jeudi 18 février 2016

Penser la Barbarie (3) Théorie d'une Catastrophe


Étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait. Victor Hugo


Dans les deux précédents billets de cette série intitulée Penser la Barbarie, nous avons évoqué l’œuvre du philosophe Michel Henry qui, à partir d’une "phénoménologie de la vie", critique de manière radicale l’hégémonie de la technoscience comme processus d’abstraction totalitaire conduisant à la négation de la sensibilité et de la vie. Un tel processus concerne toutes les dimensions - intérieures et extérieures, individuelles et collectives - de l’homme contemporain. C’est ainsi que Michel Henry, poursuivant sa réflexion, propose une interprétation phénoménologique de l’économie qui débouche sur la Théorie d’une Catastrophe, sous-titre de son ouvrage intitulé Du communisme au capitalisme paru en 1990 juste après la chute du mur de Berlin. 

Le résumé de ce livre qui, dans un premier temps, devait s’intituler "La mort aux deux visages" commence ainsi : « L’effondrement des régimes dits socialistes ne fournit ici que le point de départ de l’analyse, aujourd’hui prophétique, des raisons métahistoriques de la crise qui est vouée à frapper durablement l’économie mondiale. Fort de sa grande étude sur Marx, Michel Henry dénonce la faillite de tout régime qui contrevient aux lois de la vie, c’est-à-dire de l’individu… L’introduction expose le thème de l’essai : l’origine identique, en dépit des différences politiques, de l’échec des régimes de l’Est dû à une organisation rationnelle de l’activité humaine qui a abaissé l’individu et de celui, imminent, du libéralisme fondé à des fins de profit sur la force de travail, car il a lui aussi remplacé progressivement l’individu par un système d’abstractions : valeur, capital, intérêt etc. Des deux côtés, ce sont des lois mortifères qui régissent le monde. » 

C’est dans la continuité de cette réflexion que s’inscrit la conférence intitulée Penser philosophiquement l’argent, prononcée en 1992 au Troisième Forum Le Monde/Le Mans. Avant de proposer le texte de cette conférence dans notre prochain billet, nous évoquerons la critique phénoménologique de l'économie que Michel Henry développe à partir du primat de la subjectivité individuelle. Nous mettrons en perspective cette pensée originale avec le profond renouveau d'une critique sociale qui déconstruit les principales formes de la société marchande que sont la valeur, le travail, l'argent ou le fétichisme de la marchandise pour envisager une "sortie de l'économie" c'est à dire la libération de l'emprise qu'exerce l'abstraction économique tant sur la subjectivité que les relations sociales.

Si l'œuvre de Michel Herny peut inspirer aujourd’hui une pensée intégrale c’est qu’elle associe avec beaucoup de profondeur les critiques culturelles, sociales et anthropologiques : critique culturelle à travers son analyse de la barbarie techno-scientiste, critique sociale à travers sa déconstruction de l'économisme dominant et critique anthropologique à travers sa restauration de la subjectivité et de la sensibilité comme fondements de l’individuation. La cohérence systémique de ces trois critiques permet de comprendre en profondeur et de manière globale les origines de la crise évolutive que nous vivons tout en envisageant le saut évolutif qui nous permettra de la dépasser. Dans un entretien récent, Jean-Claude Michéa évoque la "période de catastrophes" dans laquelle nous sommes et qui correspond, selon lui, à la phase finale du capitalisme. Un effondrement du vieux monde qui permet d'imaginer et d'inventer de nouvelles formes politiques fondées sur la "sortie de l'économie".

Impasse du capitalisme 

Si la pensée de Michel Henry est visionnaire c'est que, d’une part, sa "Théorie d’une catastrophe" a anticipé la crise globale du capitalisme et que, d’autre part, sa critique de l'économie politique rejoint celle d’autres auteurs, venus d’horizons géographiques et culturels différents, dans un courant de pensée qui apparaît à la fin des années 80 comme une forme radicale de critique sociale ouvrant sur ce nouvel horizon d’émancipation qu'est la "sortie de l'économie" à laquelle nous avons consacré plusieurs billets.

Dans Du communisme au capitalisme, Michel Henry analyse notamment la double dénaturation opérée par le système capitaliste et présentée ainsi dans le résumé de cet ouvrage : « La première vient d’une impossibilité principielle, la rémunération adéquate du produit du travail, car l’investissement subjectif dans une besogne donnée, sa pénibilité, varie selon les individus, c’est-à-dire que cette force de travail échappe à toute évaluation. Aporie analysée par Michel Henry dans Marx II. D’autre part, le troc d’antan a été remplacé par un équivalent objectif abstrait, l’argent, valeur d’échange à l’état pur, idéalité économique qui permet la dissimulation d’une inégalité : dans l’échange du capital investi dans la production pour rémunérer le travail, le capitalisme tire sa richesse de l’exploitation, non payée et inavouée d’un sur-travail, source réelle de la plus-value, tout le processus économique reposant sur le travail. 

La vie des individus ne sert qu’à produire de l’argent, elle est éliminée au profit du développement illimité de la productivité. Or produire de l’argent est démettre le procès réel de sa finalité vitale. De plus la subversion actuelle vient de la mutation structurale de la production sous l’effet de la technique. Le procès économique est enrayé, il y a pléthore de biens, sans argent pour les acheter. D’où chômage, paupérisation, énergie inemployée génératrice d’angoisse. Le capitalisme qui a perdu sa référence majeure à la vie entre dès lors dans une crise permanente. » 

Penser philosophiquement l’argent 

On sait que pour échapper à cette crise structurelle, le système n’a trouvé comme solution depuis plus de trente ans que l’accroissement exponentiel d’un "capital fictif" indexé sur les futurs profits envisagés, et alimenté par l’énorme développement des marchés financiers et de bulles spéculatives qui éclatent régulièrement. Totalement déconnecté de l'économie concrète, un tel processus de financiarisation devenu fou annonce la "phase finale du capitalisme" évoquée par Jean-Claude Michéa dans un entretien récent dont nous proposerons un extrait ci-dessous.

