vendredi 1 avril 2016

Les Visionnaires


"Au-dessus de l'époque même, bien que coexistant avec elle, certains esprit font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient." Roger-Gilbert Lecomte 


Les Visionnaires sont le cœur battant du développement humain. Qu’on les nomme poètes, artistes, sages, savants, créateurs, leaders, penseurs, leur sensibilité extralucide perçoit, à travers la maille aveuglante des évidences, le présent tel qu’il est et l’avenir tel qu’il se dessine. 

Le Visionnaire se libère des évidences en s’abandonnant à une inspiration qui transfigure les mots d’ordre en mots de passe. S'il est la voix d’une complexité indicible c'est que sa vision est tissée de mille liens invisibles. Car il n’est d’intelligence que collective et de sensibilité qu’organique : toute expression qui se croit originale a en fait pour origine le génie commun propre à une collectivité humaine, dont elle est une formulation singulière. 

Le Visionnaire vit à hauteur d’une inspiration qu’il puise dans cette conscience collective liée à une communauté d’âme et d’esprit. Sa vie, sa parole, ses textes sont l’expression d'un contexte à la fois humain et naturel, culturel et spirituel dont il est le traducteur singulier et l’interprète emblématique. 

Profondément impliqué dans le mouvement évolutif de l’époque, le Visionnaire est habité par une présence qui impressionne les voix du futur. Il ne se contente pas d’inventer des voies nouvelles : sa lucidité éclaire un présent hanté par un passé dont il exorcise les ombres. 


Aventurier, transgresseur d’orthodoxie, profanateur des habitudes, explorateurs de contrées inconnues, le Visionnaire incarne l'avenir, animé par la puissance créatrice de son intuition. Sa devise  est celle de Sénèque : "Ce n’est pas parce que c’est impossible que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas que c’est impossible". 

Beaucoup de ceux que le sociologue Talcott Parsons nomme les « Marginaux Centraux » ont été montrés du doigt par leur époque, parfois persécutés pour crime d'intensité contre le conformisme ambiant, avant d’être reconnus, souvent après leur mort, comme des figures incontournables. 

Leur chemin suit toujours les trois étapes à travers lesquelles passe toute vérité selon Schopenhauer : "D’abord elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence". Nombre d'entre eux ont anticipé la crise évolutive que nous traversons ainsi que la mutation profonde, à la fois anthropologique et culturelle, dont elle est la manifestation.

Le visionnaire c’est Nelson Mandela déclarant lors de son investiture à la présidence de l’Afrique du Sud : "C’est notre lumière, pas notre obscurité qui nous effraie le plus. Nous nous demandons : qui suis-je pour être brillant, merveilleux, talentueux, fabuleux ? En fait, qui sommes-nous pour ne pas l'être ? Jouer petit ne sert pas le monde." 

C’est Charles de Gaulle, guidé par une certaine idée de la France, qui refuse le conformisme de la résignation pour tracer un autre destin par la force du courage et de la volonté. 

C'est Martin Luther King faisant pour la minorité noire un rêve qu'il paya de sa vie. 

C'est Gandhi brisant l'hypnose de la violence mimétique en démontrant la puissance créatrice de l'esprit face au pouvoir dominant : " Vous devez être le changement que vous désirez voir dans le monde". 

C’est le poète et résistant René Char pour qui "ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience". Il nous faut donc "agir en primitif et prévoir en stratège" dans "un monde à l’agonie qui s’obstine à parer son crépuscule des teintes de l’aube de l’âge d’or". 

C’est Antonin Artaud dont le cri se fait imprécation contre le fétichisme de l'abstraction et dont les avertissements sont d'une furieuse actualité : "La poésie que vous ne mettez pas dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables; et jamais on aura vu tant de crimes dont la bizarrerie gratuite ne s'explique que par notre impuissance à posséder la vie."

C’est Arthur Rimbaud, archétype du poète visionnaire : "Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ". 

C’est Georges Bernanos - écrivain catholique et inspiré - qui affirme : " On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas tout d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure".

C'est René Guénon, grand penseur de la Tradition, qui considère notre époque comme une exception : "La civilisation moderne apparaît dans l'histoire comme une véritable anomalie : de toutes celles que nous connaissons, elle est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, la seule aussi qui ne s'appuie sur aucun principe d'ordre supérieur." 

C'est André Gide nous avertissant de l'inversion des valeurs née de cette anomalie : " Dans un monde où tout le monde triche, c'est l'homme vrai qui fait figure de charlatan."

C'est Jacqueline Kelen qui s'insurge : " Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. Nous manquons de personnes qui rappellent la dimension verticale de l’humain." 

Albert Camus
C’est Albert Camus déclarant à la remise de son prix Nobel :  " Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse".

C’est Walter Benjamin qui nous avertit : "L'humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre". 

