vendredi 25 janvier 2013

Expert et Visionnaires (3) La fin d’un monde


Le vrai sens historique est le sens prophétiquement visionnaire, explicable à partir de la profonde et infinie corrélation qui lie le monde tout entier. Novalis 


Avertissement au lecteur. Ce billet fait partie d’une série intitulée Experts et Visionnaires où nous analysons la façon dont la société peut effectuer le saut évolutif qui conduit du stade mental/rationnel au stade intégral. La lecture des deux billets précédents est donc fortement recommandée pour mieux comprendre celui-ci 

La période de mutation que nous vivons est perçue par Edgar Morin ou Michel Serres comme un équivalent de celle vécue par l’homme durant le néolithique, au début de la civilisation. Pour comprendre notre situation actuelle, il faut donc se replacer dans le temps long de l'évolution en se libérant de la tyrannie du court terme et des œillères de la spécialisation. Il faut développer une écoute sensible de la dynamique évolutive qui s'exprime aujourd'hui à travers des formes de pensée, de sensibilité et d’organisation correspondant au nouvel esprit du temps.

Il faut déconstruire l'idéologie morbide du "réalisme" qui n'est rien d'autre qu'une soumission à ce réductionnisme technocratique et dominant qui castre l'homme de son essence spirituelle comme de son pouvoir créateur. Et ce afin d'intensifier les qualités du visionnaire que sont la profondeur, l'imagination et la grandeur. Là où l’ancien modèle technocratique considérait La politique comme une recherche de solutions techniques, le modèle émergent considère Le politique comme un art visionnaire : une manière de vivre et de vibrer ensemble, inspirés par un projet commun et un imaginaire partagé dans lesquels se reconnaît la conscience collective en évolution.

D’où le remplacement programmé de l’expertise technocratique - produit d’une épistémologie rationnelle et distinctive - par une vision intégrale, issue d’une épistémologie relationnelle et connective. Voici donc venu le Temps des Visionnaires dont la conscience inspirée participe à " la profonde et infinie corrélation qui lie le monde tout entier" selon Novalis.

L’intériorisation de la technique

Par une mystérieuse synchronicité due sans doute aux mânes du poète, nos trois derniers billets contenaient une citation de Victor Hugo susceptible de nous inspirer aujourd’hui. Ce qui prouve bien la vitalité et la puissance visionnaires d’Hugo évoquées avec talent par Annie Le Brun dans un article du Monde. Selon elle, le débat politique aujourd’hui, à droite comme à gauche, est prisonnier d’un modèle technocratique qui fait référence à une conception quantitative et comptable du monde comme de l’être humain.

Ce modèle dominant étouffe toute forme de vision novatrice, interprétée comme une utopie illusoire. Mais en fait, derrière cette incitation au réalisme, se cache le masque mortuaire de la soumission et de la résignation. Selon Annie Le Brun : «  … de la droite à la gauche, il ne fait désormais aucun doute qu'il n'y a pas d'alternative à une crise, permettant de justifier toutes les conduites d'acceptation, voire de soumission, pour finalement ne s'occuper que de gérer une situation calamiteuse que, par là même, on travaille à installer. 

De toute façon, voilà longtemps que rien n'est venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour un peu plus ce mode d'asservissement tranquille, que dans les dernières décennies une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie.

Du coup, le politiquement correct se porte aujourd'hui avec le cynisme à la boutonnière, tandis que, du côté des arts, un consternant réalisme s'est imposé en toile de fond… Et la seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance, depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel. » (Victor Hugo maintenant ! Annie Le Brun. Le Monde. 10.03.12)

Une mécanique sans âme

Intériorisation de la technique, démarquage du domaine sensible, confusion entre radicalité et rationalité, asservissement tranquille, consternant réalisme, haine de l’utopie : en quelques mots inspirés, Annie Le Brun déconstruit l’idéologie technocratique qui, sous couvert de « réalisme », castre l’homme de la puissance vitale et vivifiante de sa sensibilité et de son imaginaire.

Comme son frère jumeau, le réalisme socialiste, ce réalisme technocratique est l’expression d’une idéologie matérialiste qui nie la force créatrice et spirituelle de l’être humain en réduisant ce dernier à une mécanique sans âme qui rouille dans ce que Marx nommait « les eaux glacées du calcul égoïste ».

Hugo à qui il était reproché "lorsque tout le monde est petit" d’avoir "la manie de "faire grand" apparaît comme un visionnaire en avance sur son temps quand il critique l’économisme au cœur de la pensée technocratique : "Vos problèmes économiques sont une des glorieuses préoccupations du XIXe siècle. (...) Supposons-les résolues. Voilà le bien-être universel créé, progrès magnifique. Est-ce tout ? (...) Vous me faites horreur avec votre ventre satisfait" (Proses philosophiques). 