C’est dans le contexte de sa réflexion philosophique sur l’économie que Michel Henry explique l’origine et le rôle de l’argent dans la conférence intitulée Penser philosophiquement l’argent. L’analyse phénoménologique de l’argent permet de mesurer l’écart irréductible qui existe entre le travail vivant d’une subjectivité individuelle, créatrice d’une valeur d’usage, et la mesure du temps de travail qui va déterminer de manière abstraite la valeur d’échange au cœur de l’économie marchande. Cette valeur d’échange va s’autonomiser sous la forme de l’argent et le capitalisme ne visera plus à produire des marchandises mais de l’argent à travers la production et l’échange des marchandises. 

« Il faut donc vendre tout de suite, mais cet impératif se heurte à la contingence de la vente, c’est-à-dire à l’extériorité de l’argent par rapport à la marchandise, qui exprime elle-même l’extériorité de la valeur d’échange par rapport à la valeur d’usage, qui exprime elle-même l’extériorité du travail social par rapport au travail vivant, leur dédoublement, qui n’est autre que la genèse transcendantale de l’argent et de l’économie en général. » 

Quand l'abstraction économique domine la vie concrète en mettant hors-jeu la subjectivité, la relation vivante entre les hommes se transforme en échange marchand entre des choses mortes. Cette inversion du rapport entre sujet et objet constitue ce que Marx nomme le "fétichisme de la marchandise". Celui-ci correspond sur le plan social à ce qu’est, au plan cognitif, le fétichisme de l’abstraction analysé par Michel Henry dans sa critique de la barbarie techno-scientiste. 

Marxiens contre Marxistes

Karl (Charles) Marx (1818-1883)

Alimentée par la lecture de l’œuvre de Marx à laquelle il a consacré deux ouvrages, l’interprétation phénoménologique de l’économie proposée par Michel Henry se démarque totalement d’un marxisme qui représente pour lui, selon une formule devenue fameuse, "la somme des contresens qui ont été faits sur Marx". En effet écrit-il "l’erreur de la plupart des commentateurs de Marx a été de faire de l’économie la réalité alors que Marx n’a cessé d’affirmer que celle-ci n’était qu’une abstraction... Dire, comme les marxistes ou comme les économistes en général, que l’économie constitue le fond de la réalité et ainsi des sociétés, c’est, du point de vue de Marx, l’affirmation la plus absurde qui se puisse concevoir. L’économie n’est pas la réalité, mais son double irréel et, comme tel, fantastique… La sphère économique ne saurait être pensée sans référence à la vie : c’est la vie subjective qui doit déterminer l’intelligibilité de l’économique et jamais l’inverse". Michel Henry en tire cette conclusion :

"La pensée de Marx n’a aucun rapport avec le marxisme, si ce n’est celui de le contredire terme à terme et d’en constituer ainsi avant l’heure la critique la plus radicale qui sera jamais prononcée contre lui.

La pensée de Michel Henry anticipe et rejoint de manière étonnante, sans qu’il en ait connaissance, « un nouveau courant théorique qui apparaît au tournant des années 1986-1987, quand dans des versions peu différentes et chez plusieurs auteurs à différents endroits de la planète, on voit la publication de nouvelles thèses assez proches dans leurs résultats » (Wikipédia). Qualifié de "marxien", ce courant regroupe des penseurs qui non seulement n’adhèrent pas à la vulgate marxiste mais qui la combattent tout en se réclamant de la réflexion philosophique d'un Marx "ésotérique" qui permet de déconstruire les catégories centrales de l’économie politique. 

Outre des personnalités aussi diverses que Jacques Ellul, Cornelius Castoriadis, Guy Debord, Daniel Guérin ou Jean-Marie Vincent en France, Moishe Postone aux Etats-Unis, ce courant informel se retrouve en Allemagne avec le mouvement de la Critique de la Valeur autour des œuvres de Robert Kurz, Anselm Jappe, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Ernst Lohoff dont on retrouve les contributions dans les revues Krisis et Exit ! Ceux qui désirent plus d'informations sur ce courant marxien et ses divers contributeurs peuvent se référer à l’article Wikipédia qui lui est consacré ici

Critique de la valeur 


Dans des billets intitulés Devoir de Vacance, Sortir de l’économie (1) et (2), Décroissance ou barbarie, nous avons-nous-même évoqué la Critique de la valeur qui renouvelle de manière radicale la critique sociale en déconstruisant ces formes spécifiques de la société marchande que sont la valeur, le travail, l’argent et le fétichisme de la marchandise. On ne saurait trop conseiller aux lecteurs du Journal Intégral de s’intéresser à ces analyses - auxquelles se sont référées des auteurs français comme André Gorz et Jean-Claude Michéa - qui permettent de comprendre la crise globale du capitalisme tout en envisageant le saut évolutif vers une indispensable "sortie de l’économie". 

Déjà, au début des années 1980, André Gorz évoquait cette crise dans un entretien : « En ce qui concerne la crise économique mondiale, nous sommes au début d’un processus long qui durera encore des décennies. Le pire est encore devant nous, c’est-à-dire l’effondrement financier de grandes banques, et vraisemblablement aussi d’États. Ces effondrements, ou les moyens mis en œuvre pour les éviter, ne feront qu’approfondir la crise des sociétés et des valeurs encore dominantes… Pour éviter tout malentendu : je ne souhaite pas l’aggravation de la crise et l’effondrement financier pour améliorer les chances d’une mutation de la société, au contraire: c’est parce que les choses ne peuvent pas continuer comme ça et que nous allons vers de rudes épreuves qu’il nous faut réfléchir sérieusement à des alternatives radicales à ce qui existe.» (André Gorz, un penseur pour le XXIème siècle.)

De la folie spéculative des années 90 au krach boursier dû à l’éclatement de la bulle internet en 2001, de la grande crise mondiale de 2008 à l'instabilité chaotique du système financier aujourd’hui, les faits ont donné raison à André Gorz comme à Michel Henry dont la pensée s’est révélée visionnaire. Dans le sillage de cette déconstruction de l'économisme dominant, Norbert Trenkle et Ernst Lohoff de la revue Krisis, co-auteur avec Robert Kurz du fameux Manifeste contre le travail, analysent dans La Grande Dévalorisation « l’énorme gonflement des marchés financiers au cours des trois dernières décennies comme une conséquence de la crise structurelle fondamentale du mode de production capitaliste, dont l’origine remonte aux années 1970. 

