mercredi 7 novembre 2012

Eduquer au XXI ème Siècle (1)


« Quand le citoyen écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : quel monde allons-nous laisser à nos enfants, il évite de poser cette autre question réellement inquiétante : à quels enfants allons-nous laisser le monde ? » Jorge Semprun


Dans notre dernier billet, nous présentions le programme de la quinzième session de l’Université Intégrale qui aura lieu à Paris, Vendredi 30 Novembre, autour du thème : éducation et co-évolution. Ce jour-là, des personnalités venues d'horizons différents viendront partager leurs visions et actions novatrices pour accompagner la refondation du système éducatif. 

Pour Le Journal Intégral, cet évènement est l’occasion de s’interroger sur l’émergence au vingt et unième siècle d’une « éducation intégrale » qui participe à la dynamique de l’évolution culturelle. Une évolution qui remet en question les anciens modèles pour faire advenir de nouvelles formes de pensée et de sensibilité... et donc d'éducation.

Une crise systémique de civilisation

A la base de cette  réflexion, le constat largement partagé d’une profonde inadéquation entre, d’une part, l’évolution conjointe de la société et des technologies, de la culture et de la connaissance, et d’autre part, la sclérose des institutions éducatives incapables de s’adapter aux changements de mentalités et des références induits par ces évolutions. Cette inadaptation est patente tant sur le fond épistémologique et le contenu pédagogique que dans les formes institutionnelles. Ce n’est pas d’ailleurs pas un hasard si le Président de la République nouvellement élu a fait de la refondation de l’école une priorité de son action.

De plus en plus de pédagogues sont conscients du fait que le profond malaise des institutions éducatives n’est qu’un des éléments, parmi d’autres, d’une crise systémique de civilisation, à la fois cause et conséquence d'un changement de paradigme. L’éducation n’est ni une île, ni une abstraction. Elle participe d’une vision du monde qu’elle est chargée de transmettre à travers des formes définies correspondant à une époque historique et à un stade évolutif donnés.

En analysant les rapports entre épistémologie et pédagogie, nous avions déjà essayé de monter que l’évolution des visions du monde au cours du temps est synchrone à celle de la connaissance et de la pédagogie. Quand, mue par la dynamique de l’évolution culturelle, une société se transforme, sa vision du monde change aussi : un nouveau paradigme émerge, porté par des minorités créatives qui sont les vecteurs et les acteurs de l’évolution culturelle.

Force instituante et formes instituées

Dans un entretien donné à la revue en ligne Sens Public, Michel Maffesoli - sociologue/penseur inspiré de la post-modernité - analyse, avec sa sagacité habituelle, les rapports de force entre dynamique culturelle et forme institutionnelle. Selon lui, les systèmes et les institutions qui se sclérosent sont condamnés à disparaître afin qu’une culture nouvelle puisse voir le jour :

« Quand Foucault parle des épistmès c’est-à-dire des grandes tendances qui caractérisent l’époque, il montre bien qu’il y avait l’épistémè antique, médiévale, de renaissance, et ensuite, l’épistémè moderne dont il fait l’analyse. Ces époques durent plusieurs siècles, et Foucault montre qu’on assiste actuellement à la fin de l’épistémè moderne et que nous sommes au début de ce qui pourrait être « la postmodernité »

De ce qui, faute de mieux, va être appelé "la postmodernité", parce qu’on n’a pas encore de mot pour décrire ce qui est en gestation... quand on passe d’une époque à une autre, d’une épistémè à une autre épistémè, il y a toujours un moment où l’aspect institué des choses tend à continuer, à exister, même s’il n'y a plus de vraie réalité. C'est la différence en sociologie que je fais entre 'l'institué' et 'l'instituant'... On a des moments où il y a un vrai décalage entre ce qui est mort, mais qui existe, et ce qui est vivant et qui pousse. »

L'approche de Maffesoli comme celle de Foucault est relativiste : elle n'établit pas de lien de continuité entre les diverses épistémès. Dans Les mots et les choses, Foucault qualifie le passage d'une épistémè à l'autre de "discontinuité",  de "mutation", "d'évènement radical", de "rupture". L'approche intégrale est différente : selon elle, chaque  épistémè participe d'une "vision du monde" qui est l’expression ponctuelle d’une dynamique évolutive se manifestant au cours du temps à travers une montée en complexité et en intégration.

La force créatrice et instituante des minorités créatives, vecteur d'une épistémè émergente, doit toujours affronter les résistances de ces formes instituées que sont les institutions, gardiennes vigilantes et dominantes des modes de pensée et de sensibilité liés au passé. Un passé qui se trouve vite dépassé quand les solutions d’hier, devenues aujourd’hui des problèmes, sont totalement inadaptées pour relever les défis du futur.

