vendredi 7 décembre 2012

Education + Initiation = Développement Intégral


L’humanisme classique a défini l’homme de façon beaucoup trop étroite : il l’a défini comme être pensant au lieu de le définir comme être vivant.  Claude Levi-Strauss


En écho à la journée du 30 Novembre consacrée par l’Université Intégrale aux initiatives novatrices dans le domaine de l’éducation, nous avons proposé une série de billets dont il ressort un certain nombre de réflexions qui font consensus parmi les observateurs les plus éclairés. Dans ce billet, nous tenterons de proposer une rapide synthèse de ces réflexions pour tous ceux qui explorent et inventent dès aujourd’hui les voies novatrices à l'origine des institutions de demain.

Le nouveau paradigme en train d’émerger complète l’abstraction de la démarche éducative par la sensibilité de la démarche initiatique. En associant rationalité abstraite et intuition holiste au sein d’une « intelligence sensible », le nouveau paradigme intègre ces deux projets complémentaires que sont l’éducation et l’initiation dans un projet de civilisation fondée sur l’évolution de l’être humain.

1 – L’éducation, miroir d'une civilisation

L’éducation est le miroir à travers lequel une civilisation se reconnaît, s’affirme et se pérennise en transmettant ses valeurs et sa vision du monde. Cette transmission est formation, au sens littéral, c'est-à-dire mise en forme des consciences selon une vision du monde et une culture correspondant à un stade évolutif donné. Ce lien organique et essentiel entre éducation et civilisation fait qu’il est absurde et impensable de vouloir refonder l’éducation sans inscrire cette refondation dans un nouveau projet de civilisation.

2 –  Une mutation fondamentale

La crise de l’éducation n’est que le reflet spectaculaire d’une crise de civilisation, bien plus profonde, qui se manifeste aujourd’hui de manière systémique à travers tous les aspects - personnels et collectifs, culturels et sociaux - de la vie humaine. Michel Serres parle d’une «  crevasse si large et si évidente que peu de regards l'ont mesurée à sa taille, comparable à celles visibles au néolithique, à l'aurore de la science grecque, au début de l'ère chrétienne, à la fin du Moyen Age et à la Renaissance ».

 Edgar Morin évoque, quant à lui : « une grande métamorphose, aussi profonde et multidimensionnelle que celle que l’humanité a connu quand elle est passée de la préhistoire aux sociétés historiques. »

Pour RaoulVaneigem : «  Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille. Une mutation comparable à l'invention de l'outil, qui produisit jadis le travail d'exploitation de la nature et engendra une société composée de maîtres et d'esclaves ».

Selon Patrick Viveret : « Nous sommes à la fin du cycle des temps modernes qui furent marqués par ce que Max Weber, d'une formule saisissante, avait caractérisé comme "le passage de l'économie du salut au salut par l'économie » 

3 –  Un changement de paradigme

Observée par tous les penseurs attentifs et intuitifs, cette mutation fondamentale - qualifiée par certains d'anthropologique - transforme en profondeur les mentalités et les comportements, les organisations et les institutions. Ceci explique pourquoi la crise profonde qui frappe l’éducation ne peut être résolue par les institutions actuelles dont le philosophe Michel Serres dit qu’elles luisent «  d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu'elles étaient mortes depuis longtemps déjà. »

Le pseudo-réalisme qui inspire des pseudo-réformes n’est qu’une stratégie dilatoire , illusoire et cosmétique, destinée à faire perdurer un modèle à l’agonie à travers des « rapetassages qui déchirent encore plus le tissu qu'ils cherchent à consolider. » On ne peut en effet, comme le dit Einstein, résoudre un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré.

Toute réflexion concernant l’éducation doit trouver sa source dans la prise de conscience de cette mutation fondamentale qui implique un changement de paradigme Refonder l’éducation c’est inscrire un projet pédagogique dans un projet évolutif de civilisation qui remet l’homme au cœur de la société et la dynamique créatrice de la vie/esprit au cœur de l’humain.