La troisième révolution industrielle qui se met en place alors entraîne une éviction accélérée de la force de travail hors de la production, sapant ainsi les bases de toute valorisation du capital au sein de "l’économie réelle". La crise structurelle de la valorisation du capital n’a pu jusqu’ici être ajournée qu’en ayant massivement recours à l’anticipation, le pari sur la valeur future prenant la forme du crédit et de la spéculation. Aujourd’hui, l’accumulation de "capital fictif" trouve ses limites, car les anciennes créances accumulées ne peuvent plus être "honorées" ». 

La période des catastrophes 


Inspiré par les analyses théoriques développées par la Critique de la valeur, Jean-Claude Michéa évoque la phase finale du capitalisme dans un entretien donné à la "Repubblica" en décembre et traduit en français par l’Obs sous un titre évocateur et très "henryen" : "Nous entrons dans la période des catastrophes". Cette période historique dans laquelle nous entrons se manifeste effectivement à travers une série de catastrophes morales, culturelles, écologiques, économiques et financières annoncées et anticipées par Michel Henry aussi bien dans La barbarie que dans sa Théorie d’une catastrophe (Du communisme au capitalisme). 

Selon Jean-Claude Michéa : « La phase finale du capitalisme – écrivait Rosa Luxemburg en 1913 – se traduira par "une période de catastrophes". On ne saurait mieux définir l’époque dans laquelle nous entrons. Catastrophe morale et culturelle, parce qu’aucune communauté ne peut se maintenir durablement sur la seule base du "chacun pour soi" et de l’"intérêt bien compris". Catastrophe écologique, parce que l’idée d’une croissance matérielle infinie dans un monde fini est bien l’utopie la plus folle qu’un esprit humain ait jamais conçue (et cela sans même parler des effets de cette croissance sur le climat ou la santé). 

Catastrophe économique et financière, parce que l’accumulation mondialisée du capital (ou, si l’on préfère, la «croissance») est en train de se heurter à ce que Marx appelait sa «borne interne». A savoir la contradiction qui existe entre le fait que la source de toute valeur ajoutée – et donc de tout profit – est le travail vivant, et la tendance contraire du capital, sous l’effet de la concurrence mondiale, à accroître sa productivité en remplaçant sans cesse ce travail vivant par des machines, des logiciels et des robots (le fait que les «industries du futur» ne créent proportionnellement que peu d’emplois confirme amplement l’analyse de Marx ). 

Les «néo-libéraux» ont cru un temps pouvoir surmonter cette contradiction en imaginant – au début des années 1980 – une forme de croissance dont l’industrie financière, une fois dérégulée, pourrait désormais constituer le moteur principal. Le résultat, c’est que le volume de la capitalisation boursière mondiale est déjà, aujourd’hui, plus de vingt fois supérieure au PIB planétaire ! Autant dire que le «problème de la dette» est devenu définitivement insoluble (même en poussant les politiques d’austérité jusqu’au rétablissement de l’esclavage) et que nous avons devant nous la plus grande bulle spéculative de l’histoire, qu’aucun progrès de l’«économie réelle» ne pourra plus, à terme, empêcher d’éclater. On se dirige donc à grands pas vers cette limite historique où, selon la formule célèbre de Rousseau, "le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être".»

Certains pourraient juger que les propos de Jean-Claude Michéa sont ceux d'un idéologue cryptomarxien totalement étranger aux réalités concrètes  de la vie économique. A ceux-là on répondra qu'une chaîne grand public comme France 2 vient de consacrer Mercredi 3 janvier une séquence de son journal du soir à l'imminence d'un krach boursier en 2016 bien plus grave qu'en 2008 ! Il n'est qu'à taper "krach boursier 2016" sur Google pour voir le nombre impressionnant d'articles consacrés à ce sujet. Il n'est qu'à voir ces temps-ci l'extrême volatilité des marchés financiers et leur comportement totalement erratique qui sont les conséquences de bulles monétaires créées par les banques centrales actionnant la planche à billet pour maintenir la fiction d'une croissance économique.  

Selon l'économiste Patrick Artus, co-auteur de La folie des banques centrales. Pourquoi la prochaine crise sera pire : " Il faut bien comprendre que la liquidité mondiale, la monnaie créée par les banques centrales, représente près de 30 % du PIB mondial, soit environ 20.000 milliards de dollars contre 6% à la fin des années 90. Or lorsque l'argent ne coûte rien, comme c'est le cas aujourd'hui, on ne peut faire que des bêtises et former des bulles qui finiront inévitablement par exploser. " (Libération 11/02/16). Le problème n'est pas tant de savoir si "la plus grande bulle spéculative de l'histoire" va éclater mais quand, comment et avec quelles conséquences. Éviter le catastrophisme c'est comprendre la dynamique qui préside à la catastrophe en considérant cette dernière comme le ferment d'une possible métamorphose.

De la catastrophe à la métamorphose ? 


Soit la catastrophe annoncée nous conduira vers un chaos aux conséquences sociales et géopolitiques proprement inimaginables, soit - si nous savons nous mobiliser à temps - le franchissement de la limite historique évoquée par J.C Michéa peut être la conséquence d'un saut évolutif annoncé aussi bien par les modèles du développement humain que par des penseurs inspirés. En ce sens, la catastrophe évoquée par Henry, Gorz ou Michéa peut devenir le premier acte d’une métamorphose qui modifiera tant notre manière d’être et de penser que notre type d’organisation sociale. Un tel saut qualitatif implique une "sortie de l’économie" c’est-à-dire la fin du diktat de l’abstraction économique sur la vie sensible et subjective.

L'heure est venue d'entendre l'avertissement donné par André Gorz il y a quarante ans dans "Écologie et Liberté" : " L'utopie ne consiste pas aujourd'hui à préconiser le bien-être par la décroissance et la subversion de l'actuel mode de vie; l'utopie consiste à croire que la croissance de la production sociale peut apporter le mieux-être et qu'elle est matériellement possible."  Il poursuivait cette réflexion dix ans plus tard dans "Les Chemins du paradis" : « Il est des époques où, parce que l’ordre se disloque, ne laissant subsister que ses contraintes vidées de sens, le réalisme ne consiste plus à vouloir gérer ce qui existe mais à imaginer, anticiper, amorcer les transformations fondamentales dont la possibilité est inscrite dans les mutations en cours.» 