C’est Jean-François Brient qui, en exergue de son film La servitude volontaire, dit tout haut ce que beaucoup n’osent même pas penser : "Mon optimisme est basé sur la certitude que cette civilisation va s’effondrer. Mon pessimisme sur tout ce qu’elle fait pour nous entraîner dans sa chute".

C’est Michel Henry, inventeur d'une phénoménologie de la vie, qui dénonce l’emprise de la technique : "En tant qu’elle met hors-jeu la vie, ses prescriptions et ses régulations, elle n’est pas seulement la barbarie sous sa forme extrême et la plus inhumaine qu’il ait été donné à l’homme de connaître, elle est la folie. Ce n’est que peu à peu que nous prendrons la mesure de ce qu’implique dans notre monde, c’est-à-dire dans la vie des hommes, la mise hors jeu de la vie elle-même."

C’est Nietzsche, prophète de l’élan vital, qui invente une éthique pour temps de crise : " Ce qui ne tue pas rend plus fort" avec Hölderlin qui lui fait écho : "Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve". 

C'est le sociologue Max Weber expliquant le désenchantement du monde comme la conséquence du "passage d'une économie du salut au salut par l'économie". 

C’est Karl Marx qui analyse avec une féroce lucidité l’idéologie bourgeoise fondée sur le fétichisme de la marchandise : " Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce"

Raoul Vaneigem
C’est le situationniste Raoul Vaneigem considérant que, dans un monde qui se détruit, la création est la seule façon de ne pas se détruire avec lui : "Nous sommes dans le monde et en nous-mêmes au croisement de deux civilisations. L’une achève de se ruiner en stérilisant l’univers sous son ombre glacée, l’autre découvre aux premières lueurs d’une vie qui renaît l’homme nouveau, sensible, vivant et créateur, frêle rameau d’une évolution où l’homme économique n’est plus désormais qu’une branche morte… Seule la puissance imaginative, privilégiée par un absolu parti pris de la vie, réussira à proscrire à jamais le parti de la mort, dont l'arrogance fascine les résignés". 

C’est Guy Debord, son alter-ego situationniste, dévoilant les illusions de la société du spectacle : " L'économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l'économie."

C’est Kenneth Boulding qui se moque de l'économisme dominant en évoquant le caractère totalement dément d’une société qui fait de la croissance économique sa référence ultime : "Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste".

C'est le romancier Michel Houellebeq qui décrit avec minutie l'abîme existentiel et le gouffre moral de l'Homo Œconomicus, cet homme sans foi ni loi, réduit au calcul et à la satisfaction de ses intérêts égoïstes. 

C’est Henry Thoreau, ce pionnier de l’abondance frugale proclamant dans sa cabane de Walden : "On est riche de tout ce dont on peut se passer".

C’est Krisnamurti estimant que ce n’est pas un signe de bonne santé que d'être bien adapté à une société profondément malade. 

C’est Francis Blanche dont le rire jubilatoire nous indique qu’"il vaut mieux penser le changement que changer le pansement".

C’est Michel Mafessoli, arpenteur subtil d’une post-modernité née de la synergie entre la technique et l’archaïque. Celui qui sait mettre en mots et en idées l’air du temps observe que ce sont les outsiders qui triomphent toujours sur la longue durée : "l’anomique d’aujourd’hui devient le canonique de demain".

C’est Wilhelm Reich, chassé par les freudiens, traqué par les nazis puis emprisonné par l’administration américaine, redécouvrant en occident les voies d’une énergétique qui fonde, en orient, des cultures millénaires. 

Edgar Morin
C’est Edgard Morin, penseur de la complexité, qui explique comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité : par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. 

C'est Arnaud Desjardins affirmant le caractère inéluctable d'une évolution culturelle : "Le salut ne peut venir que d'un bouleversement culturel radical, totalement imprévu pour l'instant, mais qui commence à germer dans les mentalités d'innombrables hommes et femmes, emportés par le courant général dans une direction où ils ne veulent plus aller.

C’est l’anthropologue Margaret Mead affirmant le rôle primordial des avant-gardes et des minorités créatives dans l’évolution humaine : "Ne doutez jamais qu'un petit groupe d'individus conscients et engagés puisse changer le monde. C'est même de cette façon que cela s'est toujours produit".

C’est Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes de la revue Le Grand Jeu, affirmant : "Je ne reconnaîtrai jamais le droit d'écrire ou de peindre qu'à des voyants. C'est-à-dire à des hommes parfaitement conscients et désespérés qui ont reçu le mot d'ordre "Révélation-Révolution", des hommes qui n'acceptent pas, dressés contre tout, et qui, lorsqu'ils cherchent l'issue, savent pertinemment qu'ils ne la trouveront pas dans les limites de l'humain".

