mercredi 16 février 2011

Comment l'entreprise élargie réenchante le monde ? (2)

Dans le cadre de la onzième journée de l’Université Intégrale qui aura lieu Samedi 19 Février sur le thème : « Vers une entreprise plus intégrale ? », nous proposons ci-dessous la suite de l’article de Michel Saloff-Coste, co-fondateur de l’Université Intégrale : « Comment l’entreprise élargie réenchante le monde ». A lire dans son intégralité sur le blog de l’Université Intégrale.

L’auteur y définit de manière synthétique les trois axes du contexte évolutif dans lequel se développe l’entreprise du 21ème siècle. Après avoir analysé dans la première partie du texte, l’axe de durabilité économique, sociale et écologique, il analyse, ci-dessous, l’axe de temporalité, courte, moyenne et longue et l’axe de profondeur qui touche aux dimensions rationnelles, émotionnelles et spirituelles.
Ces trois axes étant interdépendants : la question de la durabilité amène à se poser des questions de temporalité et à approfondir son questionnement au-delà d'une rationalité étroite.


Comment l’entreprise élargie réenchante le monde. Seconde partie. Michel Saloff Coste

L'axe de la temporalité : Courte, Moyenne, Longue

L'élargissement de la vision temporelle des entreprises amène naturellement le développement de la prospective. La prospective est une démarche de prévision et d’analyse des avenirs possibles. Le terme s'emploie souvent lorsqu'il s'appuie sur des recherches scientifiques variées et des données statistiques traduites en scenarii destinées à éclairer la réflexion pour des choix et prises de décisions stratégiques.

La fonction première de la prospective est de faciliter la prise de décision sur la base de scénarii intégrant les tendances de fond, mais aussi les signaux faibles qui pourraient modifier le cours des choses à court, moyen ou à long terme. L'individu ou le groupe ainsi éclairés peuvent rationaliser ou préciser leurs stratégies afin de moins subir les évènements pouvant être considérés comme les plus probables. L'exercice impose l'accès à un nombre suffisant de données pertinentes, parfois traduites en modèles ou simplement en courbes de tendance.

Il faut parler d'une démarche prospective car, une prospective efficace se fonde sur des ajustements et des corrections en boucles rétroactives dans le temps. La prise en compte de la prospective par les décisionnaires et différents acteurs de la société modifie elle-même le futur. L'entreprise à travers ce travail de prospective s'engage naturellement rationnellement mais aussi émotionnellement et spirituellement !

Un certain nombre d'entreprises d'avant-garde explore de nouvelles voies stratégiques créatives en "changeant de damier" afin d'échapper à la concurrence frontale induite par les logiques d'excellence mimétique.

Plus l'entreprise est créative et décalée par rapport au contexte, plus elle devient "idéologique" et d'une certaine manière "politique" et "spirituelle" parce qu'elle est porteuse alors d'une "autre" vision du monde. "TF1, Benetton, Habitat ou Nike sont des foyers d'idéologie plus proches, plus présents, plus actifs que la plupart des partis politiques. […] Leur premier métier n'est plus de produire de la valeur ajoutée, mais de dégager des valeurs capables de constituer une identité, de provoquer l'adhésion à cette identité, et de rassembler autour d'elles. Ces entreprises ont réalisé une double conversion exemplaire. Elles ont reconnu dans le produit et le service l'accessoire, dans le sens et les valeurs l'essentiel. Elles ont anticipé le triomphe de l'immatériel. Et elles ont, souvent sans le savoir, sans même le vouloir, compris que le profit découlerait du pouvoir idéologique". (Le management du troisième millénaire)


L’axe de la profondeur

C'est ce qui nous amène logiquement à l'axe de la profondeur : Rationnel, Emotionnel, Spirituel.

Il existe trois types d'intelligences relativement distinctes (Trouver son génie) :
1 - Niveau intellectuel formel. Logique binaire : oui ou non

2 - Niveau émotionnel turbulent. Logique intégrative : oui et non

3 - Niveau spirituel vide. Logique paradoxale : ni oui ni non

Du fait des nouveaux moyens de communication toutes les informations sont aujourd'hui accessibles. Dès lors, les méthodes stratégiques uniquement rationnelles qui appliquent des modes de traitements identiques aux mêmes informations risquent de produire les mêmes décisions stratégiques.