Tous ceux qui ressentent la nécessité impérieuse de ce saut évolutif peuvent s’inspirer des analyses visionnaires de Michel Henry. Dans la perspective intégrale qui est la nôtre, l’intérêt et l’originalité de sa réflexion phénoménologique est de proposer une critique à la fois culturelle, sociale et anthropologique. Son analyse de la barbarie techno-scientiste déconstruit le fétichisme de l’abstraction qui dénie ce qui fait l’humanité de l’homme à savoir sa subjectivité et sa sensibilité, expressions même de la vie. Sa critique radicale du capitalisme met à jour le fétichisme de la marchandise qui délie les relations sociales au profit d’un processus mortifère de marchandisation généralisée fondé sur la compétition sauvage. En redonnant à la subjectivité humaine la place prééminente qui lui avait été déniée par la modernité abstraite, l’œuvre de Henry pose les fondations d’une autre anthropologie fondée sur la vie humaine et non sur son déni. Ce qui a pour effet de déconstruire ce fétichisme de l'utilitarisme qui fait de l'intérêt égoïste et de la raison instrumentale les principes directeurs d'une anthropologie utilitariste qui réduit l'être humain à son rôle d'agent technico-économique. 

Étonner la catastrophe

L’œuvre de Michel Henry nous permet de comprendre ce système fétichiste - à la fois culturel, social et anthropologique - qui régit la modernité abstraite en retournant toutes les productions de l’homme contre lui-même et en mettant la société sous emprise des formes qu'elle a créées.  Le saut évolutif que nous avons à vivre passe par le dépassement de ce système fétichiste en retournant aux sources concrètes et créatrices de la vie dans nos existences personnelles comme dans nos relations sociales.

Plutôt que de se cantonner dans le rôle de victimes, paralysées par la paranoïa ambiante, il nous faut être capable d'envisager cette métanoïa qui ouvre sur un nouveau chapitre du grand récit de l'évolution humaine. Transformer la paranoïa en métanoïa dans une alchimie évolutive,  c'est savoir que la catastrophe participe à la destruction nécessaire des formes dépassées qui accompagne toujours les grandes périodes de mutation vers un stade de développement supérieur, d'une plus grande complexité. Comme le disait Marx dans une lettre souvent citée par Guy Debord : " Les conditions désespérées de la société dans laquelle je vis me remplissent d'espoir ".

Dans Les Misérables, Victor Hugo évoque l'état d'esprit qui préside à cette métanoïa : " Tenter, braver, persister, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la peur, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin et la lumière qui les électrise."

Ressources 

Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe. Résumé sur le site officiel consacré à Michel Henry

Un krach boursier bien plus important qu'en 2008 se prépare  Journal France 2. Francetvinfo

Entretien inédit de Michel Henry sur Marx avec Philippe Corcuff et Nathalie Depraz  Site Grand Angle

Marxiens in Wikipédia 

Sept textes de et sur Michel Henry dont Penser philosophique l'argent  Site Critique de la Valeur


Crise du capitalisme : André Gorz avait tout compris  L'Obs

André Gorz, un penseur pour le XXI ème siècle sous la direction de  Christophe Fourel. éd. La Découverte

Travaux de Michel Henry sur la pensée de Marx : Marx, Tel, Gallimard, 2 tomes, 1976. Tome 1 : « "Une philosophie de la réalité" ». Tome 2 : "Une philosophie de l’économie".  On retrouvera également les articles suivants, "Le concept de l’être comme production" ; "Préalables philosophiques à une lecture de Marx" ; "La rationalité selon Marx" ; "L’évolution du concept de lutte des classes" ; dans le recueil d’articles Phénoménologie de la vie. Tome III. De l’art et du politique, Puf, 2004. 

Une présentation a été faite par Jean-Marie Brohm, "Michel Henry, une lecture radicale de Marx", in Michel Henry. Pensée de la vie et culture contemporaine, Colloque international de Montpellier de 2003, Beauchesne, 2006.

Quand André Gorz découvrit la critique de la valeur  Site Critique de la valeur

Deux textes d'André Gorz : Richesse sans valeur, valeur sans richesse suivi de Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme  Site Esprit 68

La Grande Dévalorisation de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle

La folie des banques centrales Pourquoi la prochaine crise sera pire. Patrick Artus. Marie-Paul Virard

Chaîne You Tube autour de la critique de la valeur

On trouvera de nombreuses autres références concernant l’œuvre et la pensée de Michel Henry à la rubrique Ressources du billet intitulé Penser la Barbarie (1)

Dans Le Journal Intégral : Devoir de Vacance, Sortir de l’économie (1) et (2), Décroissance ou Barbarie.

jeudi 4 février 2016

Penser la Barbarie (2) La Barbarie Techno-Scientiste


Voilà donc ce que la science ne sait pas : notre vie. Michel Henry 


Dans le précédent billet nous évoquions le Janus au double visage - ethnocentrique et technocentrique - de la barbarie contemporaine : le fanatisme identitaire et meurtrier du djihadisme apparaît effectivement comme le retour ensauvagé d’une sensibilité et d’un affect refoulés et déniés par l'hégémonie mortifère de la techno-science. Dans un ouvrage paru en 1987 et intitulé La barbarie, le philosophe Michel Henry décrit le processus de décivilisation qui conduit la techno-science - devenue hégémonique - à déshumaniser le monde et l'être humain en faisant abstraction de leurs propriétés sensibles et affectives. 

Dans ce billet-ci nous proposons un article de Michel Henry paru en Mars 1989 dans le n°208 de La Recherche et intitulé "Ce que la science ne sait pas" où l’auteur résume sa pensée de manière claire et synthétique en déconstruisant avec beaucoup de précision le processus d’abstraction totalitaire qui, à partir de Galilée et Descartes, défigure progressivement l’être humain en le dépossédant de la sensibilité et de la vie pour le rendre « comme maître et possesseur de la nature ». Avant d’entreprendre la lecture de ce texte, mieux vaut avoir lu le précédent billet dans lequel nous présentions le contexte intellectuel et culturel dans lequel s’inscrit la pensée de Michel Henry tout en proposant quelques éléments de sa réflexion sur la phénoménologie de la vie. 

