaît ainsi comme l’expression sociale de cette abstraction sous la forme de ce que Marx nomme le fétichisme de la marchandise qui remplace la dimension éthique, symbolique et qualitative des rapports humains par la dimension économique, mécanique et quantitative des échanges marchands. C’est dans le contexte de cette insurrection des consciences que nous nous intéressons au dépassement d’une (dé-)socialisation capitaliste qui inspire ces temps-ci de nombreuses réflexions sur la décroissance et la « sortie de l’économie ». En Janvier 2014, dans le cadre du "café décroissant" organisé à Bourges par les Décroisseurs Berrichons, nous avons assisté à une conférence où deux membres du collectif  Quelques ennemis du meilleur des mondes présentait Sortir de l'économie, un ouvrage qui propose une sélection de textes parus dans la revue éponyme dont les quatre numéros conçus depuis 2007 sont disponibles en ligne. 

Nous vous proposons ci-dessous le compte-rendu de cette communication où Steeve, membre de ce collectif, analyse ce "fait social total" qu’est le capitalisme en se référant au courant de la "critique de la valeur", à l’anthropologie, à la pensée de la décroissance comme à la réflexion anti-industrielle. En déconstruisant ce qui apparaît à l'opinion commune comme des évidences, ce bel effort de synthèse libère l’imaginaire de l’emprise économique pour envisager la création de nouvelles formes sociales adaptées à l’ère de l’information qui peut et doit aussi être celle des créateurs. 

Un nouveau cycle évolutif


L’approche intégrale nous enseigne qu’à chaque stade de développement traversé par les sociétés humaines, il existe une solidarité organique entre conscience, culture et société, c’est-à-dire entre un ordre symbolique (régissant les modes de subjectivation et d’intersubjectivité) et l’organisation humaine (socio-économique et technique) qui lui correspond. Ce système global - conscience/culture/société - se développe à travers le temps selon des niveaux de complexité croissants, non pas de manière linéaire et abstraite mais de façon spiralée et discontinue.

A partir des modèles de développement dont s'inspire la théorie intégrale, on constate, à un stade évolutif donné, l'effondrement du paradigme qui ne peut plus rendre compte de l'émergence d'une plus grande complexité. Un processus de régression tend alors à récapituler les stades antérieurs pour permettre à l'évolution créatrice de les intégrer dans un niveau supérieur à travers des modèles plus inclusifs. A l’entrée dans l’ère de l’information correspond une de ces crises évolutives qui nécessite de dépasser le paradigme abstrait de la modernité. De même que celui-ci a remis en question la pensée mythique propre aux dogmes religieux, nous devons aujourd'hui dépasser l'abstraction propre à la mentalité moderne pour une pensée complexe qui rend compte de l'interdépendance des phénomènes comme de leur appartenance au sein d'un ensemble intégré et de leurs relations au sein de celui-ci. 

La vision globale et évolutive propre à cette complexité nécessite le développement d’une intelligence sensible qui participe de manière intuitive et organique à son milieu d’évolution et à ses transformations. Un tel changement de paradigme a des implications dans le domaine de la conscience, de la culture et de la société. Ce sont ces dernières que nous chercherons à explorer ici à travers la réflexion sur la « sortie de l’économie » mené par le collectif Quelques ennemis du meilleur des mondes

Le pas de côté 


La maison d’édition Le Pas de côté participe de cette insurrection des consciences contre le fétichisme de l’abstraction et pour l'affirmation des valeurs de convivialité chère à Ivan Illitch. Cette association dont les éditeurs sont bénévoles propose des ouvrages inspirés par la critique du productivisme et la promotion d’une organisation sociale conviviale fondée sur la simplicité, l’entraide et l’autogestion. Le nom de cette maison fait référence à l’An 01, le fameux film de Gébé et Jacques Doillon où l’on entend le dialogue suivant : « On nous dit le bonheur c’est le progrès, faites un pas en avant. Et c’est le progrès, mais ce n’est jamais le bonheur. Alors si on faisait un pas de côté ? Si on essayait autre chose ? » 

On retrouve donc cet esprit du « pas de côté » dans le catalogue de cette jeune maison qui comprend aussi bien les œuvres d’auteurs reconnus (Léon Tolstoï : L’esclavage moderne, Aux travailleurs ; Bernard Charbonneau : Tristes campagne, Le changement ; John Ruskin : Il n’y a de richesse que la vie «Unto this last ») que des ouvrages sur les bienfaits de la vélicopédie, de la décroissance (Vincent Cheynet : Décroissance ou décadence) ou de la simplicité volontaire. La qualité et l’originalité d’une telle initiative éditoriale sont donc à soutenir en commandant ces ouvrages à votre libraire ou à l’éditeur lui-même qui refuse de passer par les mastodontes de la cyber-distribution.

