jeudi 3 février 2011

Education Intégrale (2) Epistémologie et Pédagogie


Ce billet est la suite de Éducation intégrale (1)

Osons le dire. Il faut avoir l’esprit bien étroit pour réduire le profond malaise actuel qui sape les fondations de l’institution scolaire aux simples enjeux d’une politique budgétaire, à ceux de la formation des professeurs ou bien au choix de programmes et des horaires de cours. Ce malaise naît en fait de la profonde inadéquation entre la dynamique de l’évolution - culturelle et épistémologique - et des formes pédagogiques et institutionnelles fossilisées, dores et déjà complètement dépassées. A quoi correspond cette évolution épistémologique et quelles sont les formes pédagogiques et institutionnelles à travers lesquelles elles pourraient s’exprimer ? Tel sera l’objet de ce billet.


Les trois phases de l’évolution épistémologique

Nous avons évoqué, dans notre dernier billet, une évolution épistémologique d’autant plus inéluctable qu’elle est interdépendante des évolutions culturelles et anthropologiques. Cette évolution épistémologique dont nous avons esquissé les contours ici s'effectue en trois phases :

- Premièrement, le dépassement du paradigme abstrait de la modernité, devenu saturé, qui montre ses limites à travers la multiplicité des crises qu'il génère. Du sens de la mesure, la raison instrumentale n’a gardé que la mesure, à quoi elle réduit tout, perdant ainsi le sens organique d'une totalité qui pondérait le processus d’abstraction. Ce faisant elle entraîne la pensée dans la démesure abstraite d’une toute puissance insensée.

- Deuxièmement, la prise en compte d’une épistémologie relationnelle qui fut au cœur de la pensée traditionnelle et qui redonne du sens à une pensée moderne tombée dans la démesure. Cette épistémologie relationnelle possède sa propre logique - associative, holiste et contextuelle - sa méthodologie – intuitive et sensible, participative et hérméneutique – et ses médiations formelles : l'image, le rituel et l’œuvre d’art, l'analogie et le symbole. Nous avons développé certains aspects de cette épistémologie relationnelle ici, et ailleurs... (voir la fonction recherchez de Google en haut à gauche du blog).

- Troisièmement, l’intégration du paradigme rationnel de la modernité et celui du paradigme relationnel de la tradition pour accéder à ce nouveau stade de l’évolution épistémologique qui est celui d’une épistémologie intégrale. Cette dernière, à la fois abstraite et concrète, rationnelle et relationnelle, associe les ressources de l’intuition globale - l’esprit de finesse – et celles de la raison distinctive – l’esprit de géométrie – reliées, chacune, aux spécificités cognitives des deux hémisphères cérébraux.

Sans discrimination abstraite, la dimension fusionnelle de la sensibilité peut virer facilement à la confusion si elle perd l’inspiration qui l’anime. Cette confusion conduit à une profusion imaginaire, parfois proche du délire, et en réaction à cette profusion, au totalitarisme du dogme qui cherche à la canaliser en imposant une interprétation univoque.

Sans l’apport de la sensibilité, la dimension abstraite de la rationalité enferme l’individu dans une vision schizophrénique du monde et de lui-même, coupée de toute communication possible avec son milieu, et par là même de toute évolution. Le fou n’étant pas, selon la célèbre formule de Chesterton, celui qui a perdu la raison mais celui qui a tout perdu, excepté la raison.


Un nouvel esprit du temps

L’accès progressif d’une partie de l’humanité à un nouveau stade de l’évolution culturelle et épistémologique est à l’origine d’un nouvel Esprit du temps qui anime progressivement la conscience collective en se manifestant notamment dans le champ culturel et social à travers divers phénomènes.

On peut citer pêle-mêle les recherches sur les intelligences multiples et celles sur l’intelligence émotionnelle, l’intérêt pour les études anthropologiques et ethnographiques concernant les cultures archaïques et les traditions pré-modernes, la psychologie transpersonnelle qui cartographie les états supérieurs de conscience et les neurosciences cognitives en quête de leurs corrélats cérébraux. Toutes ces recherches visent à comprendre la diversité cognitive qui est au coeur de la conscience humaine et que l'approche abstraite de la modernité avait occulté.

Ces recherches rencontrent un intérêt du public d’autant plus grand qu’elles sont en phase avec un nouvel Esprit du temps qui s’exprime aussi à travers le succès phénoménal rencontré par des films comme la série des Harry Potter ou Avatar, comme par toutes les grandes sagas initiatiques qui réactualisent des formes de transmission et d’imaginaire propres à l’épistémologie relationnelle.

Chaque stade de l’évolution épistémologique et culturelle se manifeste à travers l’émergence de nouvelles formes pédagogiques
. C’est pourquoi un certain nombre de chercheurs et de pédagogues cherchent à inventer les nouvelles formes pédagogiques correspondant à l’avènement d’une épistémologie intégrale. Cet immense chantier est d’autant plus difficile qu’il rencontre sur sa route de nombreux obstacles dressés par les habitudes et les préjugés à la fois traditionnels et modernistes.