Tout se tient et, de ce fait, tout peut changer

Victor Hugo

Dans Fonction du poète (Les rayons et les ombres, 1840) Hugo décrit la dimension visionnaire -  quasi-prophétique - du poète qui anticipe les faits parce qu’il participe de manière intuitive au mouvement intérieur qui leur donne naissance : Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies ; / Les pieds ici, les yeux ailleurs / C’est lui qui sur toutes les têtes, / En tout temps, pareil aux prophètes, / Dans sa main, où tout peut tenir, / Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue, / Comme une torche qu’il secoue,  / Faire flamboyer l’avenir...

Au sujet des qualités de Hugo qui sont celles de tous les visionnaires, Annie Le Brun écrit ceci : « la "profondeur ", "l'imagination" et la "grandeur", qu'il évoque à propos de Shakespeare, auront chez lui pareillement déterminé l'ampleur de ses vues, avec la certitude que tout se tient et que, de ce fait, tout peut changer. Car telle est, indissociable de son génie poétique, ce qu'on se sera jusqu'à aujourd'hui tant efforcé d'occulter, cette prodigieuse capacité de refuser ce qui est pour se projeter dans ce qui n'est pas… »

C’est la capacité de refuser ce qui estnotamment le pouvoir affairiste et dictatorial de Napoléon III, le petitqui permet à Hugo de se projeter dans tout ce qui n’est pas, en revendiquant l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes, en condamnant la peine de mort, en dénonçant les relations entre crime et misère, en prônant la démocratisation de l’instruction, l’amélioration des salaires et des conditions de travail, en affirmant la nécessite d’un système de protection sociale et de protection de l’enfance, en prenant la défense des nationalités opprimées, en promouvant l’idéal d’une République universelle et en annonçant les Etats-Unis d’Europe.

Sans doute y’a-t-il du vieil Hugo aujourd’hui chez Edgar Morin - le lyrisme en moins mais la précision en plus – lui qui fait ressurgir la figure du vieux sage en clamant, comme le poète, que tout se tient et que tout peut changer pourvu que notre mode de pensée se transforme pour faire face à « une grande métamorphose, aussi profonde et multidimensionnelle que celle que l’humanité a connu quand elle est passée de la préhistoire aux sociétés historiques. »

Une réforme intérieure

Edgar Morin

Comme Hugo fût le prophète assumé d’une modernité humaniste, sociale et spirituelle, Morin est aujourd’hui celui d’une conscience planétaire fondée sur une pensée complexe qui inspire une politique de civilisation. Héraut d’une complexité qui refuse le réductionnisme et la spécialisation mortifères dans lesquels se noient la pensée moderne, Edgar Morin a très longtemps été méprisé en France aussi bien par l’élite universitaire que par le monde politique jusqu’à ce que les médias le découvrent et s’en emparent en le réduisant trop souvent à une icône patrimoniale qui désamorce la charge subversive contenue dans son œuvre. 

Car la métamorphose évoquée par Morin nécessite une remise en question radicale du paradigme dominant en vue d’« une réforme intérieure, dans les deux sens du terme : l'un beaucoup plus réflexif et intellectuel, l'autre beaucoup plus intériorisé, dans le sens de la vie de l'âme...» La perspective systémique d’Edgar Morin est celle d’une interdépendance et d’une correspondance entre tous les éléments d’une totalité complexe, formée de matière, de vie et de conscience. Définie par Novalis comme « la profonde et infinie corrélation qui lie le monde tout entier », cette totalité complexe inspire à celui qui est à son écoute le vrai sens historique c'est à dire le sens prophétiquement visionnaire.

Comme tous les visionnaires, Edgar Morin est un porte parole qui fait écho à un courant profond de la conscience collective. Dans un entretien réalisé en 1988 pour le magazine Nouvelles Clés, Edgar Morin s’interrogeait : « Comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité ? Par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. C'est cette jonction qui fait les grands mouvements. Il faut espérer que quelque chose de cet ordre va se produire... » 

L’équivalent du Néolithique

La voix d’Edgard Morin participe d’un chœur qui regroupe nombre de consciences éclairées, inspirées et connectées au profond courant évolutif de la conscience collective. Toutes nous avertissent du défi inédit que doit aborder aujourd’hui l’humanité. Il en est ainsi de Marc de Smedt et Patrice Van Erseel, fondateurs du magazine Nouvelles Clés, l’organe officieux des « créatifs culturels » (devenu aujourd’hui Clés après son rachat par Jean-Louis Servan-Schreiber). Dans leur dernière chronique, intitulée Chaque catastrophe est une fin du monde, les deux journalistes/auteurs écrivent ceci : 

- Patrice Van Erseel : « Il y a vingt-cinq ans, j’étais persuadé que nous vivions une nouvelle Renaissance – avec des jaillissements créatifs, mélangés à de sombres horreurs, tout comme aux XVe et XVIe siècles. Aujourd’hui, je suis convaincu par Michel Serres, quand il nous dit que c’est bien plus important que ça : nous vivons, dit-il, l’équivalent du Néolithique, c’est à dire l’invention de l’agriculture et de l’écriture, donc de la civilisation... ». 