Un ouvrage intitulé Sortir de l’économie a donc toute sa place dans ce catalogue où il est présenté ainsi : " Face à la « crise » omniprésente qui caractérise notre époque, de timides discours indignés préconisent taxation des flux financiers, redistribution fordiste, régulation étatique, relance de la consommation, revenu inconditionnel… Ces bonnes intentions inoffensives nous cantonnent à une remise en cause superficielle des excès du libéralisme et nous maintiennent à perpétuité dans le ventre de la baleine économique. Bien loin de ces atermoiements, quelques ennemis du meilleur des mondes fomentent une critique radicale qui secoue nos esprits endormis, saturés d’économisme. Il ne s’agit pas ici de remplacer une « mauvaise économie » par une « bonne », « alternative », « à visage humain ». Il s’agit d’arrêter de croire à cette religion de l’économie. De sortir de notre condition de rouages mutilés et interdépendants. De gripper la mégamachine qui nous broie...

En 68 il y avait ce tag dans l’amphi de la Sorbonne qui résumait bien toute la perspective de l’économisme révolutionnaire qui voulait simplement un nouveau partage du gâteau, alors que c’est la recette et le cuisinier qu’il fallait défenestrer: « On ne revendiquera rien, on ne demandera rien ! On prendra, on occupera ! » Aujourd’hui ce serait plutôt : « On ne revendiquera rien, on ne demandera rien ! On désamarrera, on s’auto-organisera ! » Il faut faire en sorte que nous n’ayons plus besoin de l’économie dans chacun de nos actes et moments existentiels, et notamment en faisant circuler dans les liens qui nous rassemblent, les réalisations de la vie autrement qu’au travers des catégories du travail, de la valeur et de l’argent. L’idée sera toujours de s’arranger pour avoir le moins possible à faire avec cette machinerie sociale, de sorte que nos vies n’apparaissent plus sur les tableaux de bord des économistes et des gestionnaires. "

Sortir de l’économie ? par Steeve 
du collectif Quelques ennemis du meilleur des mondes.

[Dans une société émancipée future] l’économie doit perdre son immanence, son autonomie, qui en faisait proprement une économie ; elle doit être supprimée comme économie. Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe. 


L’économie c’est le capitalisme

Disons-le tout de go, pour les rédacteurs du bulletin Sortir de l’économie, il n’y a pas de différence entre l’économie et le capitalisme. Aussi, le slogan « sortir de l’économie » est-il à comprendre comme « sortir du capitalisme ». Mais, allez-vous me dire : « Pourquoi avoir choisi ce slogan si, en définitive, c’est la forme de vie capitaliste qui est visée ? » L’identification de ces deux catégories ne serait-elle pas spécieuse ? 

Il y aurait ainsi une économie neutre, naturelle, qui aurait toujours existé et une forme perverse de celle-ci qui serait apparue, relativement tardivement, disons vers le XVIème siècle, à savoir le capitalisme. La sortie du capitalisme reviendrait alors, selon cette perspective, à retrouver une économie saine, durable (une économie verte, aujourd’hui dite circulaire), plus juste (avec une meilleure distribution des fruits de la croissance), etc. Il suffirait ainsi, par exemple, de libérer « l’économie réelle » de l’emprise de la méchante finance et des odieux spéculateurs, ou encore de supprimer la propriété privée des moyens de production, pour que nous soyons sauvés de l’effondrement multidimensionnel en cours. 

Le problème avec ces approches, c’est qu’elles ne traitent que des symptômes de la crise en cours et non pas la racine du mal : l’économie. Il est d’usage de qualifier ces pseudo-solutions de « critiques tronquées du capitalisme ». Or, poser la question de la sortie de l’économie permet une remise en cause beaucoup radicale de la forme de vie présente, donc une meilleure compréhension de la nature du capitalisme et partant de son abolition. 

Pourquoi ne faut-il pas distinguer économie et capitalisme ? 