Ce chantier est pourtant essentiel à l’avènement d’une culture intégrale dont l’émergence nécessite de nouvelles formes éducatives, en phase avec l’évolution épistémologique et culturelle. Et ce, afin d’éveiller les jeunes générations à une intelligence sensible qui remet à l’endroit les rapports entre intuition et raison qu’une culture de domination abstraite avait inversé et perverti.


Typologie des pédagogues

Face aux difficultés rencontrées par l’institution scolaire et sa pédagogie, les pédagogues réagissent différemment, selon leur caractère et leur culture. Tentons rapidement de dresser une typologie de ces pédagogues et de leurs réactions.

Certains réagissent à ce qu’ils ressentent comme un sentiment de délitement généralisé en voulant retourner aux anciennes formes pédagogiques qui ont fait leurs preuves, mais qui hélas aussi pour eux, ont fait leurs temps... dans les deux sens du terme. Cette pédagogie abstraite focalisée exclusivement sur la transmission rigoureuse des savoirs et sur la distance infranchissable entre maître et élève correspond bien à l’Esprit d'une modernité abstraite dont elle est l’expression. Mais elle n’est plus adaptée à la conscience des élèves qui vivent d’autres expériences dans un autre monde fondé sur d’autres logiques.

Beaucoup de pédagogues cherchent à solutionner cette crise profonde avec des réformes ponctuelles concernant les programmes, les politiques budgétaires, les horaires de cours, la formation des professeurs, voire les méthodes pédagogiques. Toute choses importantes certes mais qui font l’impasse sur le problème essentiel, à savoir, comme l’écrit Raoul Vaneigem, que :

« Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille... Pourtant, l'intelligence demeure fossilisée, comme impuissante à percevoir la mutation qui s'opère sous nos yeux... Une mutation où se révèle la véritable spécificité humaine: non la production d'une survie inféodée aux impératifs d'une économie lucrative, mais la création d'un milieu favorable à une vie plus intense et plus riche. »

La création d'un milieu favorable à une vie plus intense et plus riche est la feuille de route d'une pédagogie à inventer. Percevoir cette mutation et la penser nécessite de participer intérieurement à sa dynamique évolutive. Le renouveau pédagogique ne viendra donc pas d’une institution profondément fossilisée qui obéit à des logiques dépassées mais il partira d’initiatives novatrices aptes à exprimer cette mutation à travers de nouvelles formes pédagogiques et institutionnelles.
Parmi les pédagogues les plus lucides, un certain nombre ont l’intuition de cette mutation tandis que ceux qui sont plus en pointe ont dores et déjà défini le programme à partir duquel inventer une pédagogie innovante, adaptées au nouvel Esprit du temps. Un programme qui peut être défini de la manière suivante : développer l’individu dans toutes ses dimensions - corps, vitalité, psychisme, intelligence, créativité, spiritualité – et inscrire cette totalité retrouvée dans les divers milieux - naturel, social et culturel - où elle évolue.
Redécouvrir que l'individu est un tout, c'est faire émerger un dynamique d'individuation qui s'exprime à travers la création d'un milieu de vie plus intense et plus riche. L’éducation intégrale doit ainsi développer « la capacité de se recréer en recréant le monde » selon l'heureuse formule de Raoul Vaneigem.


Éducation et initiation

Dans un entretien qu’il donne à la revue en ligne Sens Public, Michel Maffesoli, penseur inspiré de/par la post-modernité, analyse, avec sa sagacité habituelle, l’inadéquation entre dynamique culturelle et forme institutionnelle. Selon lui, les systèmes et les institutions qui se sclérosent sont condamnés à disparaître afin qu’une culture nouvelle puisse voir le jour :

« Quand Foucault parle des épistémès, c’est-à-dire des grandes tendances qui caractérisent l’époque, il montre bien qu’il y avait l’épistémè antique, médiévale, de renaissance, et ensuite, l’épistémè moderne, dont il fait l’analyse. Ces époques durent plusieurs siècles, et Foucault montre qu’on assiste actuellement à la fin de l’épistémè moderne et que nous sommes au début de ce qui pourrait être "la postmodernité".
De ce qui, faute de mieux, va être appelé "la postmodernité", parce qu’on n’a pas encore de mot pour décrire ce qui est en gestation... quand on passe d’une époque à une autre, d’un épistémè à un autre épistémè, il y a toujours un moment où l’aspect institué des choses tend à continuer, à exister, même s’il n'y a plus de vraie réalité. C’est la différence en sociologie que je fais entre "l’institué" et "l’instituant"... On a des moments où il y a un vrai décalage entre ce qui est mort, mais qui existe, et ce qui est vivant et qui pousse.
»

Selon Michel Maffesoli qui souligne l’importance de l’élan vital et de l’imaginaire dans les relations sociales et celle des formes spontanées de la production culturelle qui fonde ces relations, la forme même de l’éducation moderne serait en voie d’être dépassée, se métamorphosant en une forme post-moderne qui est celle de l’initiation.