4 - Une réforme intérieure


Graphisme de Vincent Curien

Il y a plus de vingt ans, Edgar Morin définissait dans le magazine Nouvelles Clés la mutation intérieure que nous sommes en train de vivre : « La seule chose que je crois, c'est que la révolution salutaire ne pourra pas venir uniquement de l'extérieur, c'est à dire par des réformes d'institutions, par des changements économiques et politiques.

La mutation viendra aussi de l'intérieur, et sans doute à deux niveaux : d'abord par ce que j'appelle la réforme de la pensée, qui consiste à penser de manière plus complexe et plus riche, plus adéquate, moins mutilée; et deuxièmement par une réintériorisation de l'existence humaine qui cessera de s'agiter dans tous les sens uniquement en fonction des conquêtes extérieures, de plus en plus artificiellement stimulées et surexcitées.

Je mets donc comme condition à la sortie de l'agonie une réforme intérieure, dans les deux sens du terme : l'un beaucoup plus réflexif et intellectuel, l'autre beaucoup plus intériorisé, dans le sens de la vie de l'âme, pour employer ce mot entre guillemets, bien qu'il corresponde à une réalité profonde." (Entretrien repris dans Nlles Clés n°58, Spécial : 20 ans d'entretiens visionnaires)

5 – Une réforme cognitive

L’ancien paradigme était fondé sur une rationalité instrumentale qui a inspiré le modèle utilitariste de l’Homo Oeconomicus et celui, prométhéen d’une toute puissance technologique. La mutation que nous vivons fait émerger un nouveau paradigme fondé sur une conscience intégrale qui participe à la dynamique évolutive, créatrice et intégrative, de la vie/esprit.

Pour Edgar Morin : «  La voie pédagogique serait celle d'une réforme cognitive qui permettrait de relier les connaissances, plus que jamais morcelées et disjointes, afin de traiter les problèmes fondamentaux et globaux de notre temps

Le paradigme émergent refuse le terrorisme intellectuel fondé sur l'hégémonie d'une pensée abstraite pour affirmer une multiplicité d’intelligences et une diversité cognitive qui prennent en compte toutes les ressources - corporelles, émotionnelles, intellectuelles et spirituelles - de l’être humain. L’avènement d’une conscience intégrale passe par le développement d’une "intelligence connective "à la fois sensible, intuitive et collective.

6 -  Une réforme de l'esprit

La réintériorisation de l’existence constitue, selon Morin, le second aspect de la réforme intérieure : «  L'idée d'une réforme de la connaissance, d'une réforme de la pensée, est une idée que je propose depuis longtemps. C'est le projet que l'on retrouve dans La Méthode. Mais je suis de plus en plus convaincu qu'il faut à présent parler d'une réforme de l'esprit (au sens de mind), d'une réforme de "quelque chose" de plus profond, de plus personnel, de plus subjectif : c'est-à-dire, finalement, une réforme de l'être, de nous-mêmes. » (Transversales Science/Culture : La réforme de la pensée suppose une réforme de l'être)

La voie de l’éducation fut celle de l’individualisme abstrait qui s’extrait de l’indifférenciation pour affirmer sa singularité individuelle. Issu du latin ex-ducere « guider hors de », l’éducation renvoie à un processus d’abstraction dont l'étymologie (abstrahere, « tirer hors de ») exprime la séparation entre l’individu et son milieu de vie. Par une médiation intellectuelle séparant de manière abstraite la sensibilité du sujet de ses objets d’attention, l’éducation transforme le milieu de vie en environnement à maîtriser et à dominer.

Le problème, comme le dit Claude Levi-Strauss c’est que «  L’humanisme classique a défini l’homme de façon beaucoup trop étroite : il l’a défini comme être pensant au lieu de le définir comme être vivant ». C’est pourquoi le projet éducatif qui se réfère à la raison de l’être pensant doit être complété par un projet initiatique qui se réfère à la sensibilité de l’être vivant.