Un Nouvel esprit pédagogique


Conscient de ce rapport de force entre force instituante et formes instituées, Le Journal Intégral s’est fait l’écho du Nouvel esprit pédagogique que l’on voit émerger dans le domaine de l’éducation à travers nombre de réflexions et d’expériences innovantes. Prenant acte de l’obsolescence et de la désuétude des institutions éducatives comme des souffrances et du malaise qu’elles génèrent, un courant instituant invente aujourd’hui des formes pédagogiques inspirées par la dynamique de l’évolution culturelle.

Le Nouvel esprit pédagogique tend à nous libérer des limitations et des impasses d’une pensée technocratique fondée sur une épistémologie réductionniste et une fragmentation disciplinaire propres au paradigme abstrait de la modernité. C’est ainsi qu’il inspire les voies nouvelles d’une vision intégrative, évolutive et transdisciplinaire fondée sur l’éveil, le développement et l’intégration de la diversité cognitive. 

Comme l’écrit Basarab Nicolescu : «  Une éducation viable ne peut être qu'une éducation intégrale de l'homme, selon la formulation si juste du poète René Daumal. Une éducation qui s'adresse à la totalité ouverte de l'être humain et non pas à une seule de ses composantes. » Cette éducation intégrale a pour but l’émergence et l’expression d’une intelligence sensible qui naît de l’intégration entre deux formes - rationnelles et relationnelles - d’épistémologie.

L'intelligence sensible est la cause et l'effet d'une conscience qui devient intégrale quand les formes abstraites – logiques, distinctives et conceptuelles – de la réflexion rationnelle traduisent et manifestent la dynamique créatrice et évolutive d’une intuition relationnelle. Dès lors, il s’agit, suivant la formule de Raoul Vaneigem, d’« accorder chez l’enfant une priorité absolue à l’intelligence sensible, à une approche où le vivant se dévoile comme mouvement de création. »

Nous ne rentrerons pas ici dans une analyse plus détaillée des rapports entre épistémologie et pédagogie, ni dans celle du Nouvel esprit pédagogique. Nous renvoyons les lecteurs intéressés aux billets précédents qui font référence à des recherches fondamentales menées par des penseurs et des pédagogues visionnaires parmi lesquels Raoul Vaneigem, Edgar Morin, Michel Maffesoli, René Barbier, Jean Biès ou Basarab Nicolescu : La poésie sera la science du futur, Epistémologie et pédagogie, Le Nouvel esprit pédagogique (1) (2) (3).  

« Refondons l’école »


Une des stratégies préférées des institutions pour perdurer malgré leur obsolescence est de faire en sorte que « tout change pour que rien ne change » selon la célèbre formule du Guépard de Lampedusa. Cette stratégie dilatoire consiste à opérer des réformes plus ou moins cosmétiques pour empêcher toute refondation véritable qui passerait par une remise en question fondamentale des conformismes intellectuels et des mimétismes émotionnels, des positions dominantes et des statuts établis.

Selon Machiavel : « Il n’est rien de plus difficile à prendre en main, de plus périlleux à diriger, ou de plus aléatoire, que de s’engager dans la mise en place d’un nouvel ordre des choses, car l’innovation a pour ennemis tous ceux qui ont prospéré dans les conditions passées... ».

Un exemple d’une telle stratégie dilatoire est celui de la grande concertation lancée début Juillet autour du thème « Refondons l’école ». Ce projet a mobilisé plus de 800 membres autour de quatre grandes thématiques : « La réussite scolaire pour tous », « Les élèves au cœur de la refondation », « Un système éducatif juste et efficace », « Des personnels formés et reconnus ». Près de 8.200 internautes ont déposé une contribution sur le site refondonslecole.gouv.fr Cette forte participation a permis d’alimenter la réflexion du comité de pilotage de la concertation qui s’est conclue par la remise d’un rapport au Président de la République, le 9 Octobre.

La lecture de ce rapport laisse hélas à penser que, pour ses auteurs, il s’agit moins de refonder l’école que de la réformer : la refondation implique un changement radical de paradigme alors que la réforme est une adaptation qui s’effectue dans le cadre du paradigme dominant et des institutions qui l’incarnent. Les auteurs de ce rapport proposent des réformes sans doute utiles, voire indispensables dans le cadre d’un paradigme totalement dépassé tout en gardant le silence sur les voies nouvelles ouvertes par l’émergence d’un nouveau paradigme.