Et Marc de Smedt de lui répondre : « Nous nous situons à un moment incroyable de l’histoire, où tout le savoir passé et présent du monde est à notre disposition et disponible pour tous, où nos conneries diverses nous ont menés au bord du gouffre, où nous avons sali et abîmé notre maison, la terre, de façon inimaginable pour des gens soit disant sensés et civilisés, bref, un moment où l’humanité, avec ses potentialités inouïes doublées de sa sottise incommensurable, se trouve en face du plus grand défi de son histoire consciente. Que va-t-il se passer ? À nous de le dire et de l’inventer… ». 

La guérison du monde

Dans son dernier ouvrage, La guérison du monde, Frédéric Lenoir pose le même diagnostic en proposant des voies de guérison : « L'homme est-il seulement un Homo Œconomicus ? Notre monde est malade, mais la crise économique actuelle, qui polarise toutes les attentions, n'est qu'un symptôme de déséquilibres beaucoup plus profonds. La crise que nous traversons est systémique : elle touche tous les secteurs de la vie humaine. Elle est liée à des bouleversements de nos modes de vie sans doute aussi importants que le tournant du néolithique, lorsque l'être humain a cessé d'être nomade pour devenir sédentaire. On assista alors à un changement radical du rapport de l’homme à lui-même et au monde, dont nous sommes les ultimes héritiers.

Il existe pourtant des voies de guérison. En m'appuyant sur des expériences concrètes, je montre l'existence d'une autre logique que celle, quantitative et mercantile, qui conduit notre monde à la catastrophe : une logique qualitative qui privilégie le respect de la Terre et des personnes au rendement ; la qualité d'être au « toujours plus ». Je plaide aussi pour une redécouverte éclairée des grandes valeurs universelles - la vérité, la justice, le respect, la liberté, l'amour, la beauté - afin d'éviter que l'homme moderne mû par l'ivresse de la démesure, mais aussi par la peur et la convoitise, ne signe sa propre fin... 

Aujourd’hui, ce n'est pas la fin du monde que nous connaissons, mais la fin d'un monde, celui fondé sur la prééminence du cerveau rationnel et logique par rapport au cerveau émotionnel et intuitif, sur l’exploitation mercantile de la nature, sur la domination du masculin sur le féminin.

Frédéric Lenoir exprime sa conviction que l’humanité peut dépasser cette crise planétaire par une profonde transformation de nos modes de vie et de pensée : rééquilibrage du masculin et du féminin, passage de la logique du « toujours plus » à celle de la « sobriété heureuse », de l’égoïsme à la communion, de l’état de spectateur passif à celui d’acteur responsable... Au-delà des rafistolages provisoires d’une pensée et d’un système à bout de souffle, une immense révolution est en marche : celle de la conscience humaine. 

Le Temps des Visionnaires

Le chœur des consciences informées et éclairées est unanime : il ne s’agit plus de rafistoler un système agonisant à coup de petites recettes spécialisées mais d’envisager l’ampleur d’une mutation anthropologique qui modifie notre conscience en transformant nos modes de vie et de pensée. Face à la pression des dangers qui la menace, l’humanité est condamnée à la radicalité, c'est-à-dire à la profondeur. Une profondeur qui, nourrie des connaissances et des sagesses traditionnelles, les associent et les intègrent à l’héritage moderne de l’autonomie individuelle, de la pensée critique et du progrès technique.

Les solutions parcellaires et superficielles des experts apparaissent aussi bien dépassées que déphasées face à la prise de conscience collective de cet immense défi. C’est ainsi que l’ère des technocrates se termine dans les soubresauts mortifères d’une crise systémique qu’ils sont incapables de percevoir, aveuglés qu’ils sont par une pensée microscopique qui colle aux apparences comme la mouche à la fenêtre.

Gageons qu’ils s’agripperont au pouvoir jusqu’au dernier moment, préférant sombrer en première classe avec le Titanic plutôt qu’inventer des vaisseaux aptes à naviguer grâce à l’intelligence connective sur les flux interconnectés du nouveau monde. Même si le fantôme de la technocratie hantera encore longtemps notre conscience collective, voici venu le temps des visionnaires.

A la superficialité des réponses toutes faites, ces derniers préfèrent la profondeur des remises en question. A l’étroitesse de la spécialisation, ils préfèrent la grandeur de l’inspiration. Au squelette de la raison instrumentale, ils préfèrent le souffle vivant de l’imagination. Profondeur, grandeur et imagination - ces qualités du visionnaire - permettent de replacer la situation actuelle de l’humanité dans le continuum d’un temps long qui est celui de l’évolution.

Les visionnaires perçoivent les apparences formelles comme l’expression ponctuelle et transitoire d’une force évolutive à laquelle ils participent de manière intuitive. En utilisant les cartographies récentes du développement humain, ces pionniers voient la crise systémique que nous vivons comme une crise évolutive qui devrait permettre à l’humanité, si elle s'en donne les moyens, de passer à une nouvelle étape de son évolution.

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