Il y a, au moins, quatre raisons. Une première remarque, est le fait, qu’aujourd’hui, l’usage du terme économie, ou économique, renvoie bien au capitalisme. Ainsi, lorsque les grands médias nous parlent de crise de l’économie ou des acteurs économiques, il faut bien entendu comprendre crise du capitalisme et acteurs du capitalisme ! La crise économique actuelle relève en effet de l’incapacité, ou tout du moins de difficultés toujours plus grandes, pour le capital à se reproduire : il existe des sommes d’argent faramineuses qui ne trouvent plus à s’investir tant les taux de profits sont devenus faibles. C’est donc bien une crise du capitalisme. 

Une deuxième remarque, est que la naissance du terme économique, avec l’orthographe que nous lui connaissons aujourd’hui, est attestée dès 1546, c’est-à-dire précisément au moment où se met en place le capitalisme (1). Il s’avère donc que la forme de vie capitaliste et la catégorie économique apparaissent simultanément. 

Une troisième remarque, comme le souligne André Gorz, est que capitalisme et économie partagent la même rationalité : à savoir minimiser les coûts et maximiser les gains, rechercher l’efficacité, les gains de profits, etc. « C’est en vain qu’on chercherait à distinguer la rationalité capitaliste de la rationalité économique (2) ». Les deux catégories proposent en effet une vision technicienne du monde occultant toute dimension symbolique, ne s’occupant donc ni de morale, ni a fortiori de bien commun. 

P. Lamalattie
Enfin, l’anthropologie, postulée tant par l’économie que le capitalisme, met en scène des individus esseulés, atomisés, considérés donc hors du tissus des relations sociales tels que l’amitié, la famille, la domination de certains individus sur d’autres par exemple ; individus qui cherchent en outre, chacun dans leur coin, à assouvir leur propre intérêt égoïste sans égard pour les autres. C’est l’anthropologie pessimiste de Hobbes (« l’homme est un loup pour l’homme » disait-il) ou encore celle de Mme Tchatcher pour qui il n’y a pas de société mais seulement des individus. 

Cette vision de l’homme n’est bien sûr pas neutre, et plusieurs siècles de capitalisme et de discours économiques, ont finalement fait émerger une société dans laquelle les individus sont effectivement devenus étrangers les uns aux autres. Hobbes s’est trompé ! L’anthropologie pessimiste qu’il plaçait à l’origine de la vie sociale est, en fin de compte, notre horizon ! 

Des esprits critiques, à ce stade, pourront objecter : « Certes, l’invention du mot économique est contemporaine de la mise en place du capitalisme, mais cependant ne faudrait-il pas distinguer la pratique et la conscience de cette pratique ? Autrement dit, tel M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, les sociétés précédentes n’avaient-elles pas, de tout temps, une pratique économique sans pour autant en être avisées ? » Eh bien non ! 

Une invention tardive.

Certains anthropologues s’expriment sans ambages sur cette question. Ainsi, M. Sahlins affirme-t-il clairement dans son fameux Age de Pierre, Age d’abondance que: « Dans les sociétés traditionnelles, […] structuralement, l’économie n’existe pas. (3) ». Ou encore Louis Dumont, dans son Homo aequalis : « Il n’y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure jusqu’au moment où nous construisons un tel objet (4)

En fait, il n’est pas possible de projeter dans le passé les catégories de pensée qui sont les nôtres aujourd’hui. Pour ne prendre qu’un exemple, il n’est qu’à considérer le concept de nombre qui relève pourtant de la sphère mathématique souvent considérée comme universelle et intemporelle. Eh bien il s’avère que cette catégorie a profondément évolué au cours du temps : les nombres de Pythagore ne sont pas les nombres d’aujourd’hui ! Pour ce dernier, en effet, seuls les nombres, aujourd’hui qualifiés de naturels, avaient droit à ce titre ; un être comme la racine carré de deux ne pouvait briguer cette appellation. 

Ainsi, de même qu’il nous est impossible de plaquer notre concept de nombre pour comprendre la philosophie Pythagoricienne, les catégories de pensée de notre époque ne peuvent s’appliquer ipso facto aux réalités sociales et culturelles de tous lieux et de tous temps afin de les saisir et de les comprendre. Bref, il ne faut pas regarder le passé à travers nos lunettes. 

Tentatives de définition

Mais qu’en est-il de la catégorie économique ? Une difficulté est qu’il n’existe pas vraiment une définition claire et précise de cette catégorie. Le mot « économie » est un terme polysémique, un mot valise, qui peut désigner plusieurs choses. L’anthropologue Bernard Traimond relève ainsi dans son livre L’économie n’existe pas, 13 sens différents à ce mot selon le contexte dans lequel il est employé. Je prendrai deux définitions.