Rien d’étonnant à cela si l’on sait que toute refondation authentique exige une créativité et une radicalité qui ne peut se développer qu’en marge des institutions établies et contre leur sclérose. Cette radicalité doit être capable d’aller à la racine de l’éducation moderne – son abstraction, son intellectualisme, son individualisme – pour la déconstruire et proposer un nouveau modèle prenant en compte les ressources cognitives de la subjectivité, déniées voire diabolisées par l’épistémologie abstraite et objective de la modernité. Ce nouveau modèle sera fondé sur l’association et la coordination de toutes les facultés cognitives au sein d’une conscience intégrative en évolution.

Tout réinventer


Nous assistons donc au spectacle tragi-comique d’une institution, consciente de sa profonde dégénérescence, qui se sait condamnée par le mouvement de l’histoire, des sensibilités et des idées, et qui joue à la refondation pour mieux faire perdurer une vision du monde totalement dépassée. Ce spectacle relève d’une imposture analysée ainsi par Edgar Morin, Stéphane Hessel et Claude Alphandéry : « A l'heure d'une crise systémique sans précédent, le pseudo-réalisme est une imposture. Ce qui est fantaisiste, c'est de penser que nous pouvons continuer comme avant. Ce qui est vraiment réaliste, c'est de vouloir tout réinventer. »

En faisant la promotion de réformes plus ou moins cosmétiques, le « pseudo-réalisme » est cette imposture qui a pour fonction essentielle de maintenir le statu quo en rejetant dans le champ improbable de l’utopie ou de la marginalité alternative, voire du sectarisme, des expériences et des pratiques novatrices qui expriment le nouvel esprit du temps. Or comme le dit aussi Michel Serres : dans le domaine de l’éducation « tout est à refaire » et « tout reste à inventer », lui qui voit « nos institutions luire d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu'elles étaient mortes depuis longtemps déjà. »

Dans une conférence prononcée en 2011, soit bien avant le rapport que nous venons d’évoquer,  le philosophe évoque ceux qui « n’ont pas pris leur retraite alors qu'ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps effacés. Enseignant pendant un demi-siècle sous à peu près toutes les latitudes du monde... j'ai subi, j'ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia, même artificiel : les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu'ils cherchent à consolider. »

Face aux mutations fondamentales des mentalités comme des technologies, il poursuit : «  sans doute convient-il d'inventer d'inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du spectacle. » 

Des rameaux de déviance

Les minorités créattives : des rameaux de déviance...

Les petits esprits se combattent alors que les grands se rencontrent. C’est ainsi qu’en phase avec Michel Serres, un trio de nonagénaires inspirés - Morin, Essel et Alphandéry - dénonce l’imposture du pseudo-réalisme pour mieux attirer l’attention sur les multiples alternatives qui visent, notamment dans le domaine de l’éducation, à inventer de nouvelles formes adaptées à l’esprit du temps : « Politique, économie, éducation, temps de vie, villes, agriculture : une multitude d'alternatives concrètes, réussies et répliquables constituent d'ores et déjà l'amorce d'une transformation profonde de la société. »

Edgar Morin qui a beaucoup réfléchi et écrit sur l’épistémologie comme sur la pédagogie, explique l’importance primordiale des pionniers qui sont autant de « rameaux de déviance » sans lesquels il n’est point de véritable refondation culturelle : «  Camus a dit que « la société sera peut-être sauvée par des petits groupes » et Gide que « le monde ne sera sauvé que par quelques-uns. » À l'époque, en 1945, je pensais que seules les masses pouvaient sauver l'humanité. Aujourd'hui, je trouve d'une grande évidence l'idée que tout commence par des petits groupes. Pour renforcer la compréhension, nous devons aider à former et relier des groupes proposant une éducation à la réforme personnelle.

La question devient donc : comment créer des groupes, des réseaux, des connexions en fonction de cette idée de la réforme personnelle, de l'esprit, des mentalités ? Une fois encore, comme souvent dans l'histoire, il faut commencer par des rameaux de déviance qui se répandent, qui irradient à travers les organisations associatives, sociales, politiques ».

L’Université Intégrale est un de ces « rameaux de déviance » où s’élaborent des pratiques et des réflexions inspirées par une nouvelle vision du monde.  Lors de sa prochaine session,  elle donnera la parole à quelques uns de ces pionniers et ces visionnaires qui, malgré tous les obstacles posés devant eux par le conformisme, inventent des formes pédagogiques et éducatives qui expriment aujourd'hui la dynamique évolutive de la vie/esprit.

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