Si l’éducation insiste sur le savoir abstrait comme moyen de maîtriser le monde, l’initiation se réfère à la connaissance comme mode sensible de participation à celui-ci.  Une authentique co-naissance qui est participation intérieure - à la fois intuitive et instinctive - de la subjectivité à son milieu de vie. Dérivée de initium (« début ») lui-même de ineo (« aller dans »), l’initiation est une voie vers la profondeur créatrice et spirituelle, là où l'éducation (ex-ducare) peut être considérée comme un chemin vers l'extériorité objective.

La profondeur de l'initiation est celle d'une sensibilité organique et d'une intuition holiste qui tissent le lien homéotélique entre chaque partie et la totalité dont elle est membre. En recentrant la vie humaine sur la richesse intérieure, le processus initiatique est au cœur de cette réintériorisation de l’existence évoquée par Edgar Morin.

L’intégration de l’éducation et de l’initiation est au coeur d'un projet de civilisation fondé sur le développement intégral de l’être humain. Durant ce processus d’individuation, la conscience se développe à travers des stades de développement successifs en intégrant les éléments du milieu - naturel, humain et culturel- où elle évolue. A un certain moment de ce processus évolutif, le développement humain doit dépasser le stade du mental pour participer, au-delà des limites de l’ego, aux états supérieurs de conscience et aux étapes les plus élevées de l’évolution spirituelle.

7 –  Un nouveau monde


Il existe une profonde relation, à la fois systémique et dialectique, entre la réforme intérieure propre à chaque individu et un projet de civilisation qui concerne la collectivité. Aucun nouveau projet de société ne peut advenir sans réforme intérieure comme toute réforme intérieure doit être étayée et nourrie par la vision partagée d'un projet de société. Tel est le nouvel horizon d'une véritable politique intégrale qui place au coeur de son projet la dimension évolutionnaire de l'être humain.

Portée et inspirée par un tel projet de civilisation, une dynamique de régénération se manifeste aujourd’hui à travers une constellation d'initiatives et de pensées qui sont en train de faire émerger un nouveau monde. Selon Raoul Vaneigem : « À l'abri des médias qui font métier de l'ignorer, une société vivante se construit clandestinement sous la barbarie et les ruines du Vieux Monde. Il n'est pas inutile de montrer de quelle façon elle se manifeste et comment elle progressera ».

Pour confirmer et documenter ces propos, on notera la parution ces jours-ci du livre de Bénédicte Manier intitulé Un million de révolutions tranquilles. Anne-Sophie Novel présente ici cette forme d'encyclopédie des alternatives citoyennes qui « offre un survol riche et passionnant des actions menées par les pionniers de la transition vers une société plus participative, solidaire et humaine ».

8) Le vivier du futur

Edgar Morin est un des meilleurs observateurs et analystes de cette dynamique de régénération qui fut au cœur de toutes les grands projets de civilisation : «  L'Histoire humaine a souvent changé de voie. Tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent invisible aux contemporains... Aujourd'hui, tout est à repenser. Tout est à recommencer. Tout en fait a recommencé, mais sans qu'on le sache. Nous en sommes au stade de commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d'initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie.  

Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n'en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Il s'agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier, et de les conjuguer en une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la voie nouvelle, laquelle nous mènerait vers l'encore invisible et inconcevable métamorphose. Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut nous dégager d'alternatives bornées, auxquelles nous contraint le mode de connaissance et de pensée hégémoniques...» (Eloge de la métamorphose)

9 –  Un courant d’innovation

Dans le domaine de l’éducation, comme dans tant d’autres domaines, un vaste mouvement d’innovation, vecteur de nouvelles valeurs, élabore le nouveau monde en train d’émerger. Billet après billet, avec d’autres, Le Journal Intégral essaie de rendre visible cette mutation des mentalités encore invisible à ceux qui n’y participent pas.