Seule une stratégie créative "profonde" qui ré-enchante le monde spirituellement, émotionnellement et rationnellement parce qu'elle fait appel à un authentique travail d'inspiration et de vision, peut créer de la valeur à court, moyen et long terme pour l'ensemble des parties prenantes de l'entreprise : clients, actionnaires, fournisseurs, citoyens, planète.

La "stratégie créative en profondeur" est un moyen essentiel pour répondre de façon innovante aux enjeux d'un développement durable, écologique, socialement responsable et néanmoins économiquement rentable !

"La stratégie créative répond à la nécessité pour chaque entreprise de générer en permanence des alternatives non prévisibles et difficilement accessibles aux concurrents, résultats d'un regard inédit porté sur des informations accessibles à tous. Leur génération suppose des moyens importants d'écoute et de réaction pour traiter les signaux faibles de l'environnement, relayés par des moyens de simulation inédits. Cela nécessite des compétences nouvelles en sociologie et en psychologie pour compléter les compétences analytiques classiques et créer ainsi des opportunités de développement inimaginables."(Simon Free, in Les stratégies de la transformation dans L'art de la stratégie )
La stratégie de singularisation peut très bien jouer à la fois sur le principe de haut de gamme d'un produit de niche réservé à une clientèle de luxe et sur le principe d'abondance et de faible prix. Un bon exemple est Ikea qui mixe faible prix et design singulièrement prestigieux.

La singularité peut se manifester à travers les produits, les services et la communication qui les porte, mais certaines entreprises sont allées encore plus loin, en réinventant des business models très originaux et en rupture avec l'ensemble de leur industrie.


Les trois niveaux d'intelligence

La stratégie pour générer massivement de la valeur, décoller et échapper au piège concurrentiel du marché consiste à se distinguer par la création d'une singularité, cette singularité peut être plus ou moins "profonde" et fait appel à différents niveaux d'intelligence.

La manière la plus basique consiste à réaliser une percée scientifique ou technique et à protéger cette singularité rationnelle par un brevet. De manière plus subtile, les stratégies créatives par singularisation de la marque et de l'enseigne développent un univers sémantique (code, couleur, typographie) et émotionnel particulier qui capte et retient l'attention de la clientèle et manipule ses émotions et ses désirs. Plus subtilement encore, il s'agit d'interpeller le client sur le sens de sa vie et lui faire des propositions originales.

En l'espace d'un siècle, les logiques de singularisation sont devenues de plus en plus sophistiquées. Nous sommes passés, par exemple, dans le secteur de la communication, de l'annonce à la publicité, pour aller vers la communication globale. Il ne s'agit plus de fournir un produit ou même un service mais de faire vivre au client "une expérience transformationnelle qui convoque son identité et le fait renaître avec une conscience élargie du monde".

Dans ce contexte on peut distinguer trois niveaux d'intelligence et d'innovation qui s'emboîtent : la première dimension, que nous appelons "formelle", correspond à la dimension logique binaire "oui ou non" ; la deuxième dimension, que nous appelons 'turbulente", correspond à la logique intégrative "oui et non" ; la troisième dimension que nous appelons "vide", correspond à la logique paradoxale "ni oui, ni non".

Niveau intellectuel formel : logique binaire (oui ou non).
L'intelligence rationnelle formelle : (par exemple"1+1=2") est la base de notre compréhension logique. C'est la conscience incarnée dans la temporalité, qui manie plus ou moins le raisonnement systématique rationnel et discursif. La conscience formelle est celle que nous avons lorsque nous nous concentrons sur notre corps, nos sens et notre intellect. La réflexion scientifique est bonne gymnastique pour développer une conscience au niveau formel. On peut parler de "quotient intellectuel" QI pour cerner ce type d'intelligence.

Niveau affectif turbulent : logique intégrative (oui et non).
L'intelligence affective turbulente (par exemple "Je t'aime moi non plus") est la base de notre sensibilité à l'art. C'est la conscience qui s'ouvre au sentiment d'éternité qui nous envahit dans la contemplation artistique. C'est l'espace de l'émotion amoureuse. L'art est le moyen le plus généralement connu par lequel un individu développe et approfondit sa conscience du niveau turbulent. La conscience du niveau turbulent est celle des affects, des désirs et de la sensibilité. On peut parler de "quotient affectif" QA pour cerner ce type d'intelligence.

Niveau spirituel vide : logique paradoxale (ni oui ni non)
L'intelligence intuitive vide (par exemple "Dans la vallée de l'indicible s'inscrit le sommet de nos mots") est la base de notre intuition spirituelle. C'est la conscience qui s'ouvre à l'intemporalité. C'est l'espace de la méditation. La conscience du vide est celle de l'inspiration. On peut parler de "quotient spirituel" QS pour cerner ce type d'intelligence.