« En général, je trouve que les universités ne sont plus en phase avec la réalité sociale, avec le désir des jeunes générations... Or, ce n’est pas la première fois dans l’histoire humaine qu’une institution ne correspond plus à ce pourquoi elle a été élaborée ... Au début, le but des institutions c’était d’intégrer et de permettre qu’il y ait un pont entre la jeunesse et la vie active. Et là, actuellement, les universités remplissent très mal cette fonction de socialisation. Pour tout dire, je considère que c’est peut-être même l’idée de l’éducation qui est une idée saturée.

Quand on regarde l’histoire humaine, il y a deux formes de socialisation. Il y a
l’éducation à la base d’"educare" qui veut dire "tirer" : c’est exigeant, demandant l'autodiscipline et ça ne me paraît plus correspondre à l’esprit du temps. Et il y a une autre manière de socialiser, c’est l’initiation. Moi, je dirais que c’est l’éducation qui est moderne. L’initiation était pré-moderne et, peut-être, sera post-moderne.

Qu’est-ce que l’initiation ? L’initiation, à la différence de l’éducation, ne postule pas qu’il n’y ait rien dans l’esprit de celui qui est en face de moi, de l’auditeur. On postule qu’il y a quelque chose et que je vais accompagner, faire ressortir le trésor, en quelque sorte, de cette personne qui est en face de moi, alors que l’éducation considère qu’il y a un vide que je dois remplir, et ça ne marche plus en raison de cette différentiation : il y a une culture musicale, une culture artistique, une culture existentielle qui ne correspondent plus à la culture officielle...

Alors, si je résume, à mon avis : crise de l’éducation en général, et de l’éducation universitaire en particulier. Et puis, on peut espérer, émergence de la structure initiatique qui va prendre au sérieux les cultures spécifiques : musicales, esthétiques, existentielles. L’accent d’initiation est mis sur l’expérience et sur la vie, alors qu’actuellement, l’éducation universitaire méprise l’expérience, méprise la vie.
»


Edutiation ou iniducation ?

Convaincu que la pédagogie peut permettre à tout un chacun d'extraire les qualités qui sont enfouies en lui, le Fil d’Arès vient de créer un blog intitulé Philosophie - Initiation – Education pour partager ses idées originales sur l'éducation, enrichies par la pensée traditionnelle. Selon lui : « La philosophie classique et la voie initiatique nous donnent des outils pour cette conversion d'une éducation superficielle à une éducation globale. » A ce blog correspond une chaîne You Tube qui propose des vidéos sur les mêmes thèmes. Dans la présentation de ce blog, le Fils d’Arès écrit ceci, qui recoupe les propos de Michel Maffesoli :

« ... Les démarches pédagogiques ou éducatives que nous employons encore trop aujourd'hui ont pour base la transmission du savoir. La voie de la philosophie classique, de même que les différentes voies initiatiques, adoptent le point de vue opposé : des pratiques concrètes qui ont pour but de faire surgir ce qui était déjà présent en nous, à notre insu. Platon parle de réminiscences, c'est à dire, nous souvenir de ce que nous savons au plus profond de nous, de nos compétences cachées mais pourtant présentes.

Divers auteurs nous guident sur le chemin d'une telle éducation. Cela va des pionniers comme C.G Jung ou Mircéa Eliade, aux contemporains comme Gilbert Durand, Karlfried Graf Durckheim ou René Barbier. Pour ces penseurs, l'humanité partage un réservoir de contenus accessibles qui peuvent être considérés tour à tour comme conditionnant nos manières d'agir ou comme un potentiel de dépassement ces manières habituelles d'agir. Et c'est bien sur cette dernière acceptation que peut se baser une éducation globale, non réduite à un seul champ des productions de l'esprit humain mais les embrassant tous et reliant ainsi les contraires : esprit - matière, corps - âme, mythos - logos
. »

Pour se sensibiliser à cette approche, on peut lire La Philosophie comme pratique éducative, un des derniers billets en date où le Fils d’Arès présente la philosophie dans son acceptation première d’amour de la sagesse et d’exercice pratique qui vise une progression de l’être humain vers une dimension universelle.

Si nous cherchons à résumer les réflexions précédentes, on peut dire que l’initiation concrète, traditionnelle, fait advenir le sujet créateur à la dynamique évolutive de l’élan vital et spirituel qui l’anime et le guide. Que l’éducation abstraite, moderne, lui donne des outils conceptuels et instrumentaux qui doivent être mis au service de ce don. Et que l’éducation intégrale naît tout simplement d'une intégration de l’initiation concrète et de l’éducation abstraite dans un niveau supérieur, d'une plus grande complexité. Vaste programme !...

Peut-être faut-il créer un néologisme pour évoquer cette intégration entre initiation et éducation. Edutiation ou iniducation ? Une proposition soumise aux votes et aux avis des lecteurs du Journal Intégral, bien sur.
(A suivre...)

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