Une première définition de l’économie est de type « formel ». Il s’agit du caractère logique reliant fin et moyen. L’économie est conçue comme ce qui permet de satisfaire les besoins des hommes dans un contexte de rareté. Il s’agit donc de viser à l’efficacité, d’économiser les ressources et les efforts, en vue de faire face à l’insuffisance des moyens. En anthropologie ce courant de pensée est appelé formalisme. Le problème, avec cette définition, c’est que les sociétés primitives, ne sont pas, le plus souvent, des sociétés de manque et de pénurie mais, bien au contraire, comme l’a montré Marshal Sahlins, des sociétés d’abondance. 

Le temps dédié aux activités, disons productives, y est en effet très inférieur au temps que nous, hommes modernes, y consacrons. Disposer de quoi se nourrir, se loger, etc. n’y était pas un problème. On constate même souvent que ces sociétés, en faisant des offrandes aux dieux ou de grandes fêtes collectives, dilapidaient, plus que de raison, une grande quantité de leurs ressources et adoptaient donc un comportement que l’on pourrait qualifier d’anti-économique. 


Une deuxième définition, issue du Larousse, est la suivante : « Ensemble des activités d'une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses. » Admettre, selon cette définition, que l’économie a de tout temps existé prête le flanc à, au moins, deux critiques. 

La première, c’est que pendant très longtemps les sociétés humaines se sont totalement désintéressées des richesses matérielles. Comme Alain Testart, le démontre avec une érudition impressionnante (5), les sociétés ne sont devenues chrématiques, c'est-à-dire on fait une place à la richesse matérielle, qu’à la toute fin du paléolithique supérieure. Dans ces sociétés, le prix de la fiancée par exemple y était payé en nature, c’est-à-dire que le « marié » devait assurer, pendant toute sa vie, certains services à sa belle-mère, ou autres ayant-droits (c’est typiquement ce qui se passe pour les aborigènes australiens) ; dans les sociétés chrématiques, au contraire, l’usage de monnaies, donc de bien matériels, permettait de se libérer d’une telle contrainte. Mais cela ne survient que tardivement dans l’histoire humaine (6). 

La seconde, c’est que la réunification, la combinaison, de ces activités spécifiques en une seule et même unité conceptuelle (l’économie donc) ne va pas de soi (7). En fait, ces activités n’étaient aucunement séparées des autres dimensions de l’existence comme le religieux, les relations de parenté ou des liens diplomatiques avec d’autres peuples. Ainsi pécher un poisson pouvait être également perçu comme un acte religieux mettant l’homme en contact avec certaines forces transcendantes, ou bien la distribution de nourriture était liée aux statuts des individus dans la communauté (chacun recevant une partie de l’animal chassé selon son sexe, sa classe d’âge, etc.). 

Les activités des hommes n’étaient pas réduites à leurs seules dimensions matérielles et comptables, mais faisaient un tout à part entière. Il était dès lors impossible d’isoler ces activités et d’y penser « à part », et cela, nous dit Moses Finley, « à cause de la structure même de leur société ». 

A suivre… 

Notes 

(1) Il faut toutefois noter que chez le physiocrate Quesnay, ou encore chez A. Smith, qui sont parmi les premiers à utiliser le vocable économie, la sphère économique n’était pas conçue comme séparée du reste de la société ; elle n’est pas encore autonomisée.

(2) A Gorz, Métamorphose du travail p. 154. (3) (p.118 Ed 1976). (4) (p. 33 Ed 1977). 

(5) Dans Avant l’histoire, Ed. Gallimard 2012 

(6) Au passage, il est également intéressant de noter que cette considération discrédite toute tentative de retro-projeter une vision de l’économie comme « science des richesses » comme celle-ci était souvent définie vers le XVIIIème siècle. 

(7) Sur ce sujet on peut, par exemple, consulter avec profit (sic !) Moses Finley et son Économie antique ou encore J-M. Servet dans Les monnaies du lien. 

Ressources 


Sortir de l’économie  Les quatre numéros de la revue en ligne 

Sortir de l’économie  Quelques ennemis du meilleur des mondes. Le livre

Les Décroisseurs Berrichons

Pour en finir avec l'économie Décroissance et Critique de la Valeur. Serge Latouche et Anselm Jappe

Dans le billet Devoir de Vacance du Journal Intégral, la rubrique Ressources propose une netographie des textes sur la sortie de l'économie et notamment ceux de la "Critique de la valeur".

Dans Le Journal Intégral : Un paradigme post-capitaliste. Le fondamentalisme marchand. Une crise évolutive (2) : sortir de l'économie.