C'est le poète Jean Cocteau donnant au créateur le statut de pionnier et de précurseur : "Lorsque une œuvre semble en avance sur son époque, c'est simplement que son époque est en retard sur elle." 

Ce sont les Surréalistes et leurs fameux "papillons" : " Vous qui ne voyez pas, pensez à ceux qui voient."

C'est le peintre russe Kandinsky inventant un art abstrait surgi de ses pinceaux d'or pour nous apprendre à "voir l'invisible."

C’est Albert Einstein théorisant le saut de conscience qualitatif que doit effectuer l’humanité : "Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré… Il devient indispensable que l’humanité formule un nouveau mode de pensée si elle veut survivre et atteindre un plan plus élevé".

C'est son confrère, le physicien Max Planck, qui reconnaît (avec humour) dans la puissance des habitudes, l'inertie des mentalités et le conformisme des institutions les plus fortes des résistance à la dynamique de l'évolution culturelle : "La vérité ne triomphe jamais mais ses adversaires finissent par mourir". 

C'est Goethe qui, pour face à cette inertie, nous exhorte à mobiliser la puissance créatrice de l'intention et de l'engagement : " Quelque soit la chose que vous pouvez faire ou que vous rêver de faire, faîtes-le. L'audace a du génie, de la puissance et de la magie."

C'est Hegel qui lui fait écho : " On ne saurait rien attendre de trop grand de la force et du pouvoir de l'esprit."

C’est le philosophe Henri Bergson dont la pensée évolutionnaire préfigure l’alliance synthétique entre la vigueur créatrice de l’intuition et la rigueur conceptuelle de l’analyse.

C’est le physicien et philosophe Marc Halévy qui renoue le dialogue interrompu entre physique et métaphysique en évoquant une nouvelle cosmologie de l’émergence issue du paradigme de la complexité pour lequel "tout est lié" : "L'univers lui-même doit être vu comme un vaste organisme vivant où tout est dans tout, où tout est interdépendant de tout, où tout est cause et effet de tout, où tout évolue avec tout".

Sri Aurobindo
C’est Sri Aurobindo décrivant les principes d’une anthropologie évolutionnaire : "Quand nous avons dépassé les savoirs, alors nous avons la Connaissance. La raison fut une aide; la raison est l'entrave. Quand nous avons dépassé les jouissances, alors nous avons la Béatitude. Le désir fut une aide; le désir est l'entrave. Quand nous avons dépassé l'individualisation, alors nous sommes des Personnes réelles. L'ego fut une aide; l'ego est l'entrave. Quand nous dépasserons l'humanité, alors nous serons l'Homme. L'animal fut une aide; l'animal est l'entrave"

C’est son disciple Satprem, revenant de l’enfer des camps, qui voit dans l’expérience vécue du dénuement absolu le paradigme d’une crise évolutive qu’il décrit ainsi : "On n’est pas dans une crise morale, on n’est pas dans une crise politique, financière, religieuse, on est dans une crise évolutive. On est en train de mourir à l’humanité pour naître à autre chose". 

C’est le philosophe américain Ken Wilber synthétisant une centaine de modèles issus aussi bien des sciences humaines de l’occident que des connaissances traditionnelles de l’orient pour cartographier l’évolution de la conscience à travers des stades de complexité et d’intégration croissantes. " La souffrance disparaît, écrit-il, lorsque l'on réalise que les parties ne sont qu'illusions et que nous sommes depuis toujours un tout".

C'est Fabrice Midal qui, face à l'empire et à l'emprise de l'utilitarisme, ose affirmer : :" Je crois que la méditation est aujourd'hui la dernière grande chance révolutionnaire pour notre temps."

Les Visionnaires ce sont, partout et toujours, ceux dont l’élan d’âme, l’acuité intellectuelle et l’inspiration créatrice nous libèrent de nos limitations en nous révélant à notre propre créativité. Ce sont tous ceux qui par leur art, leur exemple ou leur génie, nous font rêver en nous connectant aux sources vibrantes de notre propre vision. Nous leur donnons la parole, en retour, ils nous rendent plus humains, c'est-à-dire créateurs de notre destinée. 

Car, enfin, le Visionnaire c’est vous ! Si vous osez... 

Quand votre regard intérieur, s’éveillant sur un paysage de source, vous incite à déserter l’armée des ombres pour retrouver le souffle créateur - vivifiant, décoiffant, renversant - de la vie/esprit.

Ressources

Nombre de citations dans ce texte font référence à divers billets publiés dans Le Journal Intégral. Le jeu récréatif consiste à retrouver dans Le Journal Intégral les textes dont sont tirées ces citations.

Dans le Journal Intégral, une série de trois billets intitulée Experts et Visionnaires : La Docte ignorance des experts (1) Intégrer la complexité (2) La fin d'un monde (3)

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