Fondée sur une approche à la fois globale et systémique, dynamique et inclusive, une nouvelle vision du monde anime les innovations pédagogiques et éducatives comme elle participe à l’émergence de formes novatrices dans le domaine de l’épistémologie et de l’organisation sociale, des représentations culturelles et de l'économie psychique.

Dans un précédent billet sur le Nouvel esprit pédagogique, nous avions déjà présenté quelques unes de ces initiatives novatrices dans le domaine de l’éducation. L’Université Intégrale, lors de sa dernière journée, autour du thème Education et Co-écolution a invité nombre de pionniers qui explorent des pistes innovantes en ce domaine. Parmi ces invités, Antoniella Verdiani vient d’écrire un livre - Ces écoles qui rendent les enfants heureux -  où elle décrit avec précision un courant novateur à l’origine d'expériences diverses et de réflexions originales.

Après avoir mené, dans le cadre de l’université Paris 8, une recherche de doctorat sur l’éducation intégrale à Auroville, Antoniella Verdiani a travaillé durant plus de dix huit ans à l'UNESCO, où elle était responsable des questions d'éducation. Auteur du blog Eduquer à la joie, cette docteur en science de l’éducation, actuellement consultante et formatrice, est la fondatrice du collectif Printemps de l'éducation, constitué de représentants de la société civile en France et à l'étranger et qui a pour objectif l'organisation de rencontres entre les acteurs du changement en matière d'éducation.

10 –   Des pédagogies alternatives

Dans la présentation de son ouvrage, Antoniella Verdiani décrit la mutation qui se manifeste dans le domaine de l’éducation et de la pédagogie à travers une foisonnement d’initiatives et d’expériences : «  En France et dans le monde entier, des initiatives éducatives novatrices naissent tous les jours. De plus en plus d'écoles publiques ou privées, à la maison, à la ferme, en communauté, autogérées, démocratiques, ouvertes, libertaires, osent aujourd'hui se détourner d'une conception de l'éducation imposée par les institutions.

Partout, des gens s'organisent pour trouver des alternatives au système éducatif actuel : des enseignants qui aiment leur métier et qui, au sein de l'école publique, tentent des expériences épanouissantes; des parents qui se fédèrent pour créer des écoles dans leur village, des mères qui enseignent leurs savoir-faire traditionnels au sein de l'école de leurs enfants...

Des jeunes aussi, qui inventent de nouvelles façons de s'éduquer par l'autoformation ou l'apprentissage par les pairs, comme à la Brockwood Park School en Angleterre ou à Last School à Auroville, en Inde, où ils décident librement d'étudier les matières qu'ils aiment, sans se préoccuper de notions d'évaluations, d'examens ou de niveau scolaire.

Ainsi, naissent des mouvements et des courants nouveaux, basés sur des pédagogies alternatives. Si certaines d'entre elles - quoique mal connues - sont relativement familières, comme les pédagogies Steiner, Montessori ou encore Freinet, d'autres se développent et sont à découvrir, comme celle de l'éducation lente (la "Slow School" ou la pédagogie de l'escargot), de l'éducation démocratique inspirée par les idéaux libertaires (EUDEC, Aero, etc.), de l'école à la maison ou de l'instruction en famille. 

Ce livre, richement documenté, propose un tour d'horizon de toutes ces initiatives éducatives innovantes, en détaillant à la fois la spécificité et l'originalité de chacune d'elles. Conçu de manière pratique, il fournit aux parents, citoyens et enseignants des informations et références pour découvrir des écoles qui replacent l'enfant et son épanouissement au coeur du processus éducatif. »

Au fur et à mesure qu'émerge une nouvelle vision du monde, les anciennes formes d'éducation s'écroulent avec les institutions qui les incarnaient, alors que s'inventent des formes novatrices qui intègrent projet éducatif et trajet initiatique dans un processus de déloppement intégral.

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