Dans l'article ci-dessous, le philosophe commence par poser les deux questions suivantes : 1/ Le savoir scientifique définit-il véritablement la seule connaissance en notre possession ? 2/ Est-il celui sur lequel doit se fonder notre action ? Il ne s’agit pas de remettre pas en question le savoir scientifique mais « l’idéologie qui s’y joint aujourd’hui et selon laquelle il est le seul savoir possible, celui qui doit éliminer tous les autres... La négation théorique de la subjectivité implique la destruction pratique de l'humanité ou, du moins, a rend possible ». Ce texte nous semble être une bonne introduction à la pensée de Michel Henry qui a su anticiper avec une grande clairvoyance le processus de décivilisation qui hante le monde contemporain et dont nous voyons aujourd’hui les multiples manifestations à travers une crise systémique qui concerne tous les aspects de notre vie. 

Ce que la science ne sait pas. Michel Henry 


« Dieu est la Science » disait Yvon Belaval, voulant signifier par-là que la seconde s’était substituée au premier : c’est elle qui détient désormais le savoir, tout savoir concevable, et le Pouvoir, tout pouvoir dont l’homme est capable en ce monde, pour autant qu’il ne saurait agir sur celui-ci et le transformer qu’à la condition d’en connaître les lois. A cet égard, les progrès foudroyants (dans tous les sens du mot) de la technique qui prolonge le développement scientifique et s’appuie constamment sur lui, sont l’illustration spectaculaire d’une mutation théorique et pratique qui entend désormais confier à la connaissance objective de la nature matérielle le destin de l’homme.

Si une croyance subsiste en effet, au milieu de l’effondrement de toutes les croyances et de toutes les valeurs qui caractérise la modernité, c’est bien celle-ci : la croyance que le savoir scientifique constitue l’unique forme de savoir véritable, véridique, objectif et que c’est sur lui par conséquent que l’action humaine doit se fonder et se guider. Or c’est justement dans son rapport à l’éthique que ce savoir exclusif laisse paraître d’étranges faiblesses. Ce que l’on demande à l’éthique, ce sont au moins deux choses : sur le plan individuel, un noyau de certitudes permettant à chacun de conduire sa vie, sur le plan collectif, une unité offrant à l’humanité et d’abord à chaque groupe social, à chaque nation, la possibilité de former une communauté de comportements, un ethos qui s’élève sur ce sol de convictions et de pensées communes. 

Que voyons-nous, au contraire, à l’âge de la science omnisciente et de la technique omnipuissante ? Non pas des êtres confiants en eux-mêmes et dans leur destinée, se mouvant avec bonheur et aisance au sein d’un monde devenu intelligible à leur esprit, assurés de ce qu’ils ont à y faire. Mais plutôt des individus esseulés, étrangers à toute communauté concrète parce que, faute d’un lien spirituel, aucune communauté de ce genre n’existe plus. Pour ces êtres livrés à eux-mêmes mais ne trouvant pas plus en eux-mêmes que hors d’eux-mêmes un sens à leur vie, il n’existe au fond que deux issues. Pour autant qu’ils se préoccupent encore de leur existence personnelle, s’adresser à quelque psychothérapeute, psychanalyste, psychiatre chargé non pas de leur proposer des valeurs positives en lesquelles ces nouveaux docteurs ne croiront pas plus qu’eux, mais de les aider à « vivre », à se supporter eux-mêmes en même temps que la société insupportable en laquelle il leur faut malgré tout s’insérer. 

Mais la seconde solution semble plus tentante et plus facile, et c’est elle qui l’emporte partout autour de nous. Il s’agit pour chacun de se fuir soi-même, de se jeter hors de soi vers quelque spectacle étonnant capable de l’absorber entièrement au point qu’il ne pense à lui-même et s’oublie totalement. Encore faut-il que le spectacle fonctionne sans arrêt et c’est justement ce que la technique est venue apporter à l’homme perdu de notre temps, la possibilité de se perdre sans cesse. Et l’on sait comment : en s’asseyant devant le téléviseur qui déverse sans s’interrompre ce flot d’images auxquelles, spectateur hypnotisé, il s’abandonne. Car telle est la situation extraordinaire de l’homme moderne, soi-disant civilisé, que le contenu qui vient occuper son esprit - ses images, ses rêves, ses désirs, ses peurs, ses passions, ses idées - ne provient plus de lui mais de l’appareil qui lui dicte tout ce qu’il sent et pense. 

En aucun temps, en aucun lieu, l’aliénation de l’être humain n’a été aussi complète, si être aliéné c’est être devenu étranger à soi-même, c’est, plus précisément, être démis de tout pouvoir relativement à ce qui se passe dans son propre esprit. 

Que vient faire ici la science ? En quoi ses théories, c’est-à-dire ces ensembles structurés d’idéalités s’auto-légitimant eux-mêmes, sont-elles en question ? Ce sont ces théories, il est vrai, certaines d’entre elles, qui ont permis la production d’images à distance et ainsi de ces appareils qui allaient transformer l’humanité tout entière en une foule d’assistés mentaux.  Mais le savoir inclus en de telles théories a-t-il jamais décidé de la construction d’appareils de ce genre et commis les hommes - déjà les enfants de trois ans dont la mère n’a plus ainsi à s’occuper - à s’assembler devant eux comme autant de spectateurs hébétés ? C’est la physique du noyau de l’atome qui a permis la fabrication de bombes thermonucléaires, mais les a-t-elle prescrites, fût-ce à titre expérimental ? Bref la science a-t-elle jamais dit un mot à l’homme de ce qu’il doit faire ? Mais qui le dira ? 

Si la science constitue le seul savoir véritable dont dispose l’humanité, quelle instance autre qu’elle pourrait bien nous servir de guide s’il n’y a en effet aucun savoir différent du sien ? Telle est la question. Il ne s’agit nullement de « critiquer » la science, de contester la validité de ses résultats considérés dans leur idéalité et ainsi dans leur universalité principale, résultats qui ne peuvent susciter dans tous les domaines que l’admiration et non un quelconque dénigrement, en l’occurrence parfaitement ridicule. Il s’agit de demander en toute rigueur : 1/ le savoir scientifique définit-il véritablement le seul savoir en notre possession ? 2/ est-il celui sur lequel doit se fonder notre action ? Il se trouve qu’à la seconde interrogation il a déjà été répondu négativement. La science est « innocente », ni la bombe atomique ni les manipulations génétiques ne lui sont imputables que parce que, s’en tenant strictement à l’ordre des choses, elle ne désigne aucun but à notre action et ne prétend aucunement à ce rôle. 