Spiritualité et idéalisme

Le génie de l'homme est inscrit dans sa dimension spirituelle, il s'exprime dans l'effusion délicate du cœur à travers l'art et vient féconder la raison pour renouveler la science. Chaque niveau d'intelligence demande du travail pour se cultiver et devenir vivant et porteur de sens. À chacun des niveaux existent des erreurs à éviter : s'enfermer totalement dans le formel, se perdre dans les circonvolutions du turbulent, projeter notre manque sur le vide.

Jacques Seguéla invoque le remplacement de la "copie stratégie" par la "star stratégie" pour l'élaboration de la communication par exemples des "lessives" qui non seulement lavent plus blanc mais peuvent aussi, grâce à la sémiologie, procurer des illuminations sémantiques aux clients des supermarchés. A ce propos, Thierry Gaudin, ancien Directeur du Centre de Prospective du Ministère de la Recherche, parle à juste titre de communication "hallucinogène".
Attention aux dérives ! L'idéologie et l'accent mis sur les valeurs peuvent conduire au totalitarisme. Et que dire lorsque le sens et les valeurs sont portés par un chef charismatique amené fatalement à s'éclipser de l'entreprise ? La singularité peut très vite se transformer en conformisme à l'intérieur de l'entreprise et provoquer des comportements sectaires. C'est au management qu'il incombe d'être vigilant sur les excès possibles.

Cependant nous pouvons bénéficier des lumières de la science sans pour autant nous réduire au matérialisme. Nous pouvons bénéficier des intuitions de la spiritualité sans pour autant planer dans l'idéalisme.

L'idéalisme est contraire à la vraie spiritualité parce qu'il est sous-tendu par l'exorbitante vanité de savoir ce qu'est "l'idéal" et donc de pouvoir en faire un objet. Nous ne sommes plus dès lors dans la "spiritualité" mais dans le fétichisme et Freud nous parle alors avec raison "d'infantilisme psychique" et de "délire collectif": nous tentons de combler nos angoisses par des projections paternelles ou maternelle transcendantes.

La vraie spiritualité est, tout le contraire, empreinte de modestie et d'ouverture à l'altérité : ce "tout autre" que nous propose chaque instant dans son caractère unique et singulier. Les témoignages spirituels de toutes les civilisations et de toutes les cultures ont en commun ce message d'amour universel. Il faut être dogmatique pour transformer ces messages d'amour en sectarisme replié sur des formalismes désuets et des articles de foi plus "abracadabrantesque" les uns que les autres. Il y a effectivement "délire collectif" quand ce fétichisme maniaque débouche sur l'holocauste des "autres" ou tout simplement l'ignorance et le désintérêt pour la richesse culturelle de la différence.


Science et matérialisme

Par ailleurs et, malgré les apparences, le matérialisme est aussi peu scientifique que l'idéalisme est spirituel. La science en tant qu'elle est décomposition analytique de processus nous éclaire sur le "comment" mais jamais sur le "pourquoi". Réduire la réalité à des processus sans finalité est pratique pour les décomposer, mais l'expérience quotidienne nous fait expérimenter chaque jour l'extraordinaire propension de tout système complexe à générer, y compris contre notre volonté, des finalités émergentes intrinsèques.

Paradoxalement le matérialisme est aussi une forme d'idéalisme car il "réduit" le réel à "l'idée" que nous pouvons en avoir à partir d'une analyse que la science connaît, par définition pourtant, comme partielle, limitée et relative. Le vingtième siècle nous aura montré comment le matérialisme sous sa forme dogmatique débouche de la même manière que l'idéalisme et pour les mêmes raisons sur des "délires collectifs".

Luc Ferry a le mérite dans son livre " Qu'est-ce qu'une vie réussie ? " de bien montrer comment l'évolution de la pensée philosophique orientale, grecque, judéo-chrétienne et moderne converge vers ce ré-enchantement du monde à travers ce qu'il appelle une "spiritualité laïque" et une "conscience élargie". Il montre de manière magistrale comment "la singularité de chacun", "l'intensité de l'instant" et "l'amour de l'autre" sont les moments essentiels de cette vision humaniste qui réconcilie les contraires...

Lire la suite de l’article sur le blog de L'Université Intégrale.

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