Michel Henry
Mais alors il faut d’ores et déjà reconnaître ceci : si l’humanité ne possédait aucun savoir autre que celui de la science, elle se trouverait dans un désarroi complet, ne sachant ce qu’elle doit faire et ne pouvant le savoir. Or il se trouve qu’un tel désarroi est justement celui de notre époque et correspond à cette situation paradoxale qui est la nôtre : être maître d’un savoir considérable et s’accroissant sans cesse selon des progrès évidents et impressionnants et, dans le même temps, faire l’aveu d’une ignorance complète quant aux fins de notre action et aux valeurs qui doivent les définir. Ainsi devient plus urgente la première demande, laquelle constitue l’unique enjeu de toute cette analyse : en fait de savoir, l’homme n’a-t-il à sa disposition que la science au sens moderne ? Qu’est donc celle-ci ? Son domaine de compétence englobe-t-il tout ce qui existe, tout ce dont nous pouvons parler avec quelque droit ? Définit-elle, enfin, toute connaissance véridique à laquelle l’homme puisse prétendre ? 

Pour répondre il convient de se reporter à l’origine de cette science, au début du XVIIIe siècle lorsque Galilée et après lui Descartes vont en poser les fondements explicites. Dans cet acte inaugural et que l’on peut appeler l’acte proto-fondateur de la science moderne, des décisions ont été prises qui vont commander tout le développement ultérieur de la connaissance devenue « scientifique », et plus que cela : nos façons de penser, de nous rapporter au monde qui nous entoure et d’en comprendre la nature. 

Ce monde se donne à nous sous la forme d’apparitions sensibles variables d’un individu à l’autre et ainsi contingentes. Mais cette couche sensible du monde, ces « qualités sensibles » insaisissables et changeantes ne constituent qu’une apparence précisément dont il faut faire abstraction si l’on veut connaître l’être vrai de l’univers. Celui-ci est constitué de corps matériels étendus, ayant chacun une forme et ainsi une figure. Mais alors que ces corps peuvent très bien exister sans qu’on leur imagine des qualités sensibles, celles-ci ne sauraient au contraire exister sans les corps matériels qui les supportent : les premières sont l’accident, les seconds l’essence, cet être-vrai des choses qu’à en vue Galilée.  Or tandis que ces qualités sensibles inessentielles se dissolvent dans la subjectivité des divers individus où il nous est impossible de les saisir avec quelque précision de façon à former à partir d’elles des propositions scientifiques, rigoureuses et universelles, nous disposons au contraire, en ce qui concerne l’essence des choses, d’un mode de connaissance exact et idéal propre à nous livrer des vérités rationnelles, susceptibles de s’imposer à tout esprit. Cette connaissance idéale des figures des corps, c’est la géométrie. 

Voici le texte décisif du Saggiatore où Galilée affirme le caractère essentiel de l’assise matérielle de l’univers avec ses déterminations géométriques, le caractère inessentiel des qualités sensibles et ainsi de la connaissance sensible sur laquelle est fondée la science scolastique qui va céder la place à la science moderne. « Je suis bien contraint selon la nécessité, aussitôt que je conçois une matière ou substance corporelle, à concevoir en même temps qu’elle est délimitée et douée de telle ou telle figure, qu’elle est, par rapport à d’autres, grande ou petite, qu’elle est en tel ou tel lieu, qu’elle se meut ou est immobile... Et par nul effort de l’imagination, je ne puis la séparer de ces conditions ; mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou muette, d’odeur agréable ou désagréable, je ne puis forcer l’esprit à devoir l’appréhender comme nécessairement accompagnée par de telles conditions... »  Ainsi est-il possible de connaître l’être-vrai de la Nature ou, comme dit Galilée, de lire dans le grand Livre de l’Univers à condition d’en posséder la langue dont les caractères sont « des triangles, des cercles et autres figures géométriques sans lesquels moyens il est humainement impossible d’en comprendre une parole ». 

Dans la célèbre analyse du morceau de cire de la Deuxième Méditation, Descartes reprendra en des termes semblables ce clivage sensible/géométrie, réduisant comme Galilée à des déterminations idéales la réalité des choses. Qu’il se soit montré capable, outre cela, de produire une formulation mathématique de ces propriétés géométriques et la science moderne, l’approche physico-mathématique de la nature était née. 

Toute science se constitue par une réduction. Dans le tout de ce qui est, elle ne retient que ce qui va former le thème explicite de sa recherche - les relations inter-humaines s’il s’agit de la sociologie, les événements humains considérés sous l’angle de leur historicité s’il s’agit de l’histoire, le caractère en vertu duquel les productions de l’esprit s’offrent à nous à titre d’« œuvre d’art » s’il s’agit de l’esthétique, etc. Mais la science au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot, la science galiléenne et post-galiléenne s’est constituée dans une réduction massive qui ne laisse pas seulement de côté certains aspects des phénomènes pour centrer son attention sur d’autres. Ce qu’elle écarte, c’est globalement le caractère sensible de ce monde où nous vivons, caractère qui fait de lui un monde humain, le monde-de-la-vie, le Lebenswelt. 



Il faut prendre la mesure de cette réduction galiléenne qui va ouvrir l’espace de la modernité. En mettant de côté les qualités sensibles de l’univers, le bleu du ciel, le vert des arbres, le caractère serein ou menaçant d’un paysage, la suavité des odeurs, la beauté des formes - des villes anciennes ou leur horreur dans les monstrueuses suburbes de notre temps - elle n’élimine pas seulement l’aspect extérieur des objets qui nous entourent mais notre propre vie. Car il est bien vrai, selon l’intuition géniale de Descartes, que les sensations qui font que le monde se donne à nous sous l’apparence d’un monde sensible ne sont pas dans les choses mais seulement en nous, dans notre esprit. 

Les choses ne se sentent pas elles-mêmes, elles ne peuvent donc être chaudes, douloureuses, tristes, sereines. Seul ce qui se sent soi-même, ce qui s’éprouve soi-même intérieurement peut éprouver quelque chose comme de la chaleur ou du froid, de la souffrance ou de la joie. Ce qui s’éprouve soi-même immédiatement, intérieurement, nous l’appelons la subjectivité ou encore la vie - non pas la vie biologique mais la vie au sens que chacun donne à ce mot, en déclarant par exemple : la vie est brève, la vie est triste, ou encore, comme un personnage de Maupassant : « La vie n’est ni si bonne ni si mauvaise qu’on le dit. » 

Car tout le monde sait ce qu’est la vie, et cela parce que la vie se sait elle-même, s’éprouve intérieurement de façon immédiate. Intérieurement : hors du monde et de sa lumière, hors représentation, dans l’invisible. Qui a jamais vu sa vie, son ennui, sa joie, son angoisse ? Et pourtant, ces déterminations invisibles sont ce qu’il y a de plus certain. Lorsque, en quête d’une certitude absolue, Descartes entreprit de douter de tout et dans ce but imagina que tout n’était qu’un rêve, ce fut précisément cela qu’il retint comme absolument certain en dépit du fait qu’il s’agissait d’un rêve : la frayeur, ou toute autre « passion » qu’il éprouvait dans ce rêve (Les passions de l’âme, art. 26). Car ce qui s’éprouve intérieurement soi-même à la façon d’une frayeur, d’une angoisse ou d’un plaisir, d’une sensation quelconque, c’est de cela en vérité qu’il est impossible de douter. 

En mettant de côté les qualités sensibles du monde, c’est en réalité cette vie phénoménologique absolue (le s’éprouver soi-même immédiat présent en toute frayeur, en tout plaisir, en toute sensation, etc.) que la science galiléenne écarte de sa recherche. Et ici on voit bien que deux voies s’ouvrent devant l’esprit humain et que, choisissant l’une ou l’autre c’est de son destin, de sa vie ou de sa mort qu’il décide. Ou bien on donne à la réduction galiléenne une signification purement méthodologique. On dit : pour connaître la réalité de l’univers matériel il convient de ne pas prendre en compte son apparence sensible dans l’expérience subjective que nous en avons. Et cela à bon droit s’il est vrai que sensations et impressions, désirs et affects, tout ce qui est subjectif en général se trouve exclu de la chose matérielle et lui est irréductible. C’est en ce sens que selon Descartes l’âme, ce que nous appelons la vie phénoménologique, est foncièrement différente du corps. 

Ou bien on confère à la réduction galiléenne une signification ontologique. Ce qu’elle met hors jeu - à savoir cette vie subjective avec l’ensemble de ses modalités - on le tiendra pour rien, tout au plus pour une simple apparence, une sorte de double phénoménal de la réalité, réalité qui fait justement le thème de la science galiléenne et qui se dévoilera, au cours du développement de celle-ci, sous la forme des particules de la physique moderne. La vie subjective d’un côté, la réalité physique, de l’autre, ne sont pas comme deux domaines d’être, différents mais égaux en dignité, la seconde constitue seule dès lors la réalité véritable et détermine la première qui n’en est que le produit, le phénomène justement ou mieux l’épiphénomène. 

On ne nie pas forcément l’existence des sensations, des désirs, des affects, mais ils ne sont qu’une conséquence, un effet. S’il est question des couleurs et des sons, on concèdera que ce sont des impressions, des vécus, mais ceux-ci ne constituent que l’apparence subjective illusoire d’une réalité constituée de mouvements matériels dont la physique - des sons, des couleurs - propose justement la théorie rigoureuse, qu’elle exhibe dans leur vérité. Or c’est ici que, par un glissement insensible, la science a cédé la place à une idéologie, l’idéologie scientiste qu’elle suscite souvent mais qu’elle n’implique nullement.

Traiter notre vie subjective d’apparence et qui plus est, d’apparence illusoire, ce n’est pas seulement formuler à l’égard de l’homme et de son humanitas le plus grand des blasphèmes. Car ce qui fait cette humanitas, à la différence de la chose, c’est justement le fait de sentir et de se sentir soi-même, c’est sa subjectivité. Notre être commence et finit avec notre vie phénoménologique, il faut s’y faire. Si cette subjectivité n’est rien, nous ne sommes rien non plus. Si cette vie n’est qu’une apparence illusoire, nous ne sommes nous aussi qu’une illusion qu’on peut aussi bien supprimer sans porter atteinte à la réalité. 

La négation théorique de la subjectivité implique la destruction pratique de l’humanité ou, du moins, la rend possible. 

Mais ce n’est pas parce qu’elle ruine l’éthique, c’est pour des raisons théoriques que l’idéologie scientiste doit être récusée. La désignation de l’apparence comme illusion est l’illusion suprême. Car toute apparence fait la preuve d’elle-même par le fait même qu’elle apparaît : elle est, dans son apparaître, le fondement de toute assertion et de toute vérité possible. Ainsi Husserl avait-il montré dans son dernier grand ouvrage (1) que toutes les idéalités et toutes les conceptualisations de la science renvoient nécessairement à ce monde sensible qu’elles ont pour tâche d’expliquer, elles s’édifient sur son sol préalablement donné, le supposent et n’ont de sens que par rapport à lui. Bien plus, ces idéalités et ces conceptualisations n’existent pas dans la nature : on n’y trouve, par exemple, ni cercle ni carré mais seulement des ronds et des tracés sensibles dont les figures géométriques procèdent par un processus d’idéation. Or celui-ci est un acte de la conscience, de cette subjectivité qu’on prétend illusoire et sans laquelle la science et tous ses édifices conceptuels ne seraient pas. 

Il y a plus. En produisant à partir des données sensibles du monde le soubassement intelligible qui doit en rendre compte, la science se développe toute entière à l’intérieur de cette expérience du monde dont elle présuppose les structures fondamentales, l’espace, le temps, la causalité, etc. Plus radicalement elle présuppose le monde lui-même, c’est-à-dire cet espace de lumière déployé devant notre regard, cet horizon de visibilité à l’intérieur duquel se montre à nous tout ce que nous sommes susceptibles de voir, que ce soit avec nos yeux de chair ou avec ceux de l’esprit. En d’autres termes, l’expérience scientifique se développe dans le prolongement de l’expérience perceptive, comme celle-ci elle ne connaît que des ob-jets. Être un ob-jet veut dire : être posé devant, devenir visible, se montrer à un éventuel regard, de telle façon que c’est le fait d’être posé devant, c’est l’ob-jectivité de l’ob-jet, l’extériorité du monde qui crée la visibilité, la phénoménalité de tout ce qui se trouve placé dans cette condition d’être un objet. 

Mais que dire alors d’une expérience en laquelle il n’y a ni objet ni monde, dont le contenu échappe aussi bien au regard de la perception qu’à celui de la science ? Telle est cependant l’essence de la vie dont nous avons parlé, la vie phénoménologique qui s’éprouve et s’atteint soi-même intérieurement sans que se creuse jamais, entre elle et elle-même, l’écart d’un monde, la place d’un quelconque objet. Vie qu’on ne peut voir ni connaître au sens de la science sans doute, mais qui n’est pas moins l’indubitable, l’incontestable, ce qui de l’ordre d’une frayeur, d’un désir, d’une sensation, se trouve nécessairement, pour autant que nous l’éprouvons, et tel précisément que nous l’éprouvons. 

Voilà donc ce que la science ne sait pas : notre vie. Or cette vie n’est pas quelque chose (comme c’est le cas de la vie biologique par exemple) mais précisément un savoir, le premier et le plus essentiel de tous, celui que présupposent tous les autres

Car tous les savoirs par lesquels nous connaissons le monde (qu’il s’agisse du monde sensible ou du monde des idéalités géométrico-mathématiques) : voir, entendre, sentir, comprendre, ne seraient pas s’ils n’étaient d’abord vivants, s’ils ne s’éprouvaient intérieurement et ne se connaissaient ainsi eux-mêmes d’un savoir inobjectif et irreprésentable dans l’acte même par lequel ils voient, entendent, comprennent, etc... Ce savoir primitif de la vie, par lequel elle ne fait rien d’autre que se savoir elle-même et ne connaît encore rien d’autre qu’elle, est à l’œuvre dans nos comportements les plus élémentaires, en tout savoir-faire, en toute action, en toute praxis.

Savoir-bouger-les-yeux et ainsi pouvoir regarder, savoir-mouvoir-les-mains et ainsi pouvoir prendre, tout savoir qui habite notre corps subjectif vivant et s’identifie à son pouvoir, est de l’ordre de la vie. Que ce savoir élémentaire soit aussi le plus fondamental et qu’il rende possible tous les autres, c’est ce qu’on est contraint de reconnaître : car comment lire le traité de physique ou de biologie le plus sophistiqué si nous ne savions d’abord comment en tourner les pages avec nos mains, comment en parcourir le texte en mouvant nos yeux. 

Or ce savoir qui habite toutes nos actions ne doit rien au savoir scientifique mais le précède comme sa condition inaperçue et cependant incontournable : c’est lui qui a permis à l’humanité de vivre et de survivre depuis son origine sur la Terre, un certain nombre de millénaires avant l’invention du savoir scientifique par Galilée au XVIIe siècle, par conséquent. Mais ce savoir élémentaire de la vie est aussi celui qui donne lieu à ses plus hauts développements, à la culture sous toutes ses formes, à l’art, à l’éthique, aux diverses expressions de la spiritualité.

Car l’art, par exemple, réintroduit ce que la science galiléenne avait mis entre parenthèses : la sensibilité dont il recherche les modes d’accomplissement les plus intenses. Quant à l’éthique - totalement étrangère au domaine de la science, en sorte que celle-ci n’a justement rien à nous apprendre sur ce que nous devons faire -, elle puise sa source dans la vie et en elle uniquement. C’est pour autant que la vie, s’éprouvant immédiatement en son besoin souffrant et en tous ses vécus, sait ce qu’elle est et ce qu’elle veut, qu’elle sait aussi ce qu’il faut faire et comment le faire - s’il est vrai que son savoir immédiat est aussi celui de tout savoir-faire, de toute praxis possible. 


La vie, en fin de compte, se veut elle-même - et c’est pourquoi elle refuse passionnément la mort - refus qui est au fondement de toutes les morales et probablement de toutes les religions. Elle veut, selon le désir d’accroissement qui l’habite, vivre davantage, sentir, comprendre, aimer davantage. En tout ce qu’elle fait, en chacun de ses pouvoirs, elle aspire à s’éprouver elle-même plus fortement, elle vise un plus grand bonheur. Ce bonheur de vivre constitue l’unique finalité de la vie comme de tout ce qu’elle entreprend, du projet scientifique notamment et de la technique qu’il rend possible. Lorsque celle-ci échappe à cette finalité, comme on le voit sous nos yeux, elle se change en un auto-développement monstrueux, inaugurant une barbarie d’un type nouveau sous le poids de laquelle l’humanité risque de périr, de se détruire spirituellement en tout cas. 

Entre cette vie phénoménologique qui définit notre être le plus profond, qui motive tout ce que nous pouvons entreprendre, qui est la source de tout sens possible, et la science qui thématise l’univers matériel, il ne s’agit pas d’instituer un conflit mais de reconnaître une séparation des domaines, elle insurmontable. Il n’est pas de plus grande illusion que de croire que la science un jour franchira cette frontière, si notre vie invisible se retient tout entière hors du monde où la science cherche et trouve tout ce qu’elle peut trouver.  Quant à comprendre comment nous pouvons du moins tenir sur cette vie inobjectivable et mystérieuse un discours qui échappe à la compréhension de la science galiléenne tout en présentant une rigueur comparable, des vérités nécessaires, aprioriques au même titre que celles de la géométrie bien que d’un autre ordre, c’est une autre affaire - ce n’est plus l’affaire de cette science, c’est l’affaire de la philosophie. 

 [1] La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr. Fr. Gérard Granel, Gallimard, 1976 

Ressources


On trouvera dans la rubrique Ressources du billet précédent, nombre de références qui permettent de contextualiser et d’approfondir la réflexion menée par Michel Henry dans l'article ci-dessus. 

Qu'est-ce que le scientisme ?  Site Et vous n'avez encore rien vu.... Critique de la science et du scientisme ordinaire

Pièces et Main d’œuvre   On trouve sur ce site de nombreux textes critiques